lundi 30 août 2021

"Les Années"

 Comme tous les étés, je pars en vacances sur la planète baptisée "Virginia". Je lis et je relis Virginia Woolf et chaque fois, mon admiration pour cette écrivaine s'amplifie au fil des ans. Son univers singulier me touche toujours autant. Sa modernité littéraire reste intacte, j'entends par modernité, l'art de ses romans, son approche des personnages, leur psychisme complexe, leur monologue intérieur et bien entendu, leur destin souvent déchirant. J'ai donc repris ma Pléiade pour redécouvrir "Les Années", un des romans les moins connus de ma "Grande Anglaise". Publiée en 1937, cette fresque familiale se déroule des années 1880 à 1930. Les Pargiter sur trois générations constituent la trame du récit mais, comme dans toute l'œuvre woolfienne, il ne faut pas s'attendre à suivre une intrigue romanesque. Une multitude de personnages de la bourgeoisie londonienne traverse le roman mais les enfants du colonel Pargiter se détachent : Eleanor, Milly, Delia, Martin, Morris, Rose. Eleanor, l'ainée de la famille, va s'occuper de la fratrie car la mère, souffrante, va mourir. Son destin ressemble à un sacrifice car, au fil des années, elle restera célibataire et prendra soin de son père. Les frères et les sœurs d'Eleanor sont décrits à travers des scènes de la vie quotidienne, alternant des dialogues avec des monologues intérieurs nommés "flux de la conscience". Il suffit de lâcher prise pour se lover dans la prose impressionniste de Virginia Woolf. Tous les détails de l'existence dans sa banalité modèlent les personnages et le Temps, le principal sujet du roman, les change constamment. Les souvenirs surgissent pour montrer la durée, le déroulement des années dans sa fugacité, sa volatilité en façonnant sans cesse une métamorphose. En lisant avec une attention maintenue ce texte magique, Londres semble jouer un rôle important dans ses variations météorologiques, sa population en constante agitation, son évolution permanente folle. A chaque époque évoquée par tranches d'années, Virginia Woolf peint avec des mots une fresque humaine où chaque rencontre familiale, amicale et sociale révèle la vérité des personnages entre les regrets et les remords, entre la recherche du bonheur et de l'accomplissement.  Eleanor, la plus lucide, se demande : "Quand vivrons-nous aventureusement, totalement, non pas comme des infirmes dans une caverne ?". La dernière phrase du roman résume l'aspiration de l'écrivaine au bonheur, alors qu'elle lutte depuis des années contre ses démons dépressifs : 'Le soleil s'était levé et le ciel, au dessus des maisons, avait un air d'extraordinaire beauté, simplicité et paix". Mais, un matin, Virginia Woolf se lèvera, s'approchera de la rivière, remplira ses poches de cailloux et s'enfoncera dans l'eau. Elle écrit un dernier message à son mari en lui avouant qu'elle ne peut plus lutter contre sa "folie" et qu'elle a été heureuse avec lui. Elle n'avait que 59 ans...  Ce roman polyphonique, "Les Années", constitue une expérience de lecture d'une profondeur rare. Cette créatrice exceptionnelle symbolise à elle seule, une des plus belles aventures littéraires du XXe siècle comme notre Proust national. 

vendredi 27 août 2021

"Un fantôme dans la bibliothèque"

Cet essai, "Un fantôme dans la bibliothèque",  m'attendait depuis deux ans et sommeillait tranquillement dans ma bibliothèque. J'avais aimé son titre, car pour une bibliothécaire, ce terme désigne une fiche qui matérialise l'ouvrage emprunté par un lecteur. Maurice Olender, l'auteur en question, est historien, philologue, spécialiste des langues ("Les langues du paradis") et de la question de la race ("Race sans histoire). Cet intellectuel remarquable dirige aussi une collection interdisciplinaire du Seuil, "La Librairie du XXIe siècle". J'ai découvert dans ce catalogue exceptionnel, des écrivain(e)s et des penseurs singuliers comme Lydia Flem, Yves Bonnefoy, Marc Augé, Nicole Loraux, Georges Perec, Antonio Tabucchi et tant d'autres. J'ai enfin ouvert l'essai de Maurice Olender après l'avoir écouté sur France Culture dans une émission intitulée "A voix nue". Ces cinq séquences m'ont servi d'introduction pour mieux comprendre cet ouvrage érudit. Les chapitres délimitent la pensée profonde de cet intellectuel, né à Anvers dans une famille juive en 1946 : "Lorsque j'arrive dans cet univers en 1946, c'est un dépôt de cendres". Il raconte son premier métier, cliveur de diamants, quand il était jeune. Mais, sa véritable naissance à l'écriture et à la littérature démarre à la lecture de Spinoza, de Nietzsche et à l'écoute de Bach. Une question l'obsède : "Comment a-t-on le droit d'apprendre à lire, à écrire, si la lecture et l'écriture peuvent conduire à légitimer la mort de millions de jeunes hommes valides, ni soldats, ni combattants, d'enfants, de femmes et de vieillards ?". Pour appréhender cette barbarie humaine, ce phénomène inexplicable, il a entrepris des études d'archéologie et de philologie. Il évoque son goût pour l'archive, seul témoin des temps passés : "Quant à la poursuite sans fin de la collecte des archives, (...) elle signale sans doute la réalisation d'un rêve humain ordinaire ; servir d'abri à ce qui se perd". Cette passion des archives s'appuie aussi sur son immense bibliothèque personnelle : "On peut aimer s'entourer de livres pour rêver de les lire. Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d'inciter à une lecture sans fin qui n'aura jamais lieu ?". Ce recueil de récits, de rêves et d'archives personnelles aux titres explicites comme "Matériau du rêve, L'Inassimilable, De l'absence de récit,  Lettre d'amour, Une magie de l'absence" devient un "jeu de piste où la mémoire et l'oubli jouent à cache-cache".  Maurice Olender traque ces "fantômes" dans ce duo présence-absence, fantôme des disparus, des traces, de l'oubli dans cet essai passionnant à lire. Dans les entretiens de France-Culture, il recommande la lecture des textes dits "difficiles" et même si la compréhension peine à surgir, les quelques bribes textuelles assimilées justifient amplement la démarche. Ce "Fantôme dans la bibliothèque" est reparti dans les étagères de mes relectures futures. 

