vendredi 27 novembre 2020

"Histoires de la nuit"

 Laurent Mauvignier fait partie d'une maison d'éditions commune à beaucoup d'écrivains français d'une qualité littéraire incontestable, les Editions de Minuit,  à la couverture blanche et aux titres imprimés en bleu. Un de ses derniers romans, "Continuer" avait obtenu un grand succès, ce qui n'est pas toujours évident pour un auteur "Minuit". Dans son dernier roman de 600 pages, "Histoires de la nuit", l'intrigue ressemble à un thriller palpitant. Patrice Bergogne, un des personnages clés, vit dans un hameau composé de trois maisons. Agriculteur-éleveur, il s'est marié avec une fille de la ville, Marion, et ils ont une petite Ida. Mais, le couple ne va pas très bien. Cet homme discret et silencieux n'en revient toujours pas de la chance d'avoir rompu son célibat dans un coin de compagne peu attractif. Quand il regarde sa femme et sa fille, heureuses et complices, il se sent marginalisé : "Quelque chose le blessera, il les entendra rire toutes les deux, quelque chose le renverra à un sentiment lointain, perdu dans les brumes de son enfance, la sensation d'être exclu, surnuméraire, peut-être déjà oublié ou inutile". Ce mal-être, ce malaise, souvent provoqués par un sentiment d'humiliation, circulent constamment chez les protagonistes du roman. Marion travaille dans une imprimerie et son esprit rebelle lui attire des ennuis. Ida, leur petite fille, se refugie souvent chez leur voisine, Christine, une artiste septuagénaire, venue de Paris et en retrait de la vie sociale, se consacrant à la peinture. Elle devient un peu la grand-mère symbolique de la petite Ida. Marion doit fêter ses quarante ans et Patrice veut préparer cette fête à la perfection. Il part dans la ville la plus proche et même s'il est amoureux fou de sa femme, il fréquente une prostituée. Quand il revient chez lui, un autre surprise l'attend. Trois hommes se sont invités dans la ferme. Qui sont ces inconnus ? Que veulent-ils ? Ils semblent liés au passé mystérieux de Marion. Un huis clos éprouvant va commencer pour la famille et ces inconnus menaçants. Les deux collègues de Marion s'invitent aussi dans ce cercle infernal de la prise d'otages. Laurent Mauvignier manie le suspens avec une maîtrise implacable et la violence des personnages va crescendo jusqu'à la fin de ce règlement de comptes. Dans un article du Monde des Livres, le critique écrit : "Plus la phrase s'allonge, plus l'angoisse augmente et plus le lecteur est attentif à ses ondulations, ses changements de rythme, ses relatives et autres volutes digressives et plus, à nouveau, le suspens s'accroît". Ce roman prend les allures d'un conte noir où chacun recèle un secret honteux. Un grand roman d'une écriture somptueuse où la violence régit les comportements des uns et des autres et même la petite Ida se voit contaminée par cette pulsion pour défendre sa propre vie. A lire pour découvrir une prose proustienne au service d'une intrigue à la Hitchcock.  Un des meilleurs livres de cette rentrée littéraire. 

mercredi 25 novembre 2020

Bientôt, le bout du tunnel

 Retenons bien les leçons de notre Président hier à la télévision : oui au déconfinement à partir du 18 décembre sous conditions. Ne dépassons pas la barre des 5000 contaminés par jour. Sinon, retour à la case départ. J'ai l'impression de jouer depuis le mois de mars à un immense jeu de l'oie. Les dés peuvent mener à la case "Prison", ce que nous avons vécu pendant trois mois au printemps et à l'automne. Le virus circule comme un ennemi invisible et beaucoup de précautions devront être respectées : couvre-feu à 21 heures, déplacements limités à 20 kms pendant 3 heures, possibilité de changer de département pendant les Fêtes de Noël. Le Président a quand même compris qu'il fallait relâcher la pression sur cette règle absurde du kilomètre autour de son pâté de maisons. Sinon, la nature nous manque, les parcs et jardins, les balades au bord du lac (enfin !) aussi. Je ressentais cette envie de revoir le lac du Bourget en prétextant une course, j'ai poussé la voiture jusqu'au Viviers-du-Lac et j'ai marché dix minutes sur l'esplanade. Revoir une mouette m'a remplie d'une joie fulgurante... Enfin, je revenais à la source de cette émotion donnée par un paysage unique. Le revoir en cachette en transgressant la consigne de cette assignation à domicile m'a semblé un geste au fond un peu anodin et j'étais prête à régler une amende. Les magasins vont ouvrir leurs portes samedi et ils seront certainement bien fréquentés. Pour ma part, je préfère prendre l'air, marcher, me balader, contempler, observer ce qui m'entoure. Merci, Monsieur Le Président, vous avez perçu même au fond de votre Palais de l'Elysée que les séniors avaient besoin de se dégourdir les jambes, que les joggeurs en avaient assez de tourner en rond, que les enfants ont besoin de parcs et de jardins en ville. Les librairies vont enfin ouvrir dès samedi, les bibliothèques aussi. Les cinémas reviennent après le 18 décembre. On avait fini par oublier cette dimension culturelle dans notre quotidien : fureter dans une librairie, s'installer dans un fauteuil pour voir un film, emprunter un livre à la Médiathèque. La liberté retrouvée dans quelques jours même sous conditions va apporter un bien être certain, un meilleur moral malgré la menace permanente d'être contaminé. Notre mémoire collective sera marquée par le tragique du  virus, un repoussoir, antisocial, anti-culturel, anti-amour, anti-amitié, anti-travail et anti-vie. Vivement un vaccin terrassant ce dragon effrayant du 21e siècle !

