mercredi 19 juillet 2023

"Piliers vivants", Régis Debray, 2

 Régis Debray met au sommet de ses admirations littéraires, Julien Gracq, "l'homme rangé dérangeant", "le rebelle très boutonné", "le petit prof, un cartable à la main". Il célèbre chez cet écrivain singulier la notion de "paysage-histoire", et ajoute "Cela ne manque pas de préscience : c'est dans les zones frontières que se passent les choses cruciales". Il faut se souvenir du roman emblématique de Julien Gracq, un chef d'œuvre de la littérature française, "Le Rivage des Syrtes" que Régis Debray évoque ainsi : "Les pourtours du rivage des Syrtes, où s'entremêlent l'excitation de l'inconnu et le pressentiment de l'inexorable, l'effondrement tout en douceur d'un vieil empire". L'auteur connaissait bien ce grand écrivain des bords de la Loire qui utilise la langue française "d'avant" qui ne sera peut-être plus comprise dans quelques années. Constatant le phénomène de "l'analphabétisme galopant", Julien Gracq poursuivait sa mission d'écriture somptueuse "sans s'arracher les cheveux". L'auteur conseille avec un esprit moqueur à nos écologistes politiques de lire Gracq dans son souci permanent d'une nature préservée. Le véritable lieu de naissance de Régis Debray se nomme Littérature. Tous les textes de l'abécédaire illustrent cette passion originelle. Un chapitre m'a particulièrement amusée. Intitulé "Vitesse", Régis Debray dénonce cette "accélération du monde" : "On veut tout tout de suite. Où êtes-vous donc partis, longueurs balzaciennes, tunnels proustiens, préliminaires sadomasos, vacances bretonnes, sans télévision ?". Il se souvient de cette question : "Quel bouquin j'emmène ?" et notre narrateur jubilatoire égrène les sagas de l'époque, les "Jalna", les "Thibault", "La chronique des Pasquier", "Les hommes de bonne volonté", nos séries écrites d'autrefois. Quelle belle nostalgie d'un temps où la lecture réservait des moments de silence et de quiétude ! Il termine son hommage à la littérature en évoquant Marguerite Yourcenar et son roman intemporel "Le coup de grâce". Cet éloge m'a donné envie de le relire cet été. Je citerai sa définition du "miracle littéraire qui saisit au passage, non l'air mais l'or du temps". La question de l'âge revient aussi à travers les lignes qu'il nomme "Obsolescence", un portrait de Régis Debray, soi disant inadapté aux mœurs actuelles, et racontées avec un humour détonnant. Un beau récit autobiographique, ce portrait de cet intellectuel français, lucide et honnête dont la principale qualité s'appelle "gratitude".