mercredi 25 août 2021

Escapade lyonnaise

Lyon figure en bonne place dans mon palmarès personnel des villes françaises. On ne peut connaître une cité sans l'avoir arpentée pendant des heures et des jours. J'ai donc vécu à Lyon dans les années 90 avant l'aménagement des berges du Rhône et à cette époque, j'ai surtout vu la presqu'île où j'habitais sur le quai Gailleton. Mes fenêtres donnaient sur le fleuve où passaient très souvent des péniches et des bateaux de tourisme (et aussi un flot continu de voitures !). De Perrache à la Croix Rousse, du quartier Saint-Jean à la Part-Dieu, tous les quartiers possèdent un charme certain. La place Bellecour, en particulier, concentre l'atmosphère lyonnaise avec son sol ocre, sa statue équestre de Louis XIV et ses événements culturels et commerciaux. Je me rendais souvent chez Flammarion, une grande et belle librairie dans ces années-là, pour acquérir les documents pour la Médiathèque de Tarare. Mercredi dernier, je voulais revoir le Musée des Beaux Arts, place des Terreaux pour une exposition des frères Flandrin. Le passe sanitaire (une aubaine) m'a permis de rentrer dans ce lieu accueillant avec son jardin intérieur. Les trois frères Flandrin, artistes lyonnais, ont réalisé des autoportraits, des nus masculins, des tableaux d'histoire, des paysages italiens. Elèves d'Ingres, ils pratiquent le dessin d'après l'antique et les maîtres anciens, puis plus tard, d'après le modèle vivant. Je ne connaissais pas ces trois peintres et j'avoue que l'exposition était vraiment intéressante. Je n'ai pas un goût prononcé pour la peinture du XIXe mais ces frères complices m'ont agréablement étonnée. J'ai repris ensuite le chemin des salles où j'ai retrouvé mes chers Grecs avec une koré magnifique, des vases et des objets du quotidien. La salle de l'art égyptien est particulièrement riche. Je me suis arrêtée plus longuement chez "mes" Italiens au génie incomparable. Revoir un grand musée fait un bien fou pour le moral malgré les contraintes du masque. L'ambiance silencieuse des musées me convient à merveille et montre bien le rôle apaisant et serein de l'art dans les comportements en société. J'avais choisi une brasserie lyonnaise à la décoration baroque, Le Café des Négociants, pour faire une pause culinaire. Je n'ai pas résisté à la quenelle au brochet, arrosé d'un pot de blanc ! Pour terminer ma journée, je me suis baladée dans le quartier des Brotteaux, près de la Saône et j'ai acheté la nouvelle biographie de Virginia Woolf dans une librairie originale, baptisée "Le bal des ardents", connue par son entrée constituée d'une voûte de livres anciens. On se sent vraiment dans la capitale régionale, une métropole aux accents parisiens avec beaucoup de jeunes en trottinette électrique, une circulation intense, des beaux immeubles, d'innombrables magasins, des librairies et des restaurants. Une belle échappée peut-être courte mais intense... 

lundi 23 août 2021

La rentrée littéraire

Vers le 20 août, une ritournelle revient comme une tradition inscrite dans le bronze : la rentrée littéraire. Ce phénomène presque exclusivement français, intéresse la presse et les médias. Alors que des milliers de Français réfractaires à la Raison râlent sans cesse contre le passe sanitaire, considéré liberticide, d'autres heureusement font confiance à la médecine, au progrès scientifique et  soutiennent totalement, entièrement la vaccination comme un acte simple et banal de solidarité et de fraternité. La "vaccinité" équivaut à une démarche citoyenne et républicaine. Cette protection contre le virus donne l'avantage de libérer l'esprit même s'il faut cultiver la prudence. Cette rentrée littéraire pourrait sembler futile au milieu de la pandémie, de l'Afghanistan, des violences endémiques. Lire des romans, des essais, aller dans une librairie ou dans une bibliothèque symbolisent l'essence de notre démocratie occidentale.  Ces traditions autour des livres et de la littérature marquent notre mode de vie, si précieux et si heureux. Pour se changer les idées, je me suis plongée dans le premier long article du Monde des Livres de vendredi dernier : 521 romans m'attendent dont 75 premiers romans ! J'ai envie de dévorer toutes ces gourmandises de l'esprit ! Evidemment, j'en lirai certains et déjà des écrivains m'intéressent : Lydie Salvayre, Catherine Cusset, Sorj Chalandon, Agnès Desarthe, Nina Bouraoui, Patrick Modiano sans oublier les "étrangers" : Richard Ford, Kazuo Ishiguro, etc. Les journalistes décryptent les tendances de la rentrée sur l'inévitable et effrayante pandémie, sur le dérèglement climatique et l'irruption d'une écologie montante et dérangeante. D'autres thèmes abordent la disparition, l'exofiction ou l'utilisation de personnages réels, l'autofiction nombriliste, l'enquête, le Proche-Orient, la violence faite aux femmes. Chaque paragraphe est illustré par quelques pépites à suivre dans la marée montante de tous ces romans. Certains seront célébrés, lus et aimés, d'autres ne rencontreront pas de nombreux lecteurs et tomberont dans l'indifférence générale. Certains apparaîtront sur les listes des prix littéraires, d'autres seront découverts grâce aux critiques exigeants ou à des conseils amicaux. La rentrée littéraire s'avère excellente selon le Monde des Livres. Les revues littéraires vont apporter leur lot de critiques dès septembre. Les librairies préparent déjà leurs tables pour accueillir toutes les nouveautés. Les bibliothécaires peaufinent leur sélection. Les livres, tous les livres forment un rempart contre la bêtise et l'inculture. Consommons sans modération ces nourritures spirituelles. Une bonne nouvelle, enfin.