lundi 23 novembre 2020

"Les secrets de ma mère"

 Jessie Burton, jeune écrivaine anglaise, avait écrit un roman formidable, "Miniaturiste", que l'on trouve en Folio. Son troisième opus, "Les secrets de ma mère", paru en septembre chez Gallimard, met en scène trois personnages féminins : Elise, Constance et Rose. Le roman est construit sur deux temporalités. En 1980, en plein cœur de Londres, Elise, 20 ans, d'une beauté naturelle, rencontre Constance, une trentenaire, romancière célèbre dont le premier roman va être adapté au cinéma. Connie possède un charme irrésistible et Elise l'accompagne à Los Angeles pour réaliser l'adaptation du roman. Mais, autant l'écrivaine à succès succombe à la folie de cette ville avec son milieu d'acteurs, autant Elise se sent délaissée, ignorée et commence à perdre pied. Au cours d'une soirée où sa compagne et la star du moment s'embrassent, Elise se sent trahie et comprend qu'elle n'est qu'un jouet dans les bras de Connie. Elle décide de quitter son amante par dépit, par jalousie et entreprend une relation avec son moniteur de surf.  Elle va tomber enceinte à New-York et abandonne sa petite fille la laissant aux soins de son nouveau compagnon. Trois décennies plus tard, Rose, sa fille, cherche des réponses sur sa mère. Son père lui a confié deux romans de Connie et lui révèle la liaison de sa mère avec l'écrivaine. Quels sont donc ses secrets ? Elle n'a aucune trace, aucun témoignage sur cette Elise disparue, évaporée dans la nature. La jeune fille a découvert que Constance Holden est la dernière personne à avoir vu sa mère. Connie vit à Londres, s'est retirée de la vie publique et n'a plus rien écrit. Rose trafique un CV pour se faire embaucher par l'écrivaine qui accepte de l'engager. Tout se déroule à merveille dans le rôle que joue Rose. Elle se rend indispensable dans le quotidien de Connie. Rose néglige même son compagnon pour s'investir dans sa nouvelle tache et abandonne son projet de maternité. Or, un jour, une amie de Connie découvre l'imposture de Rose et lui révèle la véritable identité de son accompagnatrice. Comment Connie va-t-elle réagir ? Ce roman explore les facettes du féminin à travers ces trois héroïnes : le rôle de l'amour, les difficultés du couple, de la maternité, de l'identité. Dès que l'on ouvre la première page, on s'installe dans le livre comme dans un fauteuil anglais, cosy et confortable à côté d'un poêle à bois et avec une tasse de thé. Jessie Burton a reçu un héritage fabuleux avec ses sœurs ainées en littérature : Anita Brookner, Iris Murdoch, Doris Lessing, Margaret Drabble, etc.  A lire sans modération... 

jeudi 19 novembre 2020

"Le bonheur, sa dent douce à la mort"

 Barbara Cassin, philosophe, philologue et académicienne, vient d'écrire une autobiographie philosophique au titre rimbaldien : "Le bonheur, sa dent douce à la mort", publiée chez Fayard. Elle a composé cet ouvrage singulier avec l'aide de son fils Victor, son confident préféré : "De l'anecdote à l'idée. Voilà ce que j'essaie de cerner dans cette autobiographique philosophique". Mais, il n'est pas question d'un entretien traditionnel. Le fil du récit se développe à un rythme trépidant et d'une vivacité communicative. L'anecdote devient l'élément déclencheur dans la mémoire de la philosophe et par ce biais original, surgissent des fragments de vie qui ont façonné la narratrice. Ses parents : "Du couple qu'ils formaient, j'ai compris deux choses qui perdurent. D'abord que, aimer, c'est ouvrir les possibles ; cela m'est revenu à chaque moment clef de vie-et-pensée". Elle raconte un souvenir de famille où elle s'est sentie particulièrement aimée quand elle s'invitait petite fille un soir à la table des convives où ses parents l'accueillaient gentiment sans la renvoyer au lit : "Trois fois, c'est l'infini. Il n'y aura pas de trop, ce ne sera jamais trop. Voilà ce que j'ai appris de ma famille et que, je l'espère, j'ai transmis à la mienne". Barbara Cassin avoue avec une franchise détonante qu'elle préfère le mensonge à la vérité surtout dans les relations humaines et nie la logique absolutiste du "UN". Elle aime le relativisme, la multiplicité, l'éclectisme. Car son récit, semé d'anecdotes, rebondit sans cesse sur des considérations philosophiques. C'est son métier, la philosophie. Le texte ne peut pas évacuer cette dimension. Ses rencontres avec René Char, Heidegger, Lacan, Mandela, Homère, Platon,  montrent le goût de l'autre, des idées, des univers différenciés. Elle livre une de ses pensées essentielles : "C'est pourquoi politique et esthétique sont liées à mes yeux. La culture, ça s'apprend. La beauté du monde, ça s'apprend aussi. S'il existe un devoir politique, c'est de les enseigner, c'est à dire d'ouvrir des possibles". Elle relate avec délicatesse la fin de vie de son mari, Etienne, atteint d'un cancer au cerveau et ces pages sont d'une humanité extraordinaire. Ce récit autobiographique se lit avec délectation, constitue un exercice intellectuel de haute volée et aussi un hommage à la liberté, à l'amour et à la philosophie. Un témoignage fabuleusement intéressant d'une femme rebelle et très belle. 

