lundi 29 mars 2021

"Nœuds de vie"

 Je conserve un souvenir merveilleux d'une rencontre avec Julien Gracq, l'un de mes écrivains préférés. Je ne parle pas d'une présence physique, mais d'un coup de foudre littéraire quand j'ai ouvert pour la première fois de ma vie, "Le Rivage des Syrtes" que j'avais déniché par hasard dans une étagère d'une petite bibliothèque de quartier au Boucau, près de Bayonne. J'étais au lycée et cette lecture d'un inconnu total m'avait véritablement subjuguée. Pourtant, il ne se passe presque rien dans ce "Rivage des Syrtes", un roman de l'attente, mais la prose que je parcourais me racontait une histoire hors du temps avec des mots et un rythme qui tranchaient de mes lectures habituelles. J'ai senti que cet écrivain compterait pour moi. Je reviens vers sa Pléiade pour la beauté de sa langue, pour son univers singulier. Quand j'ai appris que son éditeur, la maison Corti, publiait en janvier un inédit de l'écrivain, "Nœuds de vie", je l'ai, évidemment, acheté en librairie les yeux fermés. Julien Gracq, dans son "splendide isolement", a refusé le prix Goncourt pour "Le Rivage de Syrtes" en 1951 et il s'est mis toute sa vie à l'écart des médias et du milieu littéraire parisien. Il refusait même que ces écrits soient publiés en livre de poche. Toujours fidèle à son village d'origine, Saint-Florent-Le-Vieil dans le Pays de la Loire, l'écrivain, ancien professeur d'histoire et de géographie, n'a cessé d'observer le monde : "Tant de mains pour transformer le monde et si peu de regards pour le contempler". A partir de 1954, il abandonna la fiction pour se consacrer à la prose fragmentaire dans ses "Lettrines", mêlant des souvenirs personnels, des descriptions de paysages, des commentaires de ses lectures. Ce récit, "Nœuds de vie", écrit dans les années 70, reprend la forme de ces ouvrages antérieurs avec quatre chapitres : "Chemins et rues", "Instants", "Lire", "Ecrire". Il constate la dégradation des paysages, d'une présence trop humaine comme une prémonition écologique : "Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne".  Déambulations géographiques, découvertes touristiques, admirations littéraires, commentaires divers, l'écrivain manie aussi un humour distancé avec sa propre œuvre : "Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu'on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l'habitant". L'éditeur Corti nous promeut des carnets libérés en 2027. Il faut lire ce recueil de textes d'une écriture somptueuse pour retrouver le goût délicieux d'un langage rare et précieux, hélas, bien malmené aujourd'hui. Cet ouvrage, une pépite éditoriale, salué par la presse littéraire, donne envie de cheminer avec bonheur dans l'œuvre gracquienne. Lire Julien Gracq, c'est se retrouver sur un île unique d'images, d'impressions, de sensations et ce voyage dans ce beau pays, la littérature d'excellence, réjouit tous les amoureux(ses) de la langue française.