vendredi 20 août 2021

"Un sanctuaire à Skyros"

 Je ne connaissais pas cet écrivain, Lucien d'Azay, mais le titre de son livre m'a attirée : "Un sanctuaire à Skyros", publié aux "Belles Lettres" en 2019. Cette île des Sporades au nord de la mer Egée, qualifiée de sanctuaire, concentre deux personnages légendaires de la Grèce antique : Thésée et Achille et une troisième icône littéraire : le poète anglais, Rupert Brooke. Le narrateur tient un journal intime et séparé de sa femme, il part avec son fils en vacances à Skyros. Il loue une maison à demi troglodyte sur un piton rocheux face à la mer. Il explique que, depuis vingt ans, la Grèce est devenu son pays de villégiature et pour choisir une île à visiter, il veut réunir trois critères : un mythe, un écrivain, la forme poétique du lieu ou la beauté du nom. Thésée, en exil, fut assassiné et les Athéniens vinrent récupérer ses ossements pour instituer son culte à Athènes. Achille se cache, déguisé en jeune fille, pour fuir la guerre de Troie. Mais Ulysse le démasque et l'embarque avec lui pour faire la guerre. En 1915, le poète anglais succombe à une infection alors qu'il partait se battre contre les Ottomans pour libérer la Grèce. Le narrateur raconte au fil des jours les rencontres avec les habitants comme sa logeuse Aspasia,  des pêcheurs, des retraités paisibles, installés sur des chaises devant leur porte. Il étudie le grec moderne et note souvent la beauté de cette langue triplement millénaire dans certaines expressions. La vie quotidienne de l'île est décrite dans tous ses aspects en particulier, sa cuisine simple et succulente : salades avec la feta, keftédhès (boulettes), mezzés, brochettes grillées, hachis, riz et pommes de terre, pastèque et yaourt au miel. La météo berce aussi le rythme des jours avec le redoutable meltem, ce vent violent époustouflant qui coupe le souffle. Une visiteuse anglaise intrigue le narrateur. Elle vient seule en pèlerinage depuis 33 ans pour se recueillir pendant une semaine sur la tombe du poète anglais. Ce dévouement mystérieux restera une énigme. La tombe sous un olivier ressemble à un "écrin" et le narrateur dévoile le sens de cette dévotion : "Dans ce champ clos, comme dans un portrait photographique, on assiste à la convergence de forces spirituelles, à la projection mentale de fantasmes puissants, à la transmission d'une métaphore, à la formation d'un spectre de résonance. L'absence se réconcilie avec la présence". Le narrateur s'interroge sur l'influence de l'hellénisme dans l'imaginaire occidental et ce livre charmant, érudit et élogieux se lit avec un grand plaisir surtout pour les amoureux(ses) de la Grèce. Il raconte aussi Athènes, une étape de son voyage et les pages consacrées à cette capitale chaotique, pierreuse et blanche, m'ont rappelé les impressions que j'ai ressenties dans mes escapades grecques. Lucien d'Azay rend un hommage vibrant à la langue grecque, à sa culture antique, à sa géographie et aussi à ses habitants. Une lecture lumineuse, d'une lumière grecque, unique au monde. J'ai envie d'y retourner et j'y retournerai dès l'année prochaine pour découvrir une île mythique à mes yeux qui combine les trois critères de Lucien d'Azay : Corfou !

jeudi 19 août 2021

"Librairies essentielles"

Antoine Gallimard précise dans la présentation de sa nouvelle collection, "Tracts", son intention d'éditeur : "faire entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité". Dans les années 30, Gide, Giono, Thomas Mann se sont faits entendre dans des textes courts, baptisés eux aussi, Tracts de la NRF. Cette "belle exigence" se retrouve donc dans ces publications nombreuses depuis un an et à un prix plus que modique. Récemment, j'ai lu le tract de Christian Thorel, "Essentielles librairies". Ce libraire a repris la librairie "Ombres blanches" en 1978 à Toulouse. Sa librairie s'est agrandie au fil des années et il vient de passer la main. Il a composé cet opus pour fêter les quarante ans de la loi Lang sur le prix unique du livre. Il évoque dès la première page ces lieux magiques : "Nos jardins de papier recèlent des illusions nécessaires, des rêves indispensables, autant qu'ils révèlent des savoirs et des voix nouvelles". Il retrace les circonstances de la loi protectrice des libraires et salue la détermination de Jérôme Lindon dans cet acte fondateur. Christian Thorel raconte sa vocation de libraire et quand j'ai lu ces pages sur son métier, j'ai humé un air de famille, celle des passionnés des livres et de la littérature. Il décrit les librairies parisiennes découvertes lors de ses études et ces souvenirs ont percuté ma propre mémoire quand j'ai vécu dans la capitale au début des années 80. Je citerai en particulier Gibert Jeune, La Hune, Compagnie, les Presses universitaires de France, Des Femmes, les Bouquinistes des bords de Seine. Paris, à mes yeux, prenait la forme d'un livre. Je me souviens encore de Corti à côté du jardin du Luxembourg où j'ai acheté un Julien Gracq et c'est l'éditeur légendaire, José Corti qui m'avait remis l'ouvrage dans les mains, en me souhaitant une bonne lecture. "Ombres blanches" à Toulouse est devenu un centre culturel, un lieu d'animation en recevant régulièrement des écrivains. Il lance avec d'autres libraires indépendants, l'excellente publication, "L'Œil de la Lettre" qui proposait des bibliographies thématiques toujours percutantes. Il aborde aussi dans ce texte, des questions techniques comme le milieu de la distribution, la fragilité financière de ces commerces particuliers. Christian Thorel cite Virginia Woolf : "Le seul conseil qu'une personne puisse donner à une autre à propos de la lecture c'est de ne demander aucun conseil, de suivre son propre instinct, d'user de sa propre raison, d'en arriver à ses propres conclusions". Le lecteur(trice) prend donc le relais dans cette chaîne essentielle du livre après l'écrivain(e), l'éditeur(trice) et le ou la libraire. Ce plaidoyer pour le commerce des livres se lit avec plaisir et pour moi, ancienne libraire à Bayonne dans les années 70, cette lecture a représenté une belle échappée dans mon passé basque où j'étais une "jardinière de livres". Quand je rentre dans une librairie au moins une fois par semaine, ma curiosité vibre à la vue de tous ces livres étalés sur les tables ou installés dans les rayonnages. Des promesses d'heures heureuses, la lecture !