mardi 17 novembre 2020

Le goût de l'avenir

 Quel mois de novembre ! Entre le confinement imposable et les attentats effroyables, il faut raison garder... J'ai récemment lu un article signé de Geneviève Brisac et je me suis reconnue dans ses réactions après la conférence de notre Premier Ministre avec ses collègues ministres. Il ne plie pas notre grand Maitre de l'Etat, nous laissant dans une hébétude interrogative. Seules les statistiques comptent : tant de lits de réanimation, tant de cas de contamination, tant de réduction de trajets, de salariés en télétravail, etc. Un tourbillon de chiffres, un gouffre mathématique sans parler de la pratique de la "modélisation". L'écrivaine raconte sa migraine en écoutant ces relevés de compte. Moi aussi, je me sentais cernée par un malaise existentiel devant cette conférence documentée, chiffrée, préparée par des fonctionnaires robotisés. Neutralité, autorité, légitimité. Des discours secs et objectifs. Rien sur le moral des Français, rien sur les malades, aucune pensée pour les petits commerçants en faillite. L'adjudant chef s'exprimait en mode automatique. Dommage pour cette perte de compassion et d'empathie. Peut-être notre chef de gouvernement possède un cœur dans le privé mais à la télévision, il joue le rôle du Commandeur dans la pièce de Don Juan : attention aux petits malins qui veulent jouer solo, qui trichent un tout petit peu en s'écartant d'un kilomètre dans le périmètre obligatoire. Les librairies ont perdu leur clientèle sauf les plus fidèles au détriment du distributeur américain. Des pans entiers se craquèlent dans la société : personne n'applaudit les soignants épuisés, personne ne pense à Noël, les jeunes s'inquiètent pour leurs études et leur premier contrat de travail. Les Catholiques veulent assister à des vraies messes... Les commerçants manifestent partout. Et patience, il faut attendre que les hôpitaux se vident pour nous rendre un peu de liberté pour la fin de l'année. Heureusement, le vaccin va nous sauver dans trois, six mois et encore, on en sait trop rien. Je pense donc à notre avenir sans la menace de ce virus qui plane sous notre nez alors que je respecte parfaitement les précautions recommandées. J'ai vécu un petit moment d'avenir jeudi dernier avec une visio-conférence de l'atelier Philosophie de la Maison de quartier. Agnès avait réuni une dizaine de participants grâce à une application et nous avons partagé un bon moment de réflexion sur la laïcité, le blasphème, la place des religions dans notre société. Deux heures qui m'ont rappelé les rencontres conviviales autour des idées et de la philosophie. Un bain de jouvence, d'intelligence et de culture à travers nos écrans. Rien ne vaut la présence humaine en mode réel mais cette intervention sur internet a certainement provoqué en chacun de nous une hausse de notre moral parfois bien fragilisé par le confinement. Vivement l'avenir !

lundi 16 novembre 2020

"Saturne"

 Sarah Chiche, psychanalyste clinicienne, vient d'écrire un récit crépusculaire, "Saturne", publié au Seuil en fin août. Ce récit autofictionnel ne se lit pas sans prendre un risque : celui de sombrer dans une certaine mélancolie. Quand la littérature et la psychanalyse se mélangent avec talent, la frontière entre ces deux disciplines s'efface en annulant les influences de l'une sur l'autre. La narratrice, l'écrivaine en personne, raconte son odyssée familiale en imaginant la vie de ses parents jusqu'à sa naissance. Imaginés ou réels, les évènements vont se déployer dans un style d'une sensibilité exacerbée. Lors d'une conférence à Genève en 2019, la narratrice rencontre une femme qui aurait connu son père pendant la Guerre d'Algérie. Disparu en 1977 à 34 ans d'une leucémie foudroyante, il laisse sa fille de quinze mois, orpheline à vie. Cette rencontre déclenche un retour fulgurant dans le passé d'un homme à la réputation sulfureuse au sein de la famille.  Issu d'une lignée de médecins en Algérie française, il se rejoint le continent avec son père qui construira un empire médical en France. Ils vivent tous dans un Château normand et forment un clan apparemment soudé. Harry, le père de la narratrice, mène une existence contraire aux vœux de ses parents. Il commence la médecine comme son solide frère, Armand, avec qui il ne s'entend pas et abandonne ses études peu après. Il vit à Paris où il flambe l'argent dans les casinos. L'écrivaine raconte l'amour fou de son père pour une femme d'une beauté venimeuse et quelque peu mythomane. Il se marie avec elle en contrariant son clan et donne naissance à une petite fille. La deuxième partie du récit autobiographique se concentre sur la dépression dévastatrice de la narratrice pendant trois ans après le décès de sa grand-mère. Elle traverse cette période dans sa jeunesse et quand elle en réchappera, elle comprendra le sentiment de perte qui l'a enserrée, enterrée vivante. Son deuil impossible à réaliser s'atténuera quand elle visionnera un petit film sur sa naissance où elle se voit dans les bras de son père, ce père qui l'a tant aimée. Cet amour retrouvé, cet amour révélé provoque chez elle une renaissance bien que mêlée d'une mélancolie toute saturnienne. Dorénavant, sa deuxième naissance se nomme écriture. Ce beau récit intime au style lancinant ressemble à un diamant noir dans les nouveautés de la rentrée. Dans un entretien sur France-Culture, Sarah Chiche se confie sur son père : "On ne fait pas son deuil, c'est une expression abominable, mais on fait avec le deuil. Certains s'en remettent, mais il arrive que d'autres se laissent mourir avec leur mort, dans leur mort, et n'en reviennent pas. Et puis, certains en reviennent, mais demeurent en eux, une béance, un blanc". Une écrivaine à suivre, dorénavant. 

