lundi 3 décembre 2018

"Leurs enfants après eux"

Nicolas Mathieu, jeune écrivain trentenaire, a écrit en 2014 son premier roman dans la collection "Actes Noirs". Ce livre a déjà été adapté en série télévisuelle, "Aux animaux, la guerre". Pour son second roman, Nicolas Mathieu décroche le Prix Goncourt en 2018 à la surprise des critiques car le jury penchait pour d'autres titres. Ce roman résonne très fort en ce moment car il aborde la déréliction des classes populaires dans une France des années 90. Le cadre géographique confirme le diagnostic sociologique d'une Lorraine périphérique à l'abandon, une région désindustrialisée où les hauts-fourneaux ont été rayés de la carte.  L'été étouffant saisit ce paysage à l'arrêt. Anthony, quatorze ans, traîne avec son cousin et il s'ennuie. Ils décident de voler un canoé pour s'approcher d'une plage de nudistes près du lac de loisirs. A partir de cette escapade, il rencontre une jeune adolescente, Stéphanie,  qui représente son idéal amoureux. Mais, Anthony se sent enfermé dans le huis clos familial ouvrier : il voit son père s'enfoncer dans l'alcool, sa mère toujours usée, déprimée. Stéphanie et Clem, son amie, appartiennent à la classe moyenne un peu aisée et vivent dans des pavillons. Elles forment un duo complice et rêvent de quitter leur 'trou". Un quatrième personnage, Hacine, est un enfant d'immigré algérien, vend de la drogue et a honte de son père. Cette fresque sociale évoque ces quatre destins d'adolescents pendant quatre années. Il m'est impossible de résumer chaque trajectoire de vie tellement le roman décrit avec une précision de sociologue les années 90 dans sa dimension culturelle et politique. Chaque famille se débat dans des difficultés sans nom : chômage, alcool, divorce, maladies. Chaque adolescent se bat pour survivre dans cet enfer d'un ennui profond. Les deux jeunes femmes semblent comprendre que travailler à l'école peut leur permettre d'échapper à une détermination sociale. L'une réussira le concours de médecine et l'autre une école de commerce. Cette traversée d'une catégorie sociale abandonnée comme des Indiens dans des réserves est portée par un style construit, élaboré, imagé, voire diapré. Je citerai cette phrase : "Les hommes parlaient peu et mourraient tôt ; les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle". Ce tour de force littéraire se transforme en épopée élégiaque d'une classe sociale ouvrière oubliée, sacrifiée et ce livre deviendra un classique du XXIe siècle pour comprendre les colères d'aujourd'hui.