lundi 16 mars 2020

"Croire aux fauves"

Nastassja Martin, anthropologue, spécialiste des populations arctiques, vient de publier un récit autobiographique très déroutant, "Croire aux fauves", publié aux Editions Verticales. Je n'ai pas trop l'esprit animalier mais lire Sylvain Tesson et sa "Panthère des neiges" m'avait rapprochée de nos compagnons sauvages. Mais, rencontrer par malchance un ours me semble un peu hallucinant : "L'ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j'attends, j'attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble pas". La narratrice raconte cette incroyable aventure personnelle : se battre avec un ours ! Ce jour du 25 août 2015, cet ours attaque Nastassja Martin quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'ours s'est enfui et la jeune femme s'est battue avec un piolet pour le repousser. Elle comprend tout de suite que le plantigrade l'a défigurée avec sa mâchoire fracassée, qu'une jambe a été labourée par les griffes de l'animal. Cette étreinte brève et violente l'a laissée dans un état second. Que faisait cet ours dans ces parages ? La narratrice s'était isolée loin du camp de chasse où se déroule ses études de terrain. L'anthropologue éprouve une passion pour le Nord, pour les Indiens Gwich'in, chasseurs de caribou qui sont menacés par la prédation de leurs ressources minières. Dans les montagnes de Kamtchatka, vivent les Evènes, l'un des petits peuples que la fin de la protection sociale soviétique a abandonné dans une certaine misère. Sa fascination déborde sur les relations homme-animal, l'humain et le non-humain. Quel dialogue, quelles frontières entre ces deux mondes ? Les Evènes croient aux forces obscures, aux esprits animaux. En luttant contre cet ours, la narratrice a accédé à une double identité mi-homme, mi-ours. Son contact intime avec un animal révéré l'a transformée en "miedka", un être passé hors de la normalité humaine. Une matriarche nommée Daria la prend sous son aile alors que d'autres membres de la communauté la rejettent. Elle relate les soins qu'elle reçoit, les relations avec sa famille, et surtout son changement intime : "Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d'avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. (…) Un temps où moi et l'ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c'est une initiation mutuelle". Ce récit original et originel, influencé par Michaux et Pascal Quignard, d'une écriture magnifique, embarque son lecteur(trice) dans une rêverie poétique et philosophique au bord d'un gouffre. A lire absolument pour s'évader d'un présent d'une lourdeur palpable.