jeudi 12 novembre 2020

"Ceux de 14" au Panthéon

 En regardant la cérémonie du Panthéon concernant Maurice Genevoix et les soldats morts en 14-18, je me suis demandée si c'était bien le moment d'organiser un tel événement après les attentats, la crise sanitaire, le désarroi des commerçants, les problèmes récurrents d'une société fragilisée et vulnérable. Evidemment, le Président Macron possède un talent certain pour les commémorations, les célébrations et les enterrements. Ces temps de ponctuation républicaine apportent une respiration dans le corps social enserré dans un tourbillon de faits réels durs à encaisser. Quand j'avais appris le nom du panthéonisé, Maurice Genevoix, que peu de Français connaissent, j'étais un peu étonnée de ce choix prudent. J'avoue que je préfère de loin d'autres voix littéraires sur cette guerre de 14-18 comme Henri Barbusse et Céline. Dans son discours rassembleur, le Président a évoqué le courage des camarades du Lieutenant Genevoix et il n'a pas oublié Charles Péguy, Alain-Fournier, Jean Giono, Apollinaire. Il a cité des soldats de toutes origines et même une femme soldat, Marie Marvingt qui se déguisa en homme pour aller combattre dans les tranchées. "Ce cortège de braves" entre donc au Panthéon. Ce moment de recueillement, vécu sans public, a certainement provoqué chez les Français un retour sur des passés familiaux. Pour ma part, j'ai songé avec regret à deux frères de ma grand-mère maternelle qui sont morts en 14 au front. Ils avaient 18 et 20 ans et s'appelaient Romain et Denis. Mon grand-père maternel a aussi fait cette guerre comme maréchal des logis et a peut-être croisé dans un champ de mines Maurice Genevoix et beaucoup d'anonymes qui sont partis en fumée. Je n'ai jamais posé de questions à ce grand-père, militaire de carrière. Sur son bulletin de guerre, j'ai lu cette note : "Très bon sous-officier, a donné constamment le plus bel exemple d'énergie et de dévouement. A rendu les meilleurs services accomplissant ses missions avec calme et sang froid et dans des conditions souvent périlleuses en Champagne en juillet 1918". Ce grand-père taiseux n'a jamais parlé de "ses guerres" et moi, jeune fille de quinze ans, je n'ai posé aucune question sur sa vie... Comment peut-on être aussi stupide ? Il est mort dans son silence. Tous ces soldats ont traversé l'enfer en 14 et il fallait peut-être que des écrivains s'expriment avec leur langage pour nous faire partager leurs tourments éternels. Malgré l'absence du public, cette cérémonie m'a semblé réussi par sa gravité. Un retour dans une Histoire française où chacun d'entre nous a senti les fantômes de quelques ancêtres, devenus proches et intimes, près de cent ans après leur disparitions. Dans ce contexte, un grand artiste allemand, Anselm Kiefer, a proposé six sculptures placées dans des vitrines de verre et d'acier et on entendait une œuvre sonore de Pascal Dusapin, mêlant un chœur,  distillant 15 000 noms de soldats morts durant la Grande Guerre. Je vais lire dorénavant "Ceux de 14" de Maurice Genevoix... 

mercredi 11 novembre 2020

Gaston Bachelard

 Depuis lundi, j'écoute en podcast l'émission d'Adèle Van Reth, "Les Chemins de la Philosophie" sur Gaston Bachelard. Ce grand philosophe français à l'accent rocailleux de sa Champagne natale a été choisi par l'animatrice à cause du confinement. Le thème de la maison constitue le premier sujet et pour le philosophe, la maison est notre "coin du monde", "un véritable cosmos". De la cave au grenier, ce lieu originel stimule l'imagination, la rêverie. Dans l'intitulé du premier volet sur Bachelard, surgissent ces questions : "Comment habiter oniriquement ? Comment rêver peut-il nous aider à mieux vivre notre confinement ? Logé partout, mais enfermé nulle part, telle est la devise du rêveur de demeures". Le livre emblématique, "La poétique de l'espace", publié en 1957, apporte ces réponses. Gilles Hieronimus, professeur de philosophie présente les concepts du philosophe ainsi : "Pour lui, la rêverie n'est ni le rêve, ni la rêvasserie, mais une démarche active et passive à travers laquelle nous nous rendons réceptifs à l'esprit des lieux pour développer une rêverie personnelle. Rêver chez soi permet de mieux habiter". Les quatre émissions sont vraiment très intéressantes et permettent de bien comprendre ses œuvres, surtout celles qui composent son approche poético-philosophique sur le feu, la terre, l'eau et l'air. En écoutant les spécialistes qui répondaient aux questions pertinentes d'Adèle Van Reth, je me retrouvais en compagnie d'un philosophe que je retrouvais après quelques années où je l'avais perdu de vue comme tant d'écrivains que l'on ne lit plus et qu'on aime pourtant beaucoup. J'avais acheté un de ses livres chez son éditeur légendaire, José Corti qui se tenait à la caisse dans sa librairie du Luxembourg. J'ai repris un des livres du philosophe dans ma bibliothèque, "Le Droit de rêver" et je suis tombée sur ce texte, "Paradis", concernant la lecture : "Je voudrais que chaque jour me tombent du ciel à pleine corbeille les livres qui disent la jeunesse des images. Ce vœu est naturel. Le prodige est facile. Aussi, dès le matin, de"vant les livres accumulés sur ma table, au lieu de la lecture, je fais ma prière de lecteur dévorant : "Donnez nous aujourd'hui notre faim quotidienne..." Car là-haut, au ciel, le paradis n'est-il pas une immense bibliothèque ?".  Grâce à France-Culture et aux Chemins de la Philosophie, je vais me remettre à relire Gaston Bachelard,  comme des retrouvailles avec un vieil oncle à la barbe blanche qui parle du feu, de l'air, de la terre, de la chandelle, de la solitude, de la maison et du droit de rêver. Tout un programme... 

