jeudi 29 juillet 2021

"Adieu Fantômes"

 Le deuxième roman, "Adieu Fantômes", de l'écrivaine Nadia Terranova, se passe en Sicile, à Messine plus précisément. Ida, la narratrice, vit à Rome, s'est mariée et travaille à la radio en animant une émission sur des histoires vraies. Sa mère, restée à Messine dans leur appartement familial, l'appelle pour l'aider à ranger ses affaires personnelles. Le toit-terrasse de l'appartement présente des fuites qu'il faut aussi réparer avant de le vendre. Elles ont vécu dans ce lieu après la disparition inexpliquée du père il y a une bonne dizaine d'années. Cet ancien professeur de littérature latine, en proie à une dépression sévère, a fermé la porte de l'appartement et n'est jamais revenu chez lui : "Après des semaines d'immobilité dans le lit conjugal, il s'était levé, il avait éteint son réveil programmé à six heures et demie, et il était sorti de l'appartement pour ne jamais revenir". Est-il mort ou vivant ? Ce père fantôme hante la mémoire d'Ida et l'empêche même de vivre. Il s'est "décomposé en effluves aquatiques", mais, comme personne n'a retrouvé son corps, il peut réapparaître en "réclamant sa moitié de lit et son couvert à table". A vingt ans, Ida a fui sa Sicile et quand elle revient passer quelques jours à Messine, le passé lui revient en plein cœur et elle voit le spectre écrasant de son père partout. Elle retrouve son ancienne chambre "morte, envahie par les flots de souvenirs". Ainsi à treize ans, la narratrice est devenue la fille d'un "disparu" : "les vrais morts meurent, ils s'enterrent et se pleurent". Ida, adulte et vingt trois ans plus tard, cohabite avec la jeune adolescente orpheline. Pour tourner cette page indélébile, elle va vivre une expérience "flottante" car l'eau, l'élément aquatique, prend une grande place dans ses sensations. Elle songe à son père qui aimait nager, à la pluie qui dégouline sur la terrasse, à la mer proche, aux pleurs qui la dévastent la nuit, toutes ces notations symbolisant la douleur permanente. Ida enfin peut parler de ce chagrin à sa mère, règle ses comptes avec une ancienne amie, évoque son mari à la fois présent et absent, ses déambulations dans la ville entre mer et ciel. Ce très beau roman subtil et captivant, mêlant le réel et le surréel voire le fantastique, plonge le lecteur et la lectrice dans les méandres proustiens aux accents de Messine, reflétant les tourments de la narratrice. Sa culpabilité de ne pas avoir sauvé son père de la dépression, reste une blessure inguérissable : "Nous étions coupables, un homme dépressif avait quitté la vie parce que nous n'avions pas pu le retenir, nous voyions notre crime comme une tache écarlate et impunie". Elle trouvera pourtant le courage de se libérer du fantôme, ce fantôme qui a hanté sa vie, son père. Une écrivaine italienne de Sicile vient de naître avec ce roman émouvant sur le deuil et sur la perte... A découvrir. 

mercredi 28 juillet 2021

"Comment les livres changent le monde"

