mardi 28 juin 2022

Atelier Littérature, 3

 Après les coups de cœur, nous avons abordé les ouvrages de la liste bibliographique. J'avais choisi la notion de lieu, d'espace à partir de l'œuvre prodigieuse de Georges Perec. Je regrettais d'avoir écarté le texte de l'écrivain oulipien, "Espèces d'espaces" car il n'est pas disponible en format poche. Geneviève a démarré avec "Dans la forêt" de Jean Hegland. Cette écrivaine américaine a subjugué notre lectrice toujours enthousiaste quand elle découvre une pépite littéraire. Ce premier roman, rédigé sous la forme d'un journal intime, raconte une "dystopie", c'est à dire, une histoire dans une société régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie mortifère. Et si tout s'arrêtait un jour ? Plus d'internet, d'électricité, de téléphone, de chauffage, de lave-linge, de supermarché, de médecin, etc. Deux jeunes sœurs se réfugient dans une forêt pour survivre et cette expérience radicale interroge le lien à la nature et à la culture. En dehors du monde dit "civilisé" et hautement technologique, comment survivre dans un environnement hostile et agressif ? Quelles sont les vraies valeurs ? Comment ses deux sœurs apprennent à affronter un réel invraisemblable ? Encore une bonne idée de lecture pour cet été même si le thème de la fin du monde n'est pas très "fun". Ce roman d'anticipation, selon Geneviève, provoque des interrogations d'une actualité frappante. Annette, Agnès et Véronique ont lu le même titre de la liste, "Vider les lieux" d'Olivier Rolin, publié chez Gallimard. Elles ont bien apprécié ce récit atypique, original et nostalgique. J'ai même entendu l'expression, "Un feu d'artifice". L'écrivain septuagénaire appartient à la "communauté des lecteurs" qui ne peuvent pas vivre dans un appartement sans livres. Les murs sont habillés de bibliothèques, chargées de mémoire. Et quand un propriétaire oblige un locataire de "décamper" pour récupérer son bien afin de le vendre à prix d'or dans le quartier huppé de Saint-Germain-des-Prés, l'opération du déménagement s'avère très douloureuse. Il faut vider son lieu de vie, une vie vouée à l'écriture et à la lecture. Ce récit autobiographique évoque les livres adorés, les voyages, la vie du quartier, ses voisins pittoresques, Agnès a découvert un écrivain d'une érudition éclatante et parfois, elle prenait un dictionnaire pour identifier les lieux dont le narrateur décrit ou les personnages historiques qu'il mentionne. Cet ouvrage attachant se veut aussi un hommage à la culture, à la curiosité et aux livres, parfois vécus comme des partenaires encombrants qu'il faut abandonner contre son gré. A lire cet été et pratiquer ensuite l'activité mémorielle d'Olivier Rolin quand il saisit un ouvrage dans sa bibliothèque et le feuillette avec une amitié admirative. 

lundi 27 juin 2022

Atelier Littérature, 2

 Danièle a beaucoup apprécié le roman culte d'un écrivain russe, "Le Pingouin" de Andreï Kourkov. Pour tromper sa solitude, Victor adopte un pingouin au zoo de Kiev en faillite. L'animal déraciné se sent déprimé entre sa baignoire et le frigidaire. Un rédacteur en chef d'un grand quotidien demande à Victor, journaliste de métier, de traiter la rubrique nécrologie, un travail tranquille et lucratif. Mais, il s'agit de rédiger des nécrologies sur des personnalités encore en vie. Et ces personnes se mettent à disparaître pour de bon. Ce roman dénonce l'absurdité bureaucratique de l'ex-URSS et décrit un monde corrompu. Une lecture jubilatoire selon les critiques littéraires et un coup de cœur original de la part de Danièle qui nous a donné l'envie de découvrir cet écrivain, né en 1961 et vivant à Kiev aujourd'hui. Agnès a présenté un roman d'Emilie de Turkheim, "Le Prince à la petite tasse". Reza, un jeune Afghan, ayant fui son pays en guerre, est accueilli dans une famille parisienne pendant neuf mois. Mais, ce n'est pas toujours facile de cohabiter avec un garçon venu d'un pays si lointain et si différent. Agnès a apprécié le sujet du roman et l'espoir fraternel qu'il diffuse. Pascale a choisi le récit socio-autobiographique d'Annie Ernaux, "Les Années", un ouvrage capital dans son œuvre. L'écrivaine alterne des moments de sa vie au travers de photos et de vidéos et les met en perspective avec les événements qui ont marqué la France de 1945 au début du XXIe siècle. Ce regard de femme sur l'Histoire et sur sa propre histoire donne naissance à un texte fort, lucide, parfois mélancolique mais jamais nostalgique. Un texte incontournable pour comprendre le point de vue d'une écrivaine contemporaine devenue une "classique". Annette a lu et relu "Un coup de hache sur la tête" de Raphaël Gaillard. Cet ouvrage parfois savant et souvent passionnant aborde la question de la créativité artistique. D'où vient donc ce don de créer ? Peut-être que la "folie" ou les désordres mentaux influencent cette capacité. Le psychiatre analyse les mouvements littéraires comme les Romantiques allemands, les Surréalistes et les artistes dits maudits. Dans la généalogie, des traces de maladie mentale chez un ancêtre dénote un lien de parenté entre folie et créativité : "Notre ADN nous rend vulnérables aux troubles psychiques en même temps qu'il nous permet de créer". Odile avait déjà présenté cet ouvrage singulier comme un coup de cœur lors d'un précédent atelier. Geneviève a bien aimé le dernier ouvrage de Pascal Bruckner, "Dans l'amitié d'une montagne : petit traité d'élévation". Dans un style sensuel, le philosophe raconte sa passion de l'alpinisme, vécue aussi comme une recherche de l'Absolu et un retour à sa jeunesse. Elle a ajouté un deuxième coup de cœur qui m'a particulièrement ravie : un recueil de Virginia Woolf, "Rêves de femmes". Ces six courtes nouvelles condensent tout le génie littéraire de l'écrivaine anglaise qui n'a cessé de revendiquer l'autonomie morale, affective et sociale des femmes. Une très bonne idée de lecture pour entrer dans l'univers impressionniste et sensoriel de la sublime Virginia. 