mardi 10 novembre 2020

La lecture, un remède anti-confinement

 Presque deux semaines de confinement à ce jour... La Savoie semble touchée avec presque quatre cents malades hospitalisés à cause du Covid. Se confiner, c'est se protéger du virus et protéger les autres. Plus de discussion, la solution s'imposait d'elle-même. Evidemment, rester chez soi en sortant peu, à part une course en voiture ou une marche quotidienne, demande un effort que l'on n'aurait pas pu imaginé l'année dernière. Vivre corseté à cause d'une pandémie mondiale n'était pas une possibilité même si certains romans d'anticipation et des séries dystopiques mentionnaient cette catastrophe sanitaire, un futur non désirable, une utopie d'effondrement. Nous sommes tous et toutes embarqués dans ce nouveau monde, dans ce cercle suspicieux où chacun essaie de cultiver l'art de l'esquive et l'attente. Pour ma part, je dégaine avec détermination mes armes de guerre contre ce satané virus : la lecture et la musique. Je passe d'un roman à un ouvrage de philosophie, je feuillète mes livres d'art, j'ouvre une Pléiade pour trouver une référence, je range mes bibliothèques, je trie les revues littéraires et je lis la presse, surtout Le Monde. Avec la crise, des articles m'éclairent sur cet événement invraisemblable qui bouleverse notre quotidien. Serge Tisseron, psychiatre connu, analyse les conséquences du Covid dans la santé mentale. Se priver des liens familiaux et sociaux entraînera des dégâts sur le psychisme. Il évoque l'épisode douloureux des EHPAD où nos aînés ont été séparés de leurs proches. Plusieurs sentiments d'angoisse se télescopant en même temps, Serge Tisseron en retient quatre : "la mort physique, la mort sociale, la mort psychique et la disparition de l'espèce". Il demande une aide psychologique accessible pour tous ceux qui se sentent en "insécurité psychique". Avec l'irruption insupportable des attentats islamistes récents, le moral des Français ne s'est pas amélioré. Le psychiatre semble soulagé de vérifier que le deuxième confinement épargnera nos aînés qui peuvent recevoir, même au compte-gouttes, leurs familles. Pour lutter contre ces 'jours sans fin" comme le disait notre Président, il faut donc lire, s'informer, se cultiver, s'aérer, regarder les nuages, se plonger dans la rêverie, prendre son temps, apprécier la lenteur, espérer un vaccin (il arriverait en 2021), traverser avec patience et courage ces semaines difficiles surtout pour les tous ceux et toutes celles qui sont bien plus exposés au virus. Pour les autres,  respectons les consignes ! 

lundi 9 novembre 2020

"Les Inséparables"

 La fille adoptive de Simone de Beauvoir a décidé de publier un roman inédit de la plus grande écrivaine féministe française et je n'ai pas hésité une seconde, je l'ai acheté chez Garin dès sa sortie. Ce roman court et dense, "Les Inséparables", écrit en 1954 et publié chez L'Herne, a donc mis plus de soixante ans pour sortir du tiroir. L'écrivaine reprend l'histoire qu'elle a vécu avec Zaza, son amie de cœur, son premier amour qu'elle a rencontré à l'âge de dix ans. Son autobiographie monumentale publié dans la Pléiade évoque cet amitié amoureuse dans le premier tome, "Souvenirs d'une jeune fille rangée". Les deux petites filles se rencontrent dans un cours catholique et ne vont plus se quitter. La jeune Andrée (Zaza) fascine Sylvie (Simone) à cause de son caractère bien trempé, de sa culture littéraire, de son esprit de liberté. Au collège, les professeurs la trouvaient très originale, un peu trop subversive. Andrée excelle à l'école, joue au piano et au violon, aime cuisiner et coudre. La narratrice constate avec admiration qu'elle a reçu "un don", celui de la "personnalité", "une enfant prodige". Sylvie se rend vite compte de cet attachement pour Andrée : "Je comprenais soudain avec stupeur et joie, que le vide de mon cœur, le goût morne de mes journées n'avaient qu'une cause : l'absence d'Andrée. Vivre sans elle, ce n'était plus vivre". Andrée se sent trop surveillée par sa famille très catholique et corsetée par les préjugés de sa classe. Elle veut choisir sa vie en se libérant de la tutelle familiale. On retrouve un personnage emblématique prénommé Pascal (le philosophe existentialiste, Maurice Merleau-Ponty), qui refuse de se marier avec Andrée, très amoureuse de lui. Avec Andrée, la jeune Sylvie découvre la cruauté d'un monde bourgeois, l'étroitesse d'esprit et le conformisme étouffant. Le destin de la jeune fille se termine tragiquement car elle meurt d'une encéphalite foudroyante à l'âge de 23 ans. Ce roman retrace donc un double destin : les deux jeunes filles subissent une assignation dans leur famille. L'une va en mourir, l'autre va survivre et deviendra une icône de la littérature française. Ce roman constitue une pièce de curiosité dans l'œuvre entière de l'écrivaine qui revient fortement sur le devant de la scène littéraire avec une biographie monumentale de l'universitaire anglaise Kate Kirkpatrick, "Devenir Beauvoir", publiée chez Flammarion. Après la découverte de ce roman d'apprentissage où affleure déjà le besoin de liberté de nos deux héroïnes, je vais me remettre à lire l'autobiographie dans la Pléiade, une plongée culturelle vivifiante dans la France du XXe, un âge d'or de la pensée française avec le couple mythique Sartre-Beauvoir. 