Souvent, l'été est synonyme du mot "vacance" sans le s à la fin du mot. Les médias se mettent en mode pause, les journalistes se retirent dans leur résidence secondaire à la campagne ou en bord de mer pour revenir frais et reposés à la rentrée. Les informations se transforment en nouvelles (à part le virus !) creuses et sans grand intérêt. Je m'attendais au même dispositif sur France Culture avec beaucoup de rediffusion. Pendant cette période, il faut décompresser, se vider la tête, oublier les soucis quotidiens, se lâcher, s'adonner au farniente et autres slogans prônant l'insouciance. Cet interlude dure deux mois, une parenthèse nécessaire pour tous les salariés. C'est l'été, je pense au fleuve des enfers, le Léthé, dans la mythologie grecque qui personnifie l'oubli. Mais, si on ne veut pas sombrer dans la légèreté estivale, j'ai une recette revigorante pour lutter contre ce vide intellectuel : écouter une série passionnante, "Comment les livres changent le monde" sur France Culture en podcasts. Sur une idée originale de Régis Debray, l'Histoire des idées se profile à travers 13 livres qui ont bouleversé le monde depuis 1945. Le premier épisode concerne l'histoire du livre et sans le papier, sans les journaux, sans les informations, le mot démocratie serait une utopie. Balzac le raconte déjà dans "Les Illusions perdues" en 1837. La série se poursuit avec "L'existentialisme est un humanisme" de Jean-Paul Sartre, "La peste" d'Albert Camus, "Le Deuxième sexe" de Simone de Beauvoir, "1984" de George Orwell, "Tristes tropiques" de Lévi-Strauss, "Les Damnés de la terre" de Fanon, "Eichmann à Jérusalem" d'Hannah Arendt, "Le petit livre rouge" de Mao Zedong, "La plaisanterie" de Kundera, "Le Camp des saints" de Raspail, "L'Archipel du Goulag" de Soljenitsyne, "Surveiller et punir" de Michel Foucault, "Le Choc des civilisations" de Samuel Huntington. Le dernier épisode s'intitule "Et pour demain ?". Régis Debray a établi cette liste avec Didier Leschi en déclarant : "C'est l'examen de la dynamique des idées, non pas le produit livre, mais le ferment livre. Non pas la source mais les embouchures. Je trouve que c'était une façon originale de traiter la question - non pas, de quoi ce livre est-il le résultat mais - qu'en est-il résulté ?". L'idée retenue pour cette liste montre les différents courants d'idées qui se sont imposés au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle. Ces livres fondateurs ont bouleversé le cours du monde. Les ouvrages de Kundera et de Soljenitsyne annoncent l'effondrement du Bloc de l'Est. Simone de Beauvoir amorce avec sa Bible féministe, la libération des femmes. Fanon annonce la décolonisation, Lévi-Strauss, la reconnaissance des peuples "sans écriture". Dans ma vie de libraire et de bibliothécaire, je diffusais ces livres importants et essentiels pour la pensée contemporaine à une exception : le Jean Raspail, trop polémique, dérangeant, considéré comme un brûlot contre l'immigration. Régis Debray l'a choisi pour révéler l'angoisse de l'Occident face aux invasions migratoires venues du delta du Gange...  Ecouter cet ensemble remarquable de podcasts me réconcilie avec l'idée d'un été pensif, un été où l'esprit peut souffler partout, chez soi ou sur la plage, sur une montagne ou au bord d'une rivière. Après l'écoute de France Culture, place aux livres recommandés ! 

lundi 26 juillet 2021

"Rue Cinq-Mars"

 Michel Crépu, écrivain et directeur de la Nouvelle Revue Française (NRF pour les intimes), a évoqué son père dans un récit aux allures proustiennes, "Un jour", publié en 2015. Ce récit bref et émouvant, "Rue Saint-Mars", (à peine 85 pages), se lit avec beaucoup d'intérêt. J'apprécie les chroniques souvent pertinentes de cet homme de lettres discret et efficace dans son blog de la revue. Dans son récit autobiographique, Michel Crépu raconte la vie de sa mère, couturière de métier à Paris, "Première main qualifiée" chez le couturier Lucien Lelong. Dès la première page, sa mère apparaît dans sa fin de vie, pensionnaire dans une maison de retraite : "Je n'aimais pas la chambre où ma mère est morte. (...) Elle semblait indifférente aux photographies de famille que nous avions placées sur sa table de chevet en même temps que le crucifix. L'indifférence de ma mère tenait d'une pierre grise, rêche, mystérieuse". L'univers de sa mère s'apparente à la description de Marcel Proust d'une France provinciale : "La province, ce n'est pas autre chose que le monde des traces et des échos enfuis, et en même temps, toujours là". Le narrateur retrace quelques souvenirs dans sa généalogie familiale : "J'écris comme cousait ma mère, millimètre par millimètre. Sans les mots, je ne suis que vacarme, un remuement de casseroles". Ses réflexions sur la famille parsèment le texte avec des expressions lapidaires : "Les familles ne sont que des agrégats en cours de désintégration lente". Au fond, il se pose la question de la personnalité étrange de sa mère, la trouvant "douce et dure" à la fois mais il sait qu'elle a aimé ses enfants. Il évoque aussi son métier de couturière dans un Paris chic, les années 60, les relations familiales et surtout sa vieillesse silencieuse : "Ma mère est devenue un morceau de silex. Le silex n'est pas causant, il ne réponde pas quand on lui parle, il est ce qu'il est". Le mutisme maternel l'interroge : "A quoi pense ma mère ? Ou bien : Qu'est-ce qui la pense ?". Michel Crépu avoue sa difficulté de décrypter cette femme sans histoire et qui restera à tout jamais un mystère insondable. Ce texte puzzle mélange les personnages, les souvenirs et les traces sans respecter la chronologie. Mémorialiste d'un passé insaisissable, il se heurte à une mère insaisissable. Un constat lucide pour cet écrivain subtil au style d'une élégance classique assez rare aujourd'hui. 

