mercredi 28 août 2019

"Marcher jusqu'au soir"

Lydie Salvayre vient d'écrire un livre très original, "Marcher jusqu'au soir", publié chez Stock dans la collection "Ma nuit au musée". Cette expérience unique en son genre permet à un écrivain de rester toute une nuit, enfermé dans un musée (un de mes rêves les plus insensés). Lydie Salvayre est invitée par une responsable du Musée Picasso à Paris. Elle choisit une œuvre de Giacometti, "L'homme qui marche". Elle décrit cette sculpture ainsi : "L'œuvre au monde qui disait le plus justement et de la façon la plus poignante, ce qu'il en était de notre condition humaine : notre infinie solitude et notre infinie vulnérabilité, mais en dépit de celles-ci, notre entêtement à persévérer dans le vivre, notre entêtement à persévérer contre toute raison dans le vivre".  Cet homme décharné, la peau sur les os, représente une conscience malheureuse dans un "monde obèse, dans un monde de la production obèse et dans un monde de la consommation obèse". Mais son récit ne va pas du tout se focaliser sur Giacometti. Avec son humeur joyeuse et querelleuse, l'auteure se saisit de ce prétexte pour dénoncer le milieu artistique, dominé par le "fric qui dicte férocement sa loi". Elle s'installe devant la sculpture avec un lit de camp, une bouteille d'eau, un ordinateur et un carnet. Elle se trouve démunie devant les œuvres qu'elle redécouvre dans une déambulation nocturne. Et, elle avoue qu'elle ne ressent rien, aucune émotion, aucune déflagration de son être. Lydie Salvayre ne mâche pas ses mots pour définir le monde de l'art que Baudelaire appelait "la canaille artistique". Sa colère contre les musées s'amplifie au fil des premières pages, ces lieux qui "conservent les œuvres en les retirant de la vie". Se retrouver ainsi seule dans ce musée provoque aussi l'irruption de souvenirs douloureux de son enfance, et surtout de son père violent, interné à l'hôpital psychiatre,  quand elle avait 19 ans. Elle évoque son cancer qu'elle a vaincu, son compagnon, sa vie littéraire à Paris. Evidemment, Lydie Salvayre consacre des pages magnifiques sur Giacometti, sur sa modestie d'artiste, son authenticité, sa farouche créativité. Ce récit audacieux dans le style, halluciné, beau et étrange se transforme en essai philosophique sur l'art : "L'art ne pouvait rien, en somme, contre le fait que vivre faisait mal. Néanmoins, une chose était sûre : il arrivait que l'art ajoutât à nos joies et à notre faim de vivre". Dès que j'ai fermé le livre, j'avais envie de le relire… A découvrir sans tarder.