vendredi 24 juin 2022

Atelier Littérature, 1

 Nous étions réunies ce jeudi 23 juin à la Maison de Quartier pour la dernière séance de l'Atelier Littérature, saison 2021-2022. Avant d'évoquer le thème du mois, nous avons choisi de parler des coups de cœur pour nous donner des idées de lecture estivale. Régine a démarré avec un roman passionnant, "Le train des enfants" de Viola Ardone, publié en 2019 en Italie. L'histoire se passe à Naples en 1946. Amerigo quitte son quartier et monte dans un train. Il n'est pas seul à prendre le chemin du Nord car ils sont des milliers d'enfants qui traverseront le pays pour quelques mois afin de les arracher à la misère après le dernier conflit mondial. L'initiative du parti communiste s'avère plus délicate que prévue. Comment vivre entre l'amour maternel et la famille d'adoption ? Régine était touchée par cette expérience de vie s'inspirant de faits historiques. Une lecture à retenir pour cet été. Elle nous a aussi conseillé "Fantômes" de Christian Kiefer, un roman américain qui repose sur un fait historique tragique concernant le sort des Américains d'origine japonaise après la Deuxième Guerre Mondiale.  Mylène a présenté "Le corps de l'âme" de Ludmila Oulitskaïa. Ces nouvelles ont été relatées lors de l'atelier de mai mais, Mylène les a trouvées tellement belles que je ne résiste pas à soutenir ce recueil qu'il faut absolument lire aussi cet été. La nouvelle qu'elle a vraiment appréciée racontait l'histoire d'une femme solitaire qui voulait en finir avec la vie. Mais, la vie peut réserver de belles surprises. En consultant un médecin à qui elle demande un remède définitif, elle tombe amoureuse... L'écriture, le réalisme magique, le monde slave de l'écrivaine envoûtent ses lectrices (et ses lecteurs ?). Mylène a aussi parlé d'une biographie romancée de Sophie Chauveau, "Fragonard, l'invention du bonheur", paru en 2013. Jean-Honoré Fragonard, précurseur des impressionnistes, premier conservateur du Louvre, va révolutionner l'art pictural. Sophie Chauveau dépeint avec bonheur une époque fabuleuse du Siècle des Lumières. Un livre idéal pour se divertir tout en se cultivant. Elle a aussi évoqué un troisième coup de cœur avec "Ils sont infirmiers de campagne" de la journaliste Fanny Cheyrou. Ces héros du quotidien arpentent les routes de Gascogne et de tournée en tournée, ils donnent beaucoup d'eux-mêmes et ne veulent pas que leurs malades meurent dans la solitude. Un récit sur la réalité sanitaire de la campagne où des professionnels de la santé considèrent leur métier comme un sacerdoce... Rare, de nos jours.  (La suite, lundi)

mercredi 22 juin 2022

"Vue sur mer"

 Dans ma liste sur les lieux en littérature, j'ai choisi un essai ambitieux, "Vue sur mer", écrit par Isée Bernateau, psychanalyste et maître de conférences à l'Université Paris 7.  Dès la première page, elle met en exergue une citation de Georges Perec, tirée "d'Espèces d'espaces". Se sentir chez soi dans un enracinement heureux ou devenir un nomade où l'on se sent partout chez soi ? Ce dilemme, ce tourment s'emparent de tout humain qui cherche souvent son "Ithaque" comme Ulysse, cet éternel voyageur qui ne rêvait que de son île natale. L'essayiste définit ce sentiment nostalgique, "d'ancrage psychique" dans un lieu défini : "Qu'est-ce qu'une maison natale ? Un pays d'origine ? Pourquoi et comment y est-on attaché, et aussi, pourquoi faut-il s'en détacher ? Pourquoi dit-on qu'on a des racines ? Autrement dit, existe-t-il un lieu identitaire ou d'appartenance unissant le sujet au lieu d'où il vient, où il a vécu et où il vit ?". Pour illustrer cette analyse, Isée Bernateau raconte des histoires de vie à la façon de l'inestimable J.-B. Pontalis, autre écrivain psychanalyste. Gabriel a trois lieux de vie et les habite différemment : la ferme normande de son enfance, l'appartement impersonnel à Paris qu'il déteste et la maison des parents de sa compagne qu'il adopte. Clara fait de sa chambre, sa tanière où elle interdit à sa famille d'y entrer. Ramesh a beaucoup déménagé mais la chaleur de son foyer familial lui procure un ancrage symbolique, une maison "portative".  Lola vit dans sa maison natale et la quitter, ce serait se perdre. Ariane ne se sent jamais chez elle où que ce soit. Le "lieu à soi" serait donc familier, "l'heimlich" selon Freud et serait formé de "notre empreinte corporelle" : "Avant de pouvoir habiter un lieu, sans doute, faut-il habiter son propre corps". Pour appuyer ses développements analytiques, l'essayiste évoque des écrivains, des philosophes et des cinéastes : l'indispensable et incontournable Georges Perec, Gaston Bachelard, Alberto Eiguer (auteur de "L'inconscient de la maison" ), Martin Heidegger, Gus Van Sant. Un des passages les plus intéressants concernent l'adolescence, cette étape délicate et bouleversante. La quête d'un lieu à eux, loin des parents, s'avère parfois difficile à vivre, mais demeure indispensable pour "grandir" : "L'ancre se pose et se lève, elle n'est pas fichée dans le sol pour toujours, bien au contraire. Mais quand bien même on lève l'ancre, les points d'ancrage demeurent, indispensables coordonnées du psychisme humain".  Pour l'essayiste, le lieu peut être l'espace salutaire de la rêverie, de l'imagination, de la construction de sa personnalité profonde. Cet essai érudit m'a vraiment intéressée même si parfois la lecture m'a semblé bien complexe sur le plan psychanalytique. Il faut bien arpenter des chemins ardus pour découvrir des notions qui me paraissent passionnantes comme "l'ancrage psychique" et la notion de lieu. Chacun de nous habite bien quelque part et cette localisation choisie ou subie se doit d'être interrogée. 

