lundi 16 novembre 2020

"Saturne"

 Sarah Chiche, psychanalyste clinicienne, vient d'écrire un récit crépusculaire, "Saturne", publié au Seuil en fin août. Ce récit autofictionnel ne se lit pas sans prendre un risque : celui de sombrer dans une certaine mélancolie. Quand la littérature et la psychanalyse se mélangent avec talent, la frontière entre ces deux disciplines s'efface en annulant les influences de l'une sur l'autre. La narratrice, l'écrivaine en personne, raconte son odyssée familiale en imaginant la vie de ses parents jusqu'à sa naissance. Imaginés ou réels, les évènements vont se déployer dans un style d'une sensibilité exacerbée. Lors d'une conférence à Genève en 2019, la narratrice rencontre une femme qui aurait connu son père pendant la Guerre d'Algérie. Disparu en 1977 à 34 ans d'une leucémie foudroyante, il laisse sa fille de quinze mois, orpheline à vie. Cette rencontre déclenche un retour fulgurant dans le passé d'un homme à la réputation sulfureuse au sein de la famille.  Issu d'une lignée de médecins en Algérie française, il se rejoint le continent avec son père qui construira un empire médical en France. Ils vivent tous dans un Château normand et forment un clan apparemment soudé. Harry, le père de la narratrice, mène une existence contraire aux vœux de ses parents. Il commence la médecine comme son solide frère, Armand, avec qui il ne s'entend pas et abandonne ses études peu après. Il vit à Paris où il flambe l'argent dans les casinos. L'écrivaine raconte l'amour fou de son père pour une femme d'une beauté venimeuse et quelque peu mythomane. Il se marie avec elle en contrariant son clan et donne naissance à une petite fille. La deuxième partie du récit autobiographique se concentre sur la dépression dévastatrice de la narratrice pendant trois ans après le décès de sa grand-mère. Elle traverse cette période dans sa jeunesse et quand elle en réchappera, elle comprendra le sentiment de perte qui l'a enserrée, enterrée vivante. Son deuil impossible à réaliser s'atténuera quand elle visionnera un petit film sur sa naissance où elle se voit dans les bras de son père, ce père qui l'a tant aimée. Cet amour retrouvé, cet amour révélé provoque chez elle une renaissance bien que mêlée d'une mélancolie toute saturnienne. Dorénavant, sa deuxième naissance se nomme écriture. Ce beau récit intime au style lancinant ressemble à un diamant noir dans les nouveautés de la rentrée. Dans un entretien sur France-Culture, Sarah Chiche se confie sur son père : "On ne fait pas son deuil, c'est une expression abominable, mais on fait avec le deuil. Certains s'en remettent, mais il arrive que d'autres se laissent mourir avec leur mort, dans leur mort, et n'en reviennent pas. Et puis, certains en reviennent, mais demeurent en eux, une béance, un blanc". Une écrivaine à suivre, dorénavant.