lundi 16 août 2021

"La force de l'âge", 5

 Après la Guerre d'Espagne, Simone de Beauvoir relate l'Occupation et donne une idée particulièrement saisissante de cette époque noire. Cet événement représente pour l'écrivaine une "coupure" : "Je renonçai à mon individualisme, à mon anti-humanisme. J'appris la solidarité". Elle écrit plus loin : "En 1939, on existence a basculé d'une manière aussi radicale : l'Histoire m'a saisie pour ne plus me lâcher : d'autre part, je m'engageai à fond et à jamais dans la littérature". Elle compose son premier roman, "L'Invitée", inspiré du trio qu'elle forme avec Sartre et Olga. La littérature "apparaît lorsque quelque chose dans la vie se dérègle". Elle évoque aussi le sujet de l'indépendance matérielle des femmes quand elle établit un bilan dans sa trentième année : "Se suffire matériellement, c'est s'éprouver comme individu complet". Son féminisme universaliste naît à ce moment là. Commence pour elle la période la plus sombre de sa vie : celle de l'Occupation. Elle utilise son journal intime pour raconter ses angoisses face à la guerre, sa faim permanente, Sartre prisonnier, la vie quotidienne harassante, les amis disparus, l'exode des parisiens, le moral en berne, les bombardements et tous ces faits quotidiens que la guerre provoque dans la privation subie et dans l'inquiétude permanente. Ces textes intimes racontent ce passé traumatisant pour tout un pays, prisonnier des nazis et des pétainistes. A ma grande surprise, je n'avais pas "vu" dans ma première lecture l'intérêt de ce témoignage quand j'ai lu cette œuvre dans les années 8O. L'écrivaine retrace avec minutie ce quotidien anxiogène et ce présent tragique ne l'empêche pas de s'adonner à la littérature dans ses rencontres avec l'intelligentsia de l'époque. La hiérarchie scolaire lui demande de signer un papier où elle affirmait qu'elle n'était ni juive, ni liée à la franc-maçonnerie : "Il n'y avait aucun moyen de faire autrement". Ce fait lui sera reproché plus tard ainsi que son manque d'engagement dans la Résistance. Le texte fourmille de détails sur l'atmosphère étouffante de Paris sans oublier, malgré tout, que la vie culturelle continue aussi. Elle rencontre un jeune écrivain, inconnu du public, Albert Camus, qui vient de publier "L'étranger". Et ils se fréquentent souvent dans les fêtes, les soirées au restaurant. Le bilan de ces quatre ans : "un compromis entre la terreur et l'espoir, entre la patience et la colère, entre la désolation et des retours de joie". Elle raconte la Libération de Paris, son émotion de retrouver la liberté et l'euphorie générale. Ces années noires ont transformé l'écrivaine et ont tué son insouciance : "Aucun brin d'herbe, dans aucun pré, ni sous aucun de mes regards, ne redeviendrait jamais ce qu'il avait été. L'éphémère était mon lot. Et l'Histoire charriait pêle-mêle, avec des moments glorieux, un énorme fatras de douleurs sans remède". Relire les "Mémoires" de Simone de Beauvoir avec un bond conséquent d'années est une expérience étonnante et aussi détonante. J'ai redécouvert la richesse considérable de la vie culturelle de cette époque-là, le rôle de l'Histoire dans la vie sociale et individuelle. Dans les billets précédents, j'ai essayé de traiter des différents étapes de la vie exceptionnelle de Simone de Beauvoir : sa jeunesse, la genèse de sa complicité avec Jean-Paul Sartre, la matrice de ses romans et de sa vocation d'écrivain, sa soif de vivre, sa passion des idées, son amour total de la liberté, des voyages, de l'amitié, des livres, du cinéma, du théâtre et évidemment de Paris. Ses ouvrages autobiographiques montrent le parcours extraordinaire d'une femme libre ! Mais, cette intellectuelle sans concession ne cache aucun de ses défauts, de ses manques, de ses frustrations. A travers son autoportrait littéraire, elle a dessiné aussi son époque, une France intellectuelle vivante, vibrante, inoubliable. A lire et à relire sans attendre. 