vendredi 17 juin 2022

"Les lieux de Marguerite Duras"

 J'avais lu cet ouvrage, "Les lieux de Marguerite Duras", à sa sortie en 2016, publié aux Editions de Minuit. Quand on aime vraiment un écrivain ou une écrivaine, tous les livres qui évoquent leur vie sont toujours intéressants à lire. Dans ma bibliographie pour l'atelier Littérature de juin, j'ai proposé le thème des lieux, de l'espace, une obsession que Georges Perec a su illustrer magistralement dans son œuvre littéraire, surtout dans "Espèces d'espaces". J'ai donc relu le récit de Michelle Porte sur Marguerite Duras et ses manières d'habiter son monde intime spatial. Ces entretiens se déroulent en 1976 et racontent ces lieux emblématiques : la maison de Neauphle, le parc, la forêt, Trouville, la mer, l'Indochine, et tant d'autres endroits qui forment les décors de ses romans. J'ai retrouvé Marguerite Duras dans ces textes quand elle évoque le silence des femmes, le rapport qu'elles entretiennent avec leur maison : "Moi, dans cette maison-ci, avec ce jardin, je suis dans des rapports que les hommes n'auront jamais avec un habitat, un lieu". L'écrivaine parle de ses romans, en particulier, "Nathalie Granger" et "L'après-midi de Monsieur Andesmas". Parfois un lieu la faisait rêver et de ce rêve éveillé, naissait un roman. Sa famille tient aussi une place essentielle dans sa matrice littéraire et Michelle Porte illustre les entretiens avec des photos de famille : son père qu'elle n'a pas connu, sa mère et ses deux frères. Son roman, "Le barrage contre le Pacifique", relate son enfance en Indochine et la faillite de sa mère qui possédait des terres envahies par la mer, ne produisant pas de riz. Ce lieu mythique aura influencé sa vie toute entière. Marguerite Duras déclare dans un des entretiens cette pensée prémonitoire qui date de plus de quarante ans : "La fin du monde arrivera lorsqu'il n'y aura plus sur terre que ces deux blocs monolithiques de la Russie et de l'Amérique qui se regarderont dans un désert. (...) Je pense à notre disparition, à la disparition de l'Europe". L'écrivaine se confie en toute confiance à son amie, Michelle Porte et poursuit ses réflexions sur les personnages féminins, en particulier, l'envoûtante Anne-Marie Stretter dans "India Song". Les lieux, "porteurs de mémoire", ont donc inspiré les écrits de Marguerite Duras, une magicienne des mots et de l'amour, surtout. Un document à lire pour tous les amoureux et amoureuses de cette écrivaine si singulière, si émouvante dans sa passion de l'écriture. Un souvenir "vintage", un retour au XXe siècle, ce si grand siècle de la littérature française. 

mercredi 15 juin 2022

"Petit éloge de la fuite hors du monde"

