jeudi 20 février 2020

Charlotte Delbo, 2

Dans les dernières pages de "Aucun de nous ne reviendra", Charlotte Delbo se souvient de sa vie d'avant et rêve de son retour dans un Paris fantasmé alors qu'elle observe son environnement, synonyme de mort. Le récit se termine dans un chant funèbre où l'espoir s'amenuise et le désespoir s'immisce en elle. Dans le second volume de la trilogie "Auschwitz et après", intitulé "Une connaissance inutile", l'écrivaine commence son récit en évoquant la présence des hommes à côté de leur camp de concentration et évoque son jeune mari, "Mon amoureux du mois de mai", fusillé peu après son arrestation. Son témoignage d'une intensité bouleversante décrit un enfer permanent où, seules, les relations de solidarité empêchent la déchéance et la mort. Parfois, un événement exceptionnel surgit dans ce monde concentrationnaire : une kapo leur donne la permission de se laver dans un ruisseau alors qu'elles ne peuvent jamais prendre soin d'elles. Elle relate aussi une soirée de Noël, organisée par les Polonaises. Et un jour, une prisonnière introduit dans leur existence misérable un rayon de soleil, symbolisé par la mise en scène du Malade imaginaire de Molière. Elles veulent épater les Polonaises et se lancent à corps perdu dans le théâtre, la passion de Charlotte Delbo. Ce moment s'avère "magnifique" pour toutes les détenues : "C'était magnifique parce que pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru". Le théâtre se vit comme une thérapie libératrice et un jour, une détenue lui vend contre du pain, la pièce de Molière, "Le Misanthrope", un bonheur inouï. La mémoire reconstruit un présent supportable et la narratrice écrit : "Depuis Auschwitz, j'avais peur de perdre la mémoire. Perdre la mémoire, c'est se perdre soi-même, c'est n'être plus soi. (…) J'avais réussi, aux prix d'efforts infinis, à me rappeler cinquante sept poèmes". Un groupe de femmes dont la narratrice est déplacé à Ravensbrück. Et un jour d'avril 1945, le camp de concentration est enfin libéré. Charlotte Delbo part en Suède avec ses compagnes et elle écrit : "Je sais maintenant que le capitaine M. était beau ce matin du 23 avril 1945, au seuil de Ravensbrück. (…) Je sais pourquoi les fleurs étaient belles, beau le ciel, beau le soleil, troublantes et belles les voix humaines. La terre était belle d'être retrouvée. Belle et déshabitée". Le dernier poème du récit conjure le lecteur(trice) d'apprendre "à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie". Charlotte Delbo déclarera : "aucun animal ne serait revenu mais elle a appris là quelque chose qui n'a pas de prix : le courage, la bonté, la générosité, la solidarité". Les témoignages bouleversants de cette femme extraordinaire devraient être lus dans tous les collèges et lycées de France. Survivre à cet enfer est déjà une leçon de vie et malgré l'horreur contenu dans ses pages, lire ses œuvres poignantes relève d'un devoir de mémoire. La littérature concentrationnaire atteint un sommet avec Charlotte Delbo. A lire absolument.