vendredi 13 août 2021

"La force de l'âge", 4

 Simone de Beauvoir, dans ce deuxième volume de ses Mémoires, évoque la montée du nazisme en Allemagne et analyse sa propre cécité en la comparant avec celle de la gauche entière. Elle écrit : "Aujourd'hui, cela me stupéfie que nous ayons pu enregistrer ces événements avec une relative sérénité ; certes, nous nous indignions ; le nazisme inspirait à la gauche française encore plus d'horreur que le fascisme italien ; mais elle refusait de regarder en face les menaces qu'il faisait sur le monde". Elle constate cette faiblesse du politique en 1958, plus de vingt après cette période dramatique. Sartre portait une attention particulière au monde politique alors que le Castor poursuivait "avec entrain mon rêve de schizophrène", drôle de définition pour son attitude distanciée par rapport à l'actualité historique. Elle précise sa pensée en avouant : "Le monde existait, à la manière d'un objet aux replis innombrables et dont la découverte serait toujours une aventure, mais non comme un champ de forces capable de me contrarier". Son compagnon lui reprochait parfois son "insouciance". Elle pense écrire un roman mais constate son manque d'imagination : "Contre la plénitude de mon bonheur, les mots se brisaient ; et les menus épisodes de ma vie quotidienne ne méritaient que l'oubli". Elle cherche des modèles pour se lancer dans une fiction et s'intéresse à Stendhal en particulier. Parallèlement, alors que les menaces d'une guerre se précisent, elle reste "installée dans la paix éternelle". Elle prend conscience de la situation quand elle part rejoindre Sartre à Berlin où il travaillait à l'Institut français. Les pages qu'elle consacre à cette période sont particulièrement passionnantes. Elle voyage en Allemagne et assiste à des manifestations de nazis, "des cohortes de chemises brunes" et se demande : "Assis coude à coude, ils buvaient de la bière et chantaient. Peut-on tant aimer la chaleur humaine et rêver de massacres ? Cela ne paraissait pas conciliable". Simone de Beauvoir intègre dans son récit autobiographique les faits d'actualité tout en évoquant sa relation avec un Sartre de plus en plus impliqué dans sa philosophie existentialiste. Elle ressent aussi le poids des ans (à 26 ans !) et éprouve une certaine mélancolie : "J'étais encore capable de transes et pourtant, j'avais une impression d'irréparable perte". Une rupture intervient dans son récit en 1936 : la Guerre d'Espagne éclate qui sera suivie par la Deuxième Guerre mondiale. Elle s'enthousiasme pour la guerre civile espagnole soutenant comme beaucoup d'intellectuels de gauche la cause des Républicains. Quand Léon Blum refuse d'aider la République espagnole alors qu'Hitler vient soutenir les franquistes, Simone de Beauvoir estime ce manque de solidarité comme une trahison. (La suite, lundi)

jeudi 12 août 2021

"La force de l'âge", 3

J'ai découvert dans "La force de l'âge" la passion de Simone de Beauvoir pour les voyages : "Voyager : ç'avait toujours été un de mes désirs les plus brûlants. Avec quelle nostalgie, jadis, j'avais écouté Zaza quand elle était revenue d'Italie !". Cette grande randonneuse a sillonné la France dans toutes les régions, surtout près de Marseille quand elle a été nommée professeur de philosophie. Elle découvre seule les calanques, les massifs proches, sans aucune sécurité et même chaussée de sandalettes légères. La marche et la pratique du vélo font partie de ses loisirs préférés : "chaque promenade était un objet d'art". Je n'avais pas imaginé une Simone téméraire, sportive, intrépide, frôlant même de nombreux dangers dont celle de la curiosité malsaine de quelques hommes seuls. Avec Sartre, elle entreprend des voyages à l'étranger, des parenthèses heureuses, surtout en Italie qu'elle adore, l'Espagne, la Grèce, l'Allemagne, Londres, etc. Elle recherche des traces littéraires et artistiques dans les capitales alors que Sartre s'intéresse davantage aux conditions sociales. Elle avoue que parfois, elle était "consternée" par leurs divergences tellement elle souhaitait la plus ample "harmonie" dans leur couple. Les mémoires décrivent l'environnement des villes, gangrenées par une extrême pauvreté en particulier dans ces pays du Sud qui n'étaient pas, dans les années 30, couverts d'hôtels et de piscines. Le tourisme mondial ne sévissait pas comme aujourd'hui et beaucoup de lieux conservaient un cachet d'éternité, en particulier le site archéologique de Délos, près de Mykonos. Dans ces relations de voyage, elle note tous les détails les plus infimes qui donnent une réalité tangible à tous les paysages qu'elle décrit. A Athènes, des enfants dépenaillés n'hésitent pas à lancer des cailloux aux étrangers. A Barcelone, elle arpente les rues moites de chaleur, se gavant de "tasses de sauce noire" (du chocolat !) et savourant tous les endroits les plus atypiques. Cette curiosité insatiable prouve son adhésion au monde qu'elle ressentait au contact du réel. Tout l'intéressait : les humains comme les paysages, les modes de vie, les nouvelles techniques de son temps comme l'aviation inabordable. Elle compulsait les "guides bleus avec frénésie". Elle ressent une certaine jubilation en découvrant Avila : "A Avila, le matin, j'ai repoussé les volets de ma chambre ; j'ai vu, contre le bleu du ciel, des tours superbement dressées ; passé, avenir, tout s'est évanoui ; il n'y avait plus qu'une glorieuse présence : la mienne et celle de ces remparts, c'était la même et elle défiait le temps. Bien souvent, au cours de ces premiers voyages, de semblables bonheurs m'ont pétrifiées". Il faut préciser que nos deux acolytes disposaient de confortables vacances avec leur métier respectif d'enseignant...   (La suite, demain)