 Remy Oudghiri propose dans son essai littéraire, "Petit éloge de la fuite hors du monde", publié chez Arléa en 2014, un panorama pertinent sur ce besoin humain de tout quitter, de fuir la société pour un choix de vie solitaire. Cette "Fugua mundi" semble appartenir à toutes les époques : "Qui n'a jamais ressenti au moins une fois dans sa vie l'envie pressante de fuir le monde ? Qui n'a dans un moment d'égarement ou de découragement, rêve de tout quitter, sortir du jeu ou disparaître ?". Il expose dans son texte le paradoxe de cette fuite du monde : "La fuite du monde n'est rien d'autre qu'une façon d'y entrer vraiment". Pétrarque, au XIVe siècle, a relaté dans son "Traité sur la vie solitaire", les fuites les plus mémorables de l'histoire occidentale. En choisissant la solitude, les ermites se rapprochaient de Dieu. Cette fascination d'échapper au fracas du monde traverse les siècles et a obsédé de nombreux artistes, écrivains et philosophes. Il s'appuie surtout sur la littérature qui demeure pour l'auteur le terrain le plus fécond sur la question : "Fuir, c'est être". Cette "permanence de la tentation" de fuir le monde se retrouve chez certains écrivains que Rémy Oudghiri présente dans son essai. Dans son chapitre consacré à Pétrarque, j'ai relevé un hommage vibrant aux livres : "Peut-être que le bienfait de la fuite hors du monde consiste précisément dans cette possibilité inouïe : sortir du temps présent et accéder à une forme de petite éternité, l'éternité des livres, l'éternité du savoir universel, l'éternité à laquelle on peut prétendre de son vivant". Il évoque Jean-Jacques Rousseau et sa ferveur de vivre dans ses "Rêveries du promeneur solitaire", Tolstoï dans sa fuite avant de mourir, Flaubert dans son ermitage en Normandie, Gauguin aux îles Marquises, Emmanuel Bove, Simenon, Le Clezio et Pascal Quignard. Evidemment, j'ai particulièrement apprécié le chapitre consacré à un de mes écrivains préférés. Pascal Quignard a déclaré : "Je suis un intellectuel qui aime lire dans son coin. J'étais ainsi. Je suis ainsi. Je serai ainsi. Toute ma joie est là". L'auteur rappelle le parcours atypique de l'écrivain qui s'est débarrassé en 1994 de tous ses rôles sociaux pour se consacrer à la littérature. Il décida de vivre "dans l'angle caché du monde". L'écrivain ermite d'aujourd'hui développe dans toute son œuvre cette idée de la solitude indispensable pour la création littéraire. Et la lecture demeure pour Quignard une des activités les plus singulières de la condition humaine. Il s'agit de se retirer du monde et à travers eux, "on se glisse hors du temps" qui nous oppresse. Pascal Quignard préfère "l'intérieur, l'intime, le secret, le caché, le profond" et fuit ''la société du spectacle". Cet essai sur ces écrivains en rupture avec le "collectif", la société, le monde se termine avec l'évocation d'un scientifique, Henri Laborit, qui, dans son "Eloge de la fuite", publié en 1976, prônait ce geste "d'exil dans l'imaginaire" car même si la société peut exercer tous les contrôles possibles, elle ne peut "empêcher un individu de se mettre à rêver et d'inventer son propre univers". Ce livre original a aussi le mérite de donner envie de lire tous les écrivains cités par Rémy Oudghiri. De très bonnes lectures pour cet été. 

lundi 13 juin 2022

"Etre à sa place"

 Claire Marin, philosophe et professeur, avait écrit en 2019, un ouvrage qui a rencontré un grand succès d'estime, "Ruptures", disponible en Livre de Poche. Ses recherches portent sur les épreuves de la vie et elle publie aujourd'hui, "Etre à sa place" aux éditions de l'Observatoire. Elle propose une réflexion globale sur la notion de "place" dans des domaines variés : affectif, politique, social, géographique, moral. Ce substantif, "place", donne le vertige dans les questions multiples qu'il pose : "ça commence parfois par une inquiétude ou un malaise. On se sent en décalage, on craint d'agir de manière déplacée. On a le sentiment de ne pas être à sa place". Les 35 chapitres courts de l'essai abordent plusieurs angles d'attaque et malgré un sommaire ordonné, il est parfois difficile de s'y retrouver. Dès les premières pages, sa pensée s'élabore en constants allers-retours, provoquant un certain flou dans son projet d'étude. Elle développe sa conception d'un mode de vie ultracontemporain avec un "ni-ni", ni enracinement grégaire, ni nomadisme pur : "Il faut admettre, qu'il y ait du trouble dans la place, qu'il soit social, politique ou affectif. Nous sommes dans le déplacement plus que dans l'assise d'une place définitive. Certains pensent cette absence de place, cet entre-deux comme un équilibre instable, une vulnérabilité. Mais n'est-ce-pas la force des désaccordés que de n'être jamais exactement à leur place, de naviguer entre deux langues, les cultures, les modes d'être ? N'est-ce-pas cette fluctuation, cette plasticité à être autre qui notre réelle liberté ?". Faut-il encore pratiquer un pas de côté, bien se connaître, mieux "habiter son corps", pour trouver sa place dans la société ? Il est très ardu de résumer un tel ouvrage tellement la philosophe emprunte des chemins détournés par toutes les questions égrenées dans le texte. Ce qui rend la lecture intéressante réside dans le fait qu'elle cite de nombreux écrivains qui nourrissent sa pensée : Georges Perec et son "Espèces d'espaces", Annie Ernaux, Gaston Bachelard, Henri Michaux, Michel Foucault, Sarah Chiche et bien d'autres. L'auteure éclaire ainsi avec plus de clarté ses propres pensées parfois un peu trop répétitives. Cet essai a le mérite d'aborder une question centrale sur un sujet d'identité dans une société en perpétuel changement.  Et il faut bien, comme l'écrit l'auteur, chercher sa place en pratiquant parfois des "détours, des bifurcations" : "Notre place est celle qui porte en elle toutes les secousses et les sursauts de ces mouvements intérieurs, de ces élans et de ces fixations, éphémères". Un essai riche de réflexions et de questions. Une belle écriture au demeurant qui permet une lecture agréable. 

vendredi 10 juin 2022

"Le corps de l'âme"