jeudi 22 juillet 2021

"80 Maisons d'écrivains"

Le quotidien "Le Monde" propose un hors-série exceptionnel cet été : "80 maisons d'écrivains" en France. Si on veut fuir les plages bondées, les montagnes accaparées, les sentiers surchargés, les villes embouteillées, il existe une solution en feuilletant ce hors-série littéraire : découvrir les maisons d'écrivains. J'imagine que beaucoup de nos contemporains préfèrent les loisirs aquatiques et sportifs alors qu'ils trouveraient un charme certain au sein de ces résidences où souffle l'esprit de création. J'ai toujours aimé ce tourisme particulier et je collectionne à ma façon ces visites magiques tellement la littérature me passionne. Je sens l'esprit du lieu et je garde un souvenir émerveillé de la maison de Karen Blixen en Suède, celle de Jean Giono à Manosque, celle de Joe Bousquet à Carcassonne. Je rêve toujours de voir un jour, la maison de campagne de Virginia Woolf comme celle de Marguerite Yourcenar dans le Maine aux Etats-Unis. Il me reste encore des escapades à réaliser et je compte bien me rendre un jour en Dordogne pour la tour de Montaigne et celle de Julien Gracq en Loire Atlantique. Et aussi, la maison de Colette, de George Sand, de Balzac, de Malaparte à Capri, etc. La revue propose une introduction signée d'Evelyne Bloch-Dano, autrice de "Mes maisons d'écrivains. D'Aragon à Zola", publié au Livre de Poche en 2021. La biographe mentionne évidemment le charme subtil des "Charmettes" à Chambéry où la présence de Jean-Jacques Rousseau se perçoit dans cette résidence savoyarde restée figée dans le temps : "j'ai été tellement émue que j'avais les larmes aux yeux". J'ai visité une dizaine de fois cette institution chambérienne, fierté de la ville, d'une simplicité étonnante, un pélerinage pour les amoureux du philosophe où l'imagination se réveille en parcourant le salon, les chambres, le jardin. On se retrouve au XVIIIe siècle, un voyage temporel d'une beauté certaine : "Tout nous parle dans une maison d'écrivain pourvu que l'on sache entendre". Elle cite Gaston Bachelard : "La maison est un état d'âme" et il s'agit pour les visiteurs de "faire résonner les échos parfois lointains". Reflet de la vie intime, la maison reflète la personnalité de l'écrivain. J'ai encore en mémoire les bibliothèques de Jean Giono, immense lecteur, dans tous ses salons, son bureau, ses porte-plumes fétiches, son fauteuil. Je le voyais en train d'écrire "Le hussard sur le toit". Sans cabinet de travail, pas de création littéraire, sans une chambre à soi, rien ne peut naître de son imagination. L'écriture exige la plupart du temps retrait du monde, solitude et silence et Montaigne dans sa Tour applique cette règle à la perfection. Je pensais qu'un guide sur les maisons d'écrivains manquait dans le panorama éditorial, c'est chose faite avec cet excellent hors-série, illustré et documenté, un ouvrage de références pour tous les amoureux et toutes les amoureuses de littérature. Le patrimoine culturel que représentent ces maisons d'écrivains peut devenir un atout majeur pour une région. Je ne me serais pas arrêtée à Carcassonne (en dehors de sa célèbre cité) en allant dans mon pays si je n'avais pas visité l'appartement de Joe Bousquet. Je suis même étonnée que ce lieu perdure encore alors que l'œuvre du poète est tombée dans l'oubli. La revue propose un classement en trois parties : les historiques, les classiques et les modernes. Sur les 80 lieux proposés, je choisis Balzac, Montaigne, Chateaubriant, Sand, Proust, Maupassant, Colette, Rimbaud, Mallarmé, Giono, Guilloux, Gracq. Un vaste programme pour les années futures ! 