mercredi 11 août 2021

"La force de l'âge", 2

 Simone de Beauvoir construit sa propre famille avec Sartre en créant un cercle de proches, issus de la promotion de l'agrégation et aussi de leurs élèves respectifs. Cette bande d'amis lui tient lieu de refuge et elle décrit leurs rencontres dans de nombreux cafés parisiens, des boîtes de nuit, des restaurants. Ils vivaient dans des chambres d'hôtel et refusaient catégoriquement un embourgeoisement notoire. Cette nouvelle bohème les rendait heureux : "Le monde n'arrêtait pas de nous raconter des histoires que nous ne lassions pas d'écouter". Son regard acéré sur les hommes et sur les femmes qu'elle rencontre la met "en transe" et elle décrypte tous les comportements avec un Sartre qui commence à élaborer sa philosophie sur l'existence. Elle évoque un de ses modèles littéraires : la sublime Virginia Woolf. Les idées, les concepts prennent une grande place dans leur quotidien d'intellectuels parisiens : "Nous étions perdus dans un monde dont la complexité nous dépassait". Ils partagent tous les deux la même passion des livres qu'elle empruntait souvent chez la libraire la plus emblématique de l'époque, Adrienne Monnier. Leur curiosité insatiable les dispose à découvrir toute la littérature, tout le cinéma et surtout le théâtre. On ne devient pas écrivain sans boire à la source même de la culture universelle : "Mais il n'y avait pas d'alcool pour m'énivrer ; j'allais de surprise en émerveillement, de plaisir en fête. Tout m'amusait, tout m'enrichissait. J'avais tant de choses à apprendre que n'importe quoi m'instruisait". Simone de Beauvoir célèbre dans ce deuxième tome son goût de la vie, des autres, des paysages sans oublier sa vocation enracinée au plus profond d'elle : écrire son œuvre. Elle revient sans cesse sur ce besoin vital : "A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire. Je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester". Elle décrit avec précision la mise en scène de son premier manuscrit : "Je m'asseyais sur une de mes chaises orange, je respirais l'odeur du poêle à pétrole et je contemplais d'un œil perplexe le papier vierge : je ne savais pas que raconter". L'écrivaine ne cache rien de ses difficultés, de ses doutes, de son manque d'imagination, ni de ses échecs pour ses premiers manuscrits. Elle cherche sa voie (et sa voix propre) pour entamer une carrière reconnue. Ces mémoires constituent ainsi un témoignage d'une richesse littéraire incontestable et répondent à cette question essentielle : comment devenir écrivain ? Entre Sartre et elle, le pacte n'était pas seulement basé sur leur relation amoureuse. Il relevait aussi d'un pari insensé, ambitieux, audacieux : se lancer à corps perdu dans la littérature. (La suite, demain)

mardi 10 août 2021

"La force de l'âge", 1

 Je poursuis mes relectures estivales avec les Mémoires de Simone de Beauvoir qui regroupent "Mémoires d'une jeune fille rangée", "La Force de l'âge" et la première partie de "La Force des choses" dans le premier volume de la Pléiade. J'ai donc terminé le deuxième tome de l'œuvre autobiographique de l'écrivaine publié en 1960 qui se déroule de 1929 à 1944. Dans la présentation de ce volume, Simone de Beauvoir justifie sa démarche de mémorialiste : "Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j'ai commencé à parler de moi : on commence et on n'en finit plus. (...) J'ai prêté ma conscience à l'enfant, à la jeune fille, abandonnées au fond du temps perdu et perdues avec lui. Je les ai fait exister en noir et blanc sur du papier". Elle refuse qu'il ne reste d'elle qu'une "pincée de cendres" et sa volonté de "s'arracher à ce néant" révèle sa vocation précoce de l'écriture. Elle évoquait sa passion pour devenir écrivain et ce deuxième volume illustre la concrétisation de cette vocation irrésistible. L'écrivain prévient ses lecteurs sur son projet en se racontant avec sincérité tout en évitant cet écueil : "Il ne s'agit pas ici de clabauder sur moi-même et sur mes amis ; je n'ai pas le goût des potinages. Je laisserai résolument dans l'ombre beaucoup de choses". Un personnage central et vital fait une apparition dans ce récit : Jean-Paul Sartre avec lequel l'écrivaine se lie jusqu'à la fin de sa vie : "Sartre vivait pour écrire. Il avait mandat de témoigner de toutes choses et de les reprendre à son compte à la lumière de la nécessité ; moi, il m'était enjoint de prêter ma conscience à la multiple splendeur de la vie". L'écrivaine a obtenu son agrégation de philosophie. Elle raconte sa conquête de la liberté, une option prioritaire dans sa vie. Mutée à Marseille, puis à Rouen, sa carrière de professeur ne l'enchante guère. Ce métier lui donne surtout une disponibilité appréciable pour voyager. Vivant "chichement, Sartre et Beauvoir méprisent les valeurs de l'argent, de la bourgeoisie et consacrent leur temps libre aux plaisirs de la vie : "Rien donc ne nous limitait, rien ne nous définissait, rien ne nous assujettissait ; nos liens avec le monde, c'est nous qui les créions, la liberté était notre substance même". Leur seule appartenance qu'ils revendiquaient se résume dans cette phrase lapidaire : "Nous étions des écrivains" alors qu'ils n'ont encore rien publié. Cette obsession rythme leur vie quotidienne. Ces deux jeunes intellectuels des années 30 cherchent avidement un sens à leur vie en lisant avec frénésie les philosophes, en découvrant la psychanalyse et le marxisme. Leur couple se consolide mais Sartre exige un pacte pour deux ans : "Entre nous, il s'agit d'un amour nécessaire : il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes". Leur relation ne repose pas sur des pratiques communes. Chacun conserve sa liberté. "Leur radicale entente" constitue un privilège que le Castor analyse finement dans le premier chapitre. (La suite, demain)