 Le recueil de nouvelles de Ludmilla Oulitskaia, publié chez Gallimard en début d'année, m'a vraiment enchantée. Annette a déjà évoqué dans l'atelier Littérature ce recueil et m'a fortement encouragée à le découvrir. Dès que j'ai lu le premier texte, j'ai senti que j'avais affaire à une très grande dame de la littérature russe, voire mondiale. Née en 1943 dans l'Oural dans une famille juive, elle a connu toutes les persécutions possibles. Biologiste de métier, elle a été exclue de son laboratoire. Dissidente déclarée, l'écrivaine n'est surtout pas une amie du pouvoir autocratique russe. Elle vit à Berlin, en Italie et en Israël pour fuir ce cauchemar qu'est devenu son pays. La télévision lui a consacré une émission que j'ai vue récemment où on suit l'écrivaine dans sa vie quotidienne. Elle déclare que les livres qu'elle compose la suivent sans cesse et que l'écriture demeure sa seule façon de vivre. Ce reportage montrait une femme adorable de gentillesse, cultivant l'amitié avec ses traductrices. Cette personnalité attachante d'une humanité rare écrit : "J'ai rencontré tant de gens d'une telle dimension, d'une telle beauté, et même d'une telle sainteté qu'il me semble en connaître suffisamment pour dix vies. La plupart sont morts, et je suis la détentrice de choses terriblement éphémères et très précieuses". Son dernier livre commence par un éloge tendre et juste pour des femmes jeunes et vieilles, intelligentes ou pas, toutes ces battantes de la vie qui donnent et reçoivent peu. L'écrivaine a décidé d'approcher la notion d'âme plus complexe à saisir que le corps. La frontière mystérieuse entre ces deux entités semble ténue et pourtant franchissable. Dans la première nouvelle, Zarifa, femme d'affaires brillante, est mariée à une arménienne. Elle est atteinte d'un cancer qui va finir par la tuer. Mais, avant de mourir, elle se pose des questions sur le Bien et sur le Mal. Son mariage avec une femme l'a séparée de sa famille qui ne peut accepter cette union, contraire aux principes de la religion. La deuxième nouvelle évoque une femme seule qui veut mourir. Mais, elle va rencontrer sur le tard l'homme de sa vie mais, elle le perdra dans un accident. Dans ces onze textes intenses et poétiques, les personnages féminins n'ont pas la vie facile mais leur humanité profonde illustre ce "corps de l'âme", cette notion éminemment spirituelle. Plus je lisais les textes, plus je m'égarais avec admiration dans une dimension merveilleuse alors que je résiste souvent à ce type de littérature. Pourtant, la présence de la mort se vérifie dans chaque nouvelle et ce passage d'un monde à l'autre (ou au néant) pose une question métaphysique. Que devient l'âme après la mort du corps ? Ludmilla Oulitskaia révèle avec son art sa conception de la vie, de la mort. Emotions, sensations, humour, poésie, puissance des images, aspect comico-tragique de la vie, tous ces éléments composent un chef d'œuvre, "Le corps de l'âme". Cet été, je vais lire ses romans précédents. Il n'est jamais trop tard pour découvrir une immense écrivaine universelle, venue de l'Est. 

jeudi 9 juin 2022

"Journal de nage"

 Chantal Thomas vient d'écrire son dernier opus, "Journal de nage", sorti au Seuil en mai. J'ai acheté son livre dans une librairie de Rennes très sympathique, "La Nuit des Temps", en hommage à René Barjavel. J'aime musarder dans les librairies quand je pars en escapade et celle-ci proposait un fonds de littérature très intéressant. J'ai retrouvé dans ce "Journal de nage" le charme littéraire de Chantal Thomas. Comme la nage qu'elle pratique avec passion à Nice, son écriture se rapproche de cette activité physique : une prose liquide, fluide, scintillante. Pendant l'été 2021, l'écrivaine tient son journal intime et nous livre ses impressions sensuelles, ses rencontres hasardeuses, ses réflexions subtiles sur la société actuelle. Comme elle l'intitule "journal de nage" (j'avais lu neige au premier abord), j'ai pensé à son récit émouvant sur sa mère, infatigable nageuse, dans "Souvenirs de la marée basse", composé en 2017.  Elle observe ses contemporains avec malice : "La vie intérieure des gens au XXIe siècle est une conversation téléphonique sans répit. Elle serpente et s'étire à l'horizontale". Elle évoque la période du Covid quand la France vivait au rythme des chiffres sur le nombre de cas, sur les morts à l'hôpital, sur le danger de sortir de chez soi. Tout en relatant ce temps en suspension, Chantal Thomas se sent accompagnée par la littérature, en particulier par le Journal de Kafka (qu'elle donne envie de lire). Mais, sa plus grande occupation se nomme la nage : "Je suis entrée dans l'eau. Je suis entrée dans un mode d'être". Près de sa plage préférée à Nice, elle observe les passants, raconte des anecdotes souriantes et glisse aussi des remarques sur son environnement. Quand elle observe des pères avec leurs fils qui jettent des cailloux dans l'eau, elle songe à Virginia Woolf qui s'est noyée en mettant des cailloux dans les poches de son manteau. Elle nage le matin, le soir, comme une respiration harmonieuse, une réconciliation avec son corps et compare sa présence dans la mer au rêve. Ce journal fourmille de détails pittoresques, de références littéraires, de scènes cocasses. Un régal de lecture d'une légèreté bienfaisante. Chantal Thomas définit l'écriture ainsi : "L'écriture est le coup de talon qui opère la bascule de la mort à la vie. Elle est la force unique, et mystérieuse, de sauvetage. De salut". Belle définition, très belle formule sur l'acte d'écrire. 