vendredi 6 novembre 2020

Apprendre une langue étrangère

 Une semaine de confinement est déjà passée... Encore trois et peut-être retrouverons-nous notre liberté habituelle : sortir sans attestation, revoir sa famille, ses amis, se balader à dix kilomètres de chez soi ou retrouver les sentiers de la montagne, aller dans un petit magasin, pousser la porte d'un restaurant, s'installer dans un fauteuil pour voir un bon film au cinéma, etc. Pour tenir et se maintenir, il nous faut un horizon lisible et ne pas tout de suite s'inquiéter sur des mois de confinement. Le mental refuse de considérer cette hypothèse pessimiste. Pour garder une bonne forme morale, je m'imagine déjà au volant de ma voiture en décembre pour revoir mon cher lac du Bourget. Cet après-midi, j'ai inauguré le "drive" de la bibliothèque de La Motte-Servolex où j'avais rendez-vous à une heure précise. Les lecteurs-trices peuvent retirer leurs réservations et même envoyer une liste de livres pour bénéficier de ce service. Il en sera de même pour la Médiathèque de Chambéry. Les mairies réagissent plus vite pour satisfaire les amoureux des livres et de la littérature. Le confinement se révèle plus vivable dans ces conditions. Pour moi, ancienne libraire et bibliothécaire à la retraite, le livre est un produit essentiel, évidemment. Le jour où tous ces lieux culturels disparaîtront de notre paysage urbain, nous deviendrons des zombies informatisés. J'espère que je ne verrai jamais ce phénomène. Depuis le mois de mars, j'ai regretté mes escapades en Italie que j'avais prévues : le Latium, l'Ombrie et la Sicile... L'Italie me manque et pour garder un lien avec ce pays si attachant, j'ai décidé d'apprendre l'Italien. Je connais l'espagnol assez bien, l'anglais très mal, le grec ancien et le latin et là, il fallait vraiment que je me lance dans l'apprentissage de cette belle langue que j'écoute souvent avec plaisir quand je voyage là-bas, que j'écoute des opéras, des films en version originale. Inscrite à Babbel, j'avance bien grâce à ce site et je travaille aussi sur un cahier d'exercices. Quel plaisir d'apprendre les conjugaisons, le vocabulaire, les expressions, les pronoms, etc. !  Je suis en Italie tout en restant chez moi. Apprendre une langue étrangère, l'Italien, en particulier, c'est déjà entreprendre un voyage virtuel à travers l'un des pays les plus beaux du monde.  Je collectionne les mots comme des beaux objets, surtout ceux qui ont une consonnance rieuse comme le coquelicot, qui se dit papavero. Pendant le confinement, apprenons une nouvelle langue étrangère : l'allemand, le chinois, le basque, l'occitan et tant d'autres ! 

jeudi 5 novembre 2020

"Art nouveau"

 Un roman de Paul Greveillac, "Art nouveau", publié chez Gallimard a attiré mon attention. Très "Mitteleuropa", ce récit remarquable évoque un architecte, Lajos Ligeti, à la fin du XIXe. Apprenti, il quitte Vienne qu'il déteste pour Budapest. Ses parents pharmaciens d'origine juive le laissent partir à regret. Sa vocation dévorante de l'architecture le pousse à conquérir sa place comme un jeune Rastignac à Paris. Il demande à un oncle de l'héberger dans sa modeste demeure. En 1896, la ville hongroise est en pleine effervescence culturelle avec ce fameux Art nouveau. Il est embauché dans un bureau d'architectes connus pour leur audace architecturale comme Odon Lechner. Autant les personnages qui gravitent autour de Lajos sont réels, autant le héros principal demeure une invention de l'écrivain. En dehors de ces architectes, on peut croiser Egon Schiele, Bela Bartok, des artistes emblématiques de cette époque troublée et troublante. Lajos Ligeti doit séduite ses patrons et ses donneurs d'ordre. Il parvient à s'imposer avec beaucoup de difficultés. Il se marie avec une très belle femme, Katarzina et une petite fille naît de leur union. Mais, rien ne va dans la vie professionnelle de l'architecte, ni dans sa vie privée. Il travaille avec un maître d'œuvre malhonnête, ne réalise pas un projet vital pour lui et trop ambitieux. Sa cité-jardin industrielle, baptisée Europa, sera plagiée, tronquée et nationalisée. Face à tous ses échecs personnels, à la faillite de ses ambitions alors qu'il avait réussi sa carrière, Lajos Ligeti bascule dans une certaine mélancolie, propre à cet esprit fin de siècle à Vienne et à Budapest. Il ne supporte plus de vivre dans ce marasme d'autant plus qu'il pressent la montée d'un nationalisme qui finira dans le nazisme. L'esprit nostalgique imprègne ce beau roman historique, délicieusement suranné. L'histoire de l'architecte s'appuie sur un travail documentaire concernant le monde de l'architecture "fin de siècle", le rôle des industriels, des commanditaires,  l'Art nouveau, la Sécession. Paul Greveillac aborde la délicate question de l'identité à travers le couple formé par Lajos et sa femme, originaire de Lemberg en Ukraine. Ils n'ont pas vraiment de patrie, se sentent étrangers dans leur pays d'accueil. Un roman pudique, élégant et érudit à découvrir dans les nouveautés de cette rentrée surtout si on aime la culture venue de l'Est avec des écrivains comme Zweig, Musil, Joseph Roth. 