mercredi 21 juillet 2021

"Terra Alta"

 Javier Cercas, écrivain espagnol, né en 1962, connaît un large succès international (Les Soldats de Salamine, en particulier) et a reçu de nombreux prix dont celui du prestigieux Planeta en 2019 pour "Terra Alta", édité chez Actes Sud. Dès que j'ai ouvert la première page, j'ai senti que je me trouvais dans une "Terre" littéraire que j'aime particulièrement. Le roman se passe en Catalogne, proche de l'Aragon et porte encore les souvenirs mortifères de la bataille de l'Ebre pendant la guerre civile de 1936. Melchor Marin, le narrateur, mène une enquête policière après le meurtre atroce d'un couple de nonagénaires, les Adell, propriétaires d'entreprises de cartonnerie et premiers employeurs  dans la région. Les deux victimes ont été torturées et mutilées. Leur femme de ménage a été aussi assassinée. Ces notables sont aussi des catholiques fervents, très engagés au sein de l'Opus Dei, Le personnage principal, inspecteur de police, est connu de public par ses actes héroïques lors d'un attentat islamiste terroriste. Il a abattu les quatre assaillants à Barcelone. Une double énigme rythme le roman-thriller : qui est ce policier héros et qui a tué les industriels catalans ? Le policier raconte son passé au fil des lignes et se confie sur son destin particulier. Fils d'une prostituée, il a commis quelques actes de délinquance dans son adolescence. Lors d'un séjour en prison, il apprend que sa mère a été assassinée par un groupe d'hommes. La police ne s'intéresse pas à ce genre de crime sordide et Melchior éprouve un sentiment d'injustice qui va changer sa vie. Il rencontre à la prison un homme qui lui conseille de lire "Les Misérables" de Victor Hugo qu'il lit et relit sans cesse. Il s'identifie à Jean Valjean et à Javert. Cette lecture lui confirme sa nouvelle naissance : il veut devenir policier pour élucider le crime qu'a subi sa mère. Le jeune homme raconte sa métamorphose dans les études et réussit le concours pour rejoindre la police. Après l'épisode de Barcelone, sa hiérarchie l'envoie à Terra Alta pour éviter des éventuelles représailles de la mouvance djihadiste. Et sur cette terre isolée, il rencontre sa future compagne, bibliothécaire, avec laquelle il aura une petite fille. En menant son enquête, il va suivre plusieurs pistes, s'écartera de la légalité pour découvrir la vérité sur le chef d'entreprise détesté par ses ouvriers et aussi par sa famille proche. Le romancier évoque une nouvelle fois les stigmates de la guerre d'Espagne, le retour des fantômes du passé, l'indépendance catalane, les soubresauts d'une Histoire complexe et sombre. Ce roman se lit d'une traite, sans temps morts avec en prime un formidable éloge à la littérature, à la lecture et aux livres qui peuvent changer la vie, au moins celle de Melchior.  Javier Cercas a publié le deuxième volume en Espagne avec ce personnage attachant et emblématique, Melchior Marin. Dans un entretien accordé à la presse, il déclare son attachement à un genre populaire, le roman policier, et avec "Terra Alta", il lui offre de remarquables lettres de noblesse. Un des meilleurs romans de l'année, une lecture d'été idéale, à lire sans modération !