mercredi 8 juin 2022

Ranger sa bibliothèque

 Après avoir lu Olivier Rolin et son ouvrage décapant, "Vider les lieux", je me suis posée la même question : et si l'on me demandait de quitter ma maison, que deviendraient mes chers livres ? Grave et grande question tellement je suis attachée à mes murs de papier. Mes "bouquins" habitent surtout deux pièces, le salon et une chambre d'ami qui me sert de "magasin"  comme une réserve dans une bibliothèque. Quand j'étais bibliothécaire à la BU de Chambéry, je me suis occupée des magasins où l'on stockait plus de 100 000 livres. Je devais tous les ans me charger du "désherbage" pour gagner quelques mètres linéaires. Cette tâche parfois ingrate mais nécessaire me plaisait beaucoup car, malgré tout, je sauvais quelques auteurs qui auraient fini leur vie dans une déchetterie. Cette pratique professionnelle de mettre au rebut les ouvrages inutiles devait se faire régulièrement. J'écartais évidemment les livres très abîmés, non récupérables, les doublons, les ouvrages obsolètes, etc. Mes souvenirs de bibliothécaire remontent à la surface de ma mémoire et pour revivre ces moments où je devais absolument "faire de la place", j'ai considéré mes étagères comme un magasin et j'ai mis enfin de l'ordre dans mes livres. J'entasse, je conserve, je garde, je relis, je feuillette. Mais, je devais me résoudre à éclaircir les rayonnages. Les livres ont besoin d'espace et de clarté.  J'ai commencé par le salon en montant sur un tabouret et tout en dépoussiérant les étagères, je retrouvais des livres oubliés. Tiens, j'ai donc des Perec à relire : "Penser/Classer" et "Tentative d'épuisement d'un lieu parisien". Et cet écrivain peu connu mais que j'avais beaucoup aimé, Georges Perros, il faut que je me confronte à lui car je l'ai abandonné depuis si longtemps... Et "Noces" de Camus, les Tabucchi, René Char. J'ai regardé avec admiration le mètre linéaire de Pascal Quignard (j'ai pratiquement tout acheté). J'ai retrouvé un Pierre Reverdy, une biographie sur Yourcenar toujours pas lue, et ma pile des documents à lire s'est étoffée tout en rangeant ma bibliothèque du salon. J'ai laissé le désordre s'accumuler dans mes différents meubles et j'ai décidé de bouleverser le rangement habituel. Dans la chambre,  les livres sur les voyages (Italie et Grèce, surtout), les catalogues de musées, la philosophie, les livres de poche, les revues. Dans le salon, la littérature et les livres d'art. J'aime ces instants où je range comme si je mettais aussi de l'ordre dans mes priorités. Une fois par an, cette opération de grand ménage au printemps comporte aussi de belles surprises, des redécouvertes, des envies de relire des auteurs aimés des décennies auparavant. Résultat de cette mise en ordre : quelques livres de poche, des romans médiocres, un résultat maigrichon, un petit mètre linéaire. Décidément, ma bibliothèque tient encore la route et chaque fois que je tenais un roman ou un essai dans mes mains, je me disais : "Ah, j'ai encore quelques années devant moi pour les relire". Sois optimiste !  

mardi 7 juin 2022

"Le petit foulard de Marguerite D."

 Marguerite Duras a fasciné et fascine toujours de très nombreux lecteurs(trices) dont je fais partie. Je suis allée sur sa tombe à Paris en 2020 au cimetière Montparnasse pour lui rendre hommage. Je ne manque jamais d'ouvrir un de ces romans au moins une fois par an comme si ce rendez-vous annuel m'était nécessaire. J'ai toujours apprécié sa liberté d'être dans tous les domaines : son style affranchi des normes classiques, les sujets sur le mystère féminin, sur l'amour et sur la création littéraire, son interrogation permanente sur la vie. Colette Fellous, écrivaine et amie intime de Marguerite Duras, a pris la plume pour raconter un souvenir qui l'a marqué à tout jamais : "Je portais un gilet en grosse laine rouge et blanc et un petit foulard de soie léopard tacheté noir et blanc. (...) Elle m'a fixée, légèrement absente, la beauté de son visage, ses yeux bleus et purs, son ait unique et souverain de Marguerite D. : tu vois, j'étais exactement comme toi. Le même foulard, les mêmes couleurs, pareille". Colette Fellous vient interroger l'écrivaine sur "Emily B," qui venait d'être publiée. Elles partagent l'amour du théâtre et du cinéma. Elles sont nées dans les "colonies" et cette expérience les rapproche. Leur amitié est née vingt ans auparavant. Son amie Marguerite, âgée de 73 ans, semble marquée physiquement par l'alcool mais sa vie intellectuelle reste intacte. Leur rencontre autour du foulard marque un arrêt sur images. L'écrivaine se voit dans un miroir quand elle admire la tenue colorée de son interlocutrice. Même si Marguerite Duras semblait parfois débordée par ses propres outrances, elle insufflait dans ses textes des fulgurances où sa douleur, son intelligence et son ironie façonnaient son écriture inimitable. Colette Fellous a cherché un foulard similaire pour l'offrir à son amie et quand elle l'a enfin offert à Marguerite, il a scellé leur amitié pour toujours. Cet ouvrage teinté d'une douce nostalgie comporte aussi quelques photos de l'écrivaine aux Roches Noires à Trouville. Chacun et chacune gardent en soi un mystère malgré les nombreux écrits que Marguerite Duras nous laisse : "Elle dit comment elle écrit, comment elle se souvient, comment elle aime (...) Mais je la vois beaucoup plus fragile que ce qu'elle a pu laisser paraître".  Ces souvenirs des années 80 m'ont ramenée à un temps où la littérature jouait un rôle important dans la société. Qui de nos jours remplace Marguerite Duras ? Personne, hélas ! Un beau récit et un hommage à une écrivaine "sublime". 