mercredi 4 novembre 2020

Confinement, saison 2

 Depuis jeudi soir minuit, nous vivons tous la saison 2 du confinement. Mais, l'ambiance a changé un peu avec les enfants à l'école, les salariés au travail, les chantiers en action, les voitures sur les routes. Le silence de novembre ne ressemble plus à celui de mars. Dans mon quartier, je ne remarque pas de nouveaux promeneurs(ses) qui marchent pour maintenir une bonne forme. Le virus semble redoubler de vigueur surtout dans notre région mais, j'ai la sensation qu'il ne provoque pas la même panique. Comme si on s'habituait à l'épidémie, vécue avec résignation pour certains et avec colère pour d'autres. Le mot, renoncement, revient dans notre mode de vie : renoncer aux rencontres familiales, amicales, oublier les balades, porter constamment le masque et se laver les mains, plus de vie culturelle à l'extérieur. Cela semble dérisoire de penser à soi quand on pense aux malades et à tous ceux qui vont perdre leur travail. Ce virus va s'installer sur notre planète pour l'éternité. Seul, le vaccin nous sortira de cette calamité. Hier, je suis allée en ville, chez Garin, pour retirer un ouvrage de philosophie, "La passion de l'incertitude" de Dorian Astor. Il suffit de se rendre sur le site "chezmonlibraire.com" et réserver le livre. Après réception d'un mél, on se rend chez le libraire et on règle l'addition. Les employés ont disposé le rayon papeterie devant les caisses et ce dispositif leur permet de recevoir les commandes des clients. J'ai suivi avec intérêt le débat sur la fermeture contestée des librairies, commerces qualifiés de non essentiels. L'Académie Goncourt a différé la date de son prix par solidarité. J'ai regretté pour ma part l'intransigeance du gouvernement à l'égard des librairies alors que notre Président cultivé, avait poussé les Français à lire lors du premier confinement. Depuis que les grandes surfaces ont bouclé leur rayon livres, les librairies peuvent souffler un peu. Mais, le grand dévorateur américain qui vend toutes les marchandises possibles et imaginables, va rafler la mise, comme d'habitude. Ce sacré virus va accélérer le processus de "virtualisation" pour chacun d'entre nous.  Agnès, animatrice de l'atelier Philo, nous propose une rencontre sur Internet...  Un philosophe, Bruce Bégout, vient d'écrire un ouvrage sur le thème de l'ambiance. "Le concept d'ambiance" et il déclarait dans un article de Télérama : "Nos points d'appui vacillent et nous vivons dans un climat d'incertitude. (...) Ce sur quoi l'on s'appuie, c'est cette atmosphère qui nous relie au monde et aux autres, cette confiance élémentaire et salvatrice que nous avons dans notre expérience, dans notre familiarité qui nous entoure. Il faut avoir un solide équilibre psychique pour supporter le moment que nous traversons". Pendant cette saison 2 du confinement qui va peut-être durer deux à trois mois, il faut donc s'armer de patience, s'éloigner du danger viral en restant chez soi, se maintenir en forme physique et surtout en forme psychique grâce aux livres, à la musique. Attendre donc le retour d'une vie normale sans paniquer et produire son propre vaccin contre le découragement qui peut advenir sans crier gare... 

mardi 3 novembre 2020

"Portrait de femme"