jeudi 5 août 2021

Pour Roland Barthes

 En 2015, Roland Barthes aurait fêté ses cent ans. A l'occasion de cet événement, quelques essais ont paru sur lui dont celui de Chantal Thomas. Comme j'aime bien ces deux écrivains, j'ai eu la curiosité de lire cet hommage, "Pour Roland Barthes", publié au Seuil dans la collection Points. Chantal Thomas a participé au Séminaire de la rue Tournon dans les années 70. Elle raconte avec humour son audace quand elle ose joindre par téléphone dans un bar bruyant, le professeur Barthes pour lui demander d'assister à ses cours très réputés. Il accepte sa demande et la voilà introduite dans ce petit cénacle d'étudiants érudits. La voix du philosophe la séduit d'emblée : "Sa voix et sa diction avaient cette qualité d'être empreintes d'une nostalgie du silence. (...) Ce qui retenait l'attention dans la parole de Roland Barthes tenait à sa lenteur d'énonciation - un rythme surprenant quand on pense à la fièvre d'accélération qui saisit chacun ici". Son calme, sa placidité étonnaient la narratrice qui voyait dans cette pratique du langage, "l'originalité d'une vision, la ténuité d'un goût" et ajoute même la formule, "la liberté de son intelligence". Dans le premier chapitre, elle analyse les raisons de sa fascination pour ce professeur atypique : l'amour de la langue, la différence, le goût du présent, le désir. Roland Barthes parlait d'une de ses peurs : "Ce qui fait peur, c'est l'avènement, dans toute la société, d'une phrase-standard, sans saveur, sans diversité, sans spécialité : phrase-monstre de la société de communication". Cet ouvrage se définit comme "un exercice d'admiration et de reconnaissance". Véritable outil d'initiation pour une œuvre à la réputation hermétique, cet essai réunit divers articles parus entre 1982 et 2014. Cet "empathie rêveuse" qu'elle ressentait pour son mentor révèle leur commune passion pour l'écriture et pour la littérature. L'écrivaine analyse avec un talent d'écriture quelques textes fondateurs barthésiens, en particulier les "Mythologies, "Michelet par Michelet", "Fragments d'un discours amoureux" et surtout l'extraordinaire "Barthes par lui-même", un bijou autobiographique d'une modernité audacieuse. Elle rappelle les deux lieux qu'il aimait le plus : son quartier de prédilection, Saint-Germain-des-Prés et Urt, un petit village du Pays basque. La grande et belle lumière du Sud-Ouest, plus subtile que celle du Midi, enchantait Roland Barthes et Chantal Thomas écrit : "Il suffit pour habiter le monde de s'abandonner à sa changeante beauté". L'écrivaine évoque aussi la place que tenait sa mère dans la vie du philosophe qui, avant son accident mortel, avait décrit le chagrin qu'il ressentait devant la perte maternelle dans son dernier ouvrage, "La chambre claire". Je ne sais pas encore si cet essayiste subtil intéresse encore les jeunes générations mais, j'ai la nostalgie de son regard acéré, distancié, élégant sur la société française dans ses "Mythologies". Qu'aurait-donc écrit ce sémiologue sur la crise sanitaire, sur le virus, sur le vaccin ? J'ai le regret d'annoncer que notre XXIe siècle n'a pas encore donné naissance à ce type spécial d'intellectuel, fin, cultivé, secret, unique en fait. Quel dommage ! Et ce n'est pas Michel Onfray qui va le remplacer...

mercredi 4 août 2021

Mes balades au lac

 L'été, je préfère la tranquillité avec un goût particulier pour le silence... Une question d'âge, certainement. Evidemment, je ne regrette plus les plages bondées comme à Biarritz ou les rues envahies de touristes battant le pavé avec un vide à combler et recherchant la distraction au sens pascalien.  Et ne parlons pas de la "musique" qui m'excède sur les terrasses de bar et de restaurant. Le lac, depuis le mois de juillet, a pris son rythme estival avec des parkings bien remplis et des grappes de famille en plein pique-nique. J'ai trouvé une parade pour éviter cette affluence en marchant tôt le matin où je ne croise que des sportifs impatients et des pêcheurs patients. Trois à quatre matins par semaine quand le climat le permet, je savoure le bleu-vert du lac, du ciel avec quelques nuages souvent magnifiques. Ce panorama s'offre à mes yeux éblouis par ce panorama grandiose à dix minutes de chez moi. Et je ne m'en lasse jamais. Lundi, j'ai pris la direction du Bourget du Lac et j'ai marché quelques kilomètres pour atteindre le château de Bourdeau. Transformé en hôtel de luxe, il surplombe majestueusement le lac, d'environ 80 mètres et il est entouré de vignes. Cet ancien château fort du XIe, restauré au XIXe siècle est construit sur des ruines datant de l'époque romaine. Les seigneurs de Seyssel, marquis d'Aix, l'ont possédé jusqu'au XVIIe. George Sand séjourna dans la bâtisse lors de la rédaction de son roman, "Mademoiselle La Quintinie". J'imagine l'écrivaine dans une jolie chambre face au lac et composant avec son énergique imagination son manuscrit, tenant à la main, un porte-plume en nacre. Honoré de Balzac situe une scène de "La Peau de chagrin" à Bourdeau dans un près. Troisième mention littéraire avec Lamartine qui a donné son nom à une petite plage où une grotte aurait connu sa présence poétique. Trois écrivains français pour une si petite commune ! Je ne peux que ressentir une attirance pour ce lieu où souffle l'esprit ! Je ne manque jamais de pénétrer dans la chapelle Saint Vincent d'une simplicité remarquable avec son chœur du XIIIe et sa nef du XVIIe. Elle est ouverte au public et l'on peut se reposer dans le calme complet. Ce petit parcours d'une petite dizaine de kilomètres en partant du port du Bourget me procure un bienfait certain avec une vue magique sur le lac. J'aperçois des voiliers, des barques, les Alpes, le Granier, un décor enchanteur, digne d'un lac italien. Une marche tranquille où je ne croise que quelques amateurs comme moi qui apprécient ce lieu qui échappe à la fièvre touristique. Une aubaine en plein été... 