lundi 6 juin 2022

"Vider les lieux"

 Olivier Rolin vient de publier un ouvrage autobiographique passionnant, "Vider les lieux", paru chez Gallimard au début de l'année. Cet écrivain français, septuagénaire, ancien militant d'extrême-gauche, voyageur baroudeur, a composé une œuvre originale au service d'un cosmopolitisme joyeux. Son dernier opus tranche avec les précédents récits. Le cercle s'est rétréci car l'auteur doit tout simplement vider son appartement au 10, rue de l'Odéon à Paris. Le propriétaire veut récupérer son bien et Olivier Rolin n'a pas le choix. Pourtant, il ressent une certaine amertume de quitter un lieu où il a vécu plus de trente ans : "Voilà, on s'en va, on déguerpit, on dégage, on prend ses cliques et ses claques, dans les cent cinquante cartons de livres, entre autres". Cet appartement comme l'immeuble possède une histoire particulière. Tom Paine, un acteur de la Révolution française, a vécu dans ce lieu emblématique. L'auteur conte avec malice ses deux voisines âgées, envahies par leurs poubelles, des squatters susceptibles, des souvenirs liés à cette rue si célèbre de l'Odéon, rue des éditeurs où ont vécu les iconiques libraires, Adrienne Monier et Sylvia Beach dans les années 30, l'une dirigeait La Maison des Amis des Livres et l'autre, Shakespeare and Company. Le plus touchant dans ce livre concerne le rapport de l'écrivain à ses livres, plus de 7 000 qu'il a accumulés depuis des décennies. Vider les lieux se résume surtout à vider sa bibliothèque. Quelle épreuve pour tout amoureux (se) de ces sacrés compagnons de papier ! Chaque fois qu'il range un ouvrage dans un carton, les souvenirs affluent dans sa mémoire littéraire : Chalamov, Calvino, Lobo Antunes, Sabato et surtout James Joyce. Il a aussi conservé des lettres, des timbres, des journaux, symboles d'un monde disparu. Dans cette rue parisienne, Luc, le coiffeur bavard, règne en maître avec Sarah et Thierry, patrons du bar. Le récit est écrit pendant la pandémie, une période rude pour l'écrivain, contraint à l'immobilité alors qu'il ne rêve que de départs continuels même si sa tanière de l'Odéon lui servait de base, enracinée dans cet espace si livresque. Il évoque un oncle tué pendant la guerre d'Indochine, la dictature en Argentine et évidemment la Russie en rappelant une citation de Joseph Brodsky : "Aucun pays n'a mieux maîtrisé l'art de la destruction de l'âme de ses citoyens que la Russie".  Un récit qui se lit d'une traite  : émouvant, nostalgique et aussi teintée d'un humour tonique et combatif malgré sa mise en demeure de "vider les lieux". 

vendredi 3 juin 2022

Atelier Littérature, 4

Odile, notre nouvelle recrue à l'atelier, a présenté avec enthousiasme le récit autobiographique de Daniel Mendelsohn, "Une Odyssée : un père, un fils, une épopée", paru en 2019. L'écrivain américain, helléniste passionné, se saisit de l'Odyssée d'Homère pour raconter avec un émerveillement partagé, le périple en Méditerranée qu'il a entrepris avec son père, Jay, âgé de quatre-vingt-un ans. Ils se découvrent pendant les dix jours d'une croisière sur les traces d'Ulysse. Cette exploration ne peut qu'enchanter le lecteur(trice) autour de l'enfance et de la mort, de l'amour et du voyage et surtout de la filiation et de la transmission. Ce récit magnifique a comblé Odile comme il m'avait aussi charmée à sa sortie. Daniel Mendelsohn a aussi écrit un récit essentiel sur la Shoah, "Les Disparus", témoignage déchirant et émouvant sur sa famille en Pologne, tous déportés et morts sans laisser des traces. Danièle a évoqué le roman de Gyrdir Eliassor, "Requiem" paru en février 2022. L'auteur islandais raconte l'histoire de Jona qui entend de la musique en toute chose : du sifflement de la bouilloire au ronronnement du congélateur. Il note tout dans son carnet. Il quitte Reykjavik pour un village afin de composer une œuvre décisive, une marche funèbre ou une étude pour violoncelle. Mais, un jour, il perd ses repères en égarant son précieux carnet. Ce roman subtil et mélancolique pose la question de la création artistique. Un beau roman, selon Danièle, hors des sentiers battus. Annette a présenté le dernier livre de Ludmila Oulitskaïa, "Le corps de l'âme", paru chez Gallimard en 2022.  Comment raconter ce merveilleux recueil de nouvelles que j'ai lu récemment sur les conseils avisés d'Annette ? Quand il est question de l'âme, il semble impossible de la définir, de la qualifier, de l'analyser. Pourtant, l'écrivaine russe réussit à travers son écriture poétique à décrire les destins parfois fabuleux de ses personnages qui portent en eux ce supplément d'âme si mystérieux et si rare. Ce recueil mérite un billet entier dans ce blog. Annette a raconté l'histoire d'un chien en peluche qui a perdu un œil. Et cet œil perdu se retrouve dans le regard du nouveau-né. Il faut lire cette grande écrivaine russe qui nous réconcilie avec l'âme russe que l'autocrate P. ne semble pas posséder. Voilà pour les coups de cœur de mai. De bonnes idées de lecture pour l'été prochain. 