 J'ai décidé de lire un "classique" par mois. La lecture des classiques s'amoindrit de plus en plus. Du collège au lycée et à l'université, ma formation littéraire s'est nourrie de classiques incontournables et je me suis "longtemps couchée de bonne heure" pour dévorer Balzac, Flaubert, Hugo, Stendhal, Maupassant, Zola et tant d'autres du XXe siècle : Proust, Giono, Colette, Gide, Beauvoir, Sartre, etc. J'éprouve une certaine nostalgie quand je pense à ces lectures essentielles où la découverte de ces mondes m'a offert une boussole pour la vie. Je n'avais pas encore ouvert "Portrait de femme" d'Henry James, publié en 1880 et je l'ai emporté dans mes bagages lors de ma dernière escapade à Paris. L'héroïne, Isabelle Archer se retrouve appauvrie après la mort de son père à New York. Sa tante maternelle l'invite en Angleterre dans sa propriété de Gardencourt appartenant à son mari américain, banquier et philanthrope. Dans sa nouvelle vie, elle rencontre son cousin, Ralph Touchett, avec qui elle se lie. Un ami de celui-ci, Lord Waburton s'intéresse à elle ainsi qu'un énergique entrepreneur, Gaspar Goodwood, qui lui demande sa main. Mais, Isabelle ne s'engage pas et refuse leurs avances. Elle hérite d'un pécule important à la mort de son oncle et devient une proie pour une amie de la famille, Madame Merle. Cette intrigante séduit la jeune femme naïve et à Florence, elle tombe dans le piège en tombant amoureuse d'un expatrié américain, séducteur et esthète, Gilbert Osmond. Ce mariage sera évidemment un échec pendant de longues années. Malgré l'aide de ses proches, Isabelle vit sous la coupe despotique de cet imposteur qui l'a trompée avec Madame Merle. Son cousin Ralph se meurt en Angleterre et elle se rend à son chevet malgré les menaces de son mari. Elle a enfin compris sa duplicité. Mais, Isabelle après la mort de son cousin, retourne auprès de son mari, par fidélité et par soumission. Henry James décrit une micro-société de privilégiés, cultivés, riches, mondains qui voyagent, traversent l'océan, font des réceptions, adorent l'Italie. Mais, il oppose aussi l'esprit d'ouverture des Américains face au vieux continent européen, figé dans les conventions passéistes. Isabelle Archer n'aurait pas dû traverser l'Atlantique... J'imaginais ses retrouvailles avec son mari et elle annonçait sa rupture avec une détermination sans faille comme l'aurait fait une femme libre et moderne. Mais, l'écrivain américain ne veut pas tout révéler, ménage le suspens, se met en retrait. Victime d'elle-même, de son masochisme, l'héroïne s'oublie, se sacrifie et fuit cette société patriarcale en s'enfermant dans sa tour d'ivoire. J'avais envie de la secouer pour qu'elle se libère mais l'époque du XIXe n'était pas une vie de rêve pour les femmes. Isabelle Archer résume à elle seule la condition féminine à la manière d'une Emma Bovary. Un grand et beau roman, une écriture somptueuse avec des passages magnifiques sur Rome et sur Florence. 

lundi 2 novembre 2020

"Ci-git l'amer, guérir du ressentiment"

 Comment évoquer, commenter, analyser cet essai salutaire, "Ci-gît l'amer, guérir du ressentiment" de Cynthia Fleury? Quand je lis un essai qui mélange avec bonheur la psychanalyse, la philosophie, la littérature et la psychologie, je crains l'effet raccourci, l'aspect superficiel de mon commentaire, le rabotage des idées exposées. La première remarque que je peux émettre en toute modestie concerne la lisibilité cristalline du récit même si Cynthia Fleury adopte un langage philosophique, semé de concepts psychanalytiques. La problématique du livre pourrait se résumer dans ce mot si important : le ressentiment, source profonde et indélébile du malaise individuel et social. Dès la première ligne, la psychanalyste explicite le titre de l'essai : "D'où vient l'amertume ? "De la souffrance et de l'enfance disparue. Dès l'enfance, il se joue quelque chose avec l'amer et ce Réel qui explose notre monde serein. Ci-gît la mère, ci-gît l'amer. Chacun filera son chemin, mais tous connaissent ce lien entre la sublimation possible (la mer), la séparation parentale (la mère), et la douleur (l'amer), cette mélancolie qui ne se révèle pas d'elle-même". L'horizon proposé par la psychanalyste serait peut-être d'éprouver ce sentiment océanique décrit par Romain Rolland à Sigmund Freud en 1927 défini comme un "désir universel" de faire un avec l'univers, un "sentiment d'éternité, de fulgurance et de repos". Le ressentiment empêche de vivre, de se dépasser, et surtout "s'inscrit" dans la faillite de l'être sans chercher une guérison. Sa seule aptitude dans laquelle il excelle : "Aigrir, aigrir la personnalité, aigrir la situation, aigrir le regard sur". Cynthia Fleury, pour illustrer sa pensée, invite Melville, Montaigne, Verlaine, Nietzsche, Scheler, Jankélévitch et surtout Frantz Fanon à qui elle consacre plusieurs chapitres. Dans un entretien du Figaro, Cynthia Fleury reprend les thèmes de son essai et explique avec clarté le rôle de la démocratie qui doit "produire les conditions collectives de lutte contre le ressentiment". Le fascisme et les populismes ne sont que le triomphe du ressentiment. La violence surgit quand le logos, le langage, la raison s'effacent de la cité. Pour surmonter, dépasser ce sentiment mortifère, la philosophe utilise le concept freudien de sublimation : "La sublimation est cette aptitude nécessaire au sujet individuel, isolé ou pris dans les rets de la société : elle est cette habilité à tisser à partir de ses propres névroses et à tisser avec celles des autres, encore plus difficiles à digérer, un talent quasi alchimique de faire avec les pulsions autre chose que du pulsionnel régressif, de les tourner vers un au-delà d'elles mêmes, d'utiliser à bon escient l'énergie créatrice qui les parcourt". Cynthia Fleury apporte une conclusion convaincante quand elle évoque la voie rilkéenne, "l'Ouvert ou s'ouvrir, tolérer l'incertitude, refuser le dogme, cultiver la pensée critique, pratiquer la vis comica, la force comique, le rire, enseigner les humanités". Un essai à lire surtout pour éclairer notre temps si sombre, si complexe en attendant avec patience le retour de notre vie d'avant quand le virus oubliera l'espèce humaine...