mardi 3 août 2021

Rubrique Arte

Dans le panorama télévisuel européen, une chaîne franco-allemande de service public, Arte, mise sur la qualité culturelle sans complexe. Son acronyme signifie "Association relative à la télévision européenne". Basée à Strasbourg depuis 1992, elle se compose d'Arte France et d'Arte Deutschland TV. La culture est toujours à l'honneur avec des concerts (plus de 900 spectacles par an), des films, des séries, des émissions sur les voyages, l'Histoire, la Nature, la littérature, les informations, etc. Je regarde le programme régulièrement pour suivre quelques thèmes qui me plaisent tout particulièrement comme l'Antiquité. J'ai regardé récemment une reconstitution des thermes à Rome, une autre sur Akrotiri à Santorin et des reportages sur toutes les capitales du monde dans la série "Invitation au voyage". J'aime bien l'absence de la publicité, la sobriété des présentateurs, le graphisme élégant. J'ai redécouvert aussi un documentaire sur la grande photographe allemande : "Gisèle Freund, portrait intime d'une photographe visionnaire". Teri Wehn-Damisch, une amie proche, lui a consacré un documentaire émouvant. Je connaissais les photos emblématiques de Gisèle Freund comme celles de Virginia Woolf, André Malraux, Joyce, Paul Valéry et tant d'autres écrivains de prestige. Née en 1908 dans une famille juive berlinoise, elle a traversé le XXe siècle comme témoin de son temps. Son père lui a offert une Leica à l'âge de 12 ans. Elle a étudié la sociologie avec Norbert Elias et a posé un regard lucide sur l'Allemagne des années 30 dont elle a constaté l'évolution tragique du nazisme. Elle fuit ce régime en 1933 et prend des photos des derniers rassemblements antifascistes. Arrivée à Paris, elle photographie la capitale dans ses balades et rencontre la légendaire libraire, Adrienne Monier, dans sa librairie de la rue de l'Odéon et sa compagne, Sylvia Beach, elle aussi libraire à "Shakespeare Company". Pour acquérir la nationalité française, elle n'hésita pas à organiser un mariage blanc. Elle va étudier la photographie à la Sorbonne et retrouve son compatriote, Walter Benjamin, philosophe marxiste. A partir de 1937, elle devient photographe reporter et dénonce la pauvreté en Angleterre, décrit la vie des autochtones en Argentine, des paysans mexicains mais aussi celle d'Eva Perron. En 1938, elle l'une des premières photographes à utiliser la couleur. Tous les Français connaissent au moins une de ses photographie dupliquée à des milliers d'exemplaires, celle de François Mitterrand, devenu Président de la République en 1981. La documentariste évoque la fin de vie difficile de Gisèle Freund, atteinte de la maladie d'Alzheimer. Elle qui avait tant aimé le réel pour le photographier sous toutes les coutures, elle avait perdu tout contact avec lui. Un destin de femme exceptionnelle et j'ai eu le bonheur de la rencontrer dans les années 90 à Lyon dans un colloque de bibliothécaires. Je lui avais posé une question sur la photo de Virginia Woolf. Elle m'a avoué qu'elle était très intimidée par cette écrivaine géniale et que sa tristesse l'avait frappée. Arte a eu la très bonne idée de proposer ce portrait que l'on peut voir en replay. 

lundi 2 août 2021

"Billy Wilder et moi"

 Jonathan Coe était un jeune adolescent de quatorze ans quand il voit un film de Billy Wilder à la BBC, "La vie privée de Sherlock Holmes" et depuis ce coup de foudre cinématographique, il a voulu rendre un hommage vibrant à ce cinéaste américain dans son dernier roman, "Billy Wilder et moi", publié chez Gallimard en début d'année. Billy Wilder devient une idole pour l'écrivain anglais qui s'inspire de ses dialogues dans sa manière d'écrire. Il n'opte pas pour une biographie classique mais préfère l'art du roman pour évoquer la vie du réalisateur. Il s'est même donné un modèle avec le "Ravel" de Jean Echenoz. Son personnage principal, la narratrice du récit, s'appelle Calista. Grecque de naissance, elle quitte Athènes avec son sac à dos en 1977 pour visiter les Etats-Unis et se retrouve à Los Angeles. Une rencontre va changer sa vie : elle partage un repas grâce à une amie de hasard avec le cinéaste d'Hollywood, Billy Wilder. Celui-ci remarque la présence de cette jeune fille intrépide et il l'invite à le rejoindre à Corfou pour lui servir d'interprète. Il va tourner le temps d'un fol été son avant-dernier film, "Fedora" en 1978. Jonathan Coe a justifié son choix ainsi : "J'ai toujours trouvé fascinante l'histoire derrière ce film, et poignante : cette situation affreuse où un grand réalisateur qui a connu tant de succès se retrouve abandonné par tous les grands studios parce que ses films les plus récents ont connu l'échec". Dans ce film, l'écrivain britannique sexagénaire perçoit le passage du temps et le poids des années. Calista se souvient de cette période cruciale pour elle quelques décennies plus tard. Elle vit à Londres avec son mari et ses deux grandes filles dont l'une traverse une période difficile. Compositrice de musique de film, elle ne signe plus de contrat. Les deux vies racontées, celle de Wilder et celle de Calista, se rejoignent dans ce constat lucide : "Reconnaître le moment où une période de notre vie est terminée et trouver un moyen de s'adapter à cet état de fait, de l'accepter". Ce roman virtuose se lit avec un intérêt certain, lié au talent irrésistible du magicien Coe. Une magie littéraire dans la construction du roman avec des retours passé-présent sur la vie de Wilder et de Calista, leur complicité bienveillante, leur passion commune pour le septième art. J'ai redécouvert ce cinéaste oublié, Billy Wilder, et j'ai envie de voir sa filmographie. Je me souviens encore de "Certains l'aiment chaud", un film jubilatoire qui m'avait marquée dans ma jeunesse. La littérature joue toujours la carte culturelle, d'un texte à un film, d'un film à un texte. Cette cohabitation littéraire et cinématographique est un des charmes irrésistibles de ce roman nostalgique et tendre. Une très agréable lecture pour l'été.