jeudi 2 juin 2022

Atelier Littérature, 3

Janelou a démarré la séance des coups de cœur avec un documentaire historique, "A l'ombre de l'histoire des autres" de Camille Lefebvre, paru en janvier 2022. L'historienne se penche sur sa famille, sur son passé intime. La mémoire familiale et le métier de l'auteur se nouent à partir d'archives publiques et privées. Elle utilise aussi des travaux scientifiques récents. En reconstituant les trajectoires de ses quatre grands-parents, des "gens ordinaires" affrontés à des événements extraordinaires., l'historienne entreprend une autobiographie collective de témoignage. Venus d'Oran jusqu'aux confins de la Bessarabie, de la Seine-Inférieure à l'Espagne franquiste, leurs origines diverses ont eu la conséquence de vivre l'Histoire avec un grand H : pogroms, colonisation, guerres, Shoah, engagement communiste, Résistance. Les grands-parents de l'auteur ont vécu le XXe siècle en percutant la grande Histoire. Toutes ses vies anonymes ont reçu l'hommage vibrant de leur petite-fille grâce à l'écriture et ce récit a vraiment passionné Janelou. Nous parlons rarement de documents historiques dans l'atelier. Très bonne initiative de Janelou qui a laissé la parole à Odile qui, elle aussi, a présenté un témoignage historique, paru en 2012, sur la Guerre d'Algérie, "Nos pères ennemis", écrit par Hélène Erlingsen-Creste et Mohamed Zerouki : "Nous allons parler de cette guerre, de cette ignoble guerre. D'un côté, des soldats d'une armée régulière qui devaient remplir leur mission et, de l'autre, des moudjahidin d'unités clandestines qui se battaient pour la liberté de leur pays". Les pères ont donc été soldats et adversaires. Clovis Creste a été tué en 1958 et Ibrahim Zerouki a disparu un an plus tard. La fille et le fils racontent la vie de ces pères, l'amour de leur pays et leur peur de mourir. Un témoignage très intéressant sur cette guerre fratricide dont les séquelles restent encore bien présentes. Colette a évoqué un récit de Noëlle Chatelet, "Au pays des merveilles", publié en 2009. L'écrivain se confie sur sa nouvelle merveille, la naissance de sa première petite-fille qui lui rappelle sa propre enfance. Ce récit familial émouvant s'adresse aussi à sa mère dont elle décrivait sa fin volontaire dans "La dernière leçon". Pascale a choisi "La Delector" de François Vallejo. Lydia Delectorskava, russe comme son nom l'indique, trouve un travail auprès des Matisse à Nice. Il a 62 ans et elle, 22 ans. Leur histoire va durer vingt-deux ans jusqu'à la mort du peintre. Enigmatique, efficace et discrète, elle veille sur madame Matisse et se rend indispensable pour son mari en devenant son modèle. Un roman documenté très intéressant à lire pour retrouver Matisse et les couleurs vives de Nice. Toute une époque. 

mercredi 1 juin 2022

Atelier Littérature, 2

 Janelou a poursuivi l'évocation de la rupture dans le récit poignant de Georges Perec, "Ellis Island". Il en fallait du courage pour quitter son pays natal et pour se retrouver sur cet îlot inhospitalier à des milliers de kilomètres de chez soi. L'écrivain décrit avec une précision de chirurgien la matérialité du lieu en mettant aussi l'accent sur les immigrants, leur nombre, leur pays d'origine, le nom des bateaux sur lesquels ils franchissaient l'océan. Cette description clinique, austère, quantitative va crescendo pour aboutir à ses questions sur ses origines juives : "Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c'est l'errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil, c'est-à-dire le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part, c'est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m'impliquent, comme si la recherche de mon identité passait par l'appropriation de ce lieu-dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle". Janelou a beaucoup apprécié ce texte court, fulgurant, émouvant que Perec a composé en même temps que son récit intime, "W ou le souvenir d'enfance", un de ses chefs d'œuvre. Une rupture absolue pour des millions d'Européens au début du XXe siècle venus pour une meilleure vie dans ce Nouveau Monde impitoyable, une Terre promise pour fuir la misère, la pauvreté et le désespoir. Un récit magnifique à lire, à relire. Pascale et Colette ont choisi "La Femme rompue" de Simone de Beauvoir. Les deux lectrices ont bien aimé les nouvelles les plus longues et n'ont pas compris la plus courte, "Monologue", un récit enragé d'une femme déprimée. Le mal être des femmes en crise n'a pas pris une ride et conserve une actualité permanente. Le premier texte évoque une intellectuelle intransigeante qui ne supporte pas la trahison de son fils (il quitte l'enseignement pour un poste au ministère de la culture), l'éloignement de son mari et son propre vieillissement. La nouvelle qui porte le nom du recueil, "Le femme rompue"  a gardé sa tonalité moderne. L'écrivaine raconte les moments de rupture dans une vie de femme au foyer : son mari la trompe et ses enfants quittent le nid familial. Pour cette femme qui a sacrifié sa vie à sa famille, ces ruptures fondamentales la basculent dans une dépression dévastatrice. Comment supporter sa nouvelle liberté ? Simone de Beauvoir avec sa philosophie de l'existentialisme et sans un dogmatisme démodé, propose la volonté, le sursaut, la prise de risque, le goût de la vie, malgré des failles et des échecs intimes. Un recueil de nouvelles à découvrir.