mardi 20 juillet 2021

"Une désolation"

 Je poursuis ma découverte de Yasmina Reza durant l'été en lisant récemment "Une désolation", publiée en 1999 chez Albin Michel. Le premier roman de la dramaturge démontre une incursion réussie dans la prose fictionnelle. Samuel, un septuagénaire, monologue comme dans une mélopée fulgurante et se pose la question lancinante du bonheur. Cet homme, quelque peu misanthrope, fulmine sa rancœur tout au long du récit. Mais, l'art de Yasmina Reza rend ce personnage fort empathique. Sa fille l'a déçu en épousant un gentil pharmacien dont la sollicitude l'excède. Il règle aussi ses comptes avec son fils Arthur, trop dilettante, toujours en voyage, désirant vivre en toute légèreté alors que l'histoire familiale est bien lourde à porter. Ce regard sans complaisance sur sa progéniture est-il excessif ? Peut-être mais l'écrivaine semble dire que les parents peuvent aussi éprouver ces sentiments de désillusion face à leurs enfants. Cette lucidité comporte aussi son lot de souffrance paternelle quand il s'adresse à son fils : "Je peux te prendre la main mais tu es aussi loin que possible. Nous ne pouvons faire le moindre pas ensemble. Dans tes yeux, je lis ton incompréhension et ma vieillesse. Je lis l'abandon. Je lis l'attestation de la solitude". Il lui reproche son amnésie : "Ecarter la souffrance, tel est votre horizon. Ecarter la souffrance vous tient lieu d'épopée". Ces réflexions proviennent aussi d'une génération qui a connu la guerre et l'Holocauste. Ce devoir de mémoire est chevillé au corps pour les anciens alors qu'il s'estompe pour les générations actuelles. Ce misanthrope malheureux se plaint aussi de la femme de ménage du couple, Madame Dacimiento et quoiqu'elle fasse, rien ne lui convient. Sa femme, pleine d'énergie et de projets, agace ce mari fatigué par la vie. Ses récriminations prennent un ton burlesque tellement il se sent toujours décalé avec les uns et avec les autres. Samuel, ce grincheux bien sympathique pourtant, rencontre par hasard la maîtresse de son ami disparu, Léopold et l'invite au restaurant pour lui raconter sa vie, ses déceptions et ses attentes. Malgré un bilan mitigé sur sa vie passée, le narrateur évoque la seule vraie lumière qui l'accompagne depuis toujours : la musique divine de Bach. Ce texte tragico-comique me rappelle la formule connue de Boris Vian : l'humour est la politesse du désespoir et Samuel manie cette arme avec une ironie flamboyante. J'ai retrouvé la griffe morale et philosophique de Yasmina Reza comme celle-ci (Lionel étant un ami de Samuel) : "Bref, un seul arbre que Lionel de sa fenêtre, depuis quarante ans, observe. Chaque jour, chaque saison. Les bourgeons, les feuillages, l'automne et ainsi de suite. Chaque jour, en chaque saison, Lionel aura contemplé l'épouvantable indifférence du temps". Je déconseille cette lecture douce amère mais tellement lucide pour tous ceux et toutes celles qui sont toujours du côté de l'insouciance heureuse...

lundi 19 juillet 2021

"Bergman Island"

 Avec le temps maussade de la semaine dernière, je suis allée au cinéma pour voir le dernier film de Mia Hansen-Love, "Bergman Island" en compétition au Festival de Cannes. Ce réalisateur suédois de génie  a marqué des générations de cinéphiles et je me souviens encore de "Cris et chuchotements", Persona", "Fanny et Alexandre" et bien d'autres films marqués par l'angoisse, les tourments de l'amour, l'impossibilité du bonheur.  J'ai toujours aimé cet univers scandinave intimiste où rien n'allait de soi. La réalisatrice rend un hommage nostalgique à Bergman en situant l'action de son long métrage dans l'île de Farö en Suède. Un couple de cinéastes s'installe dans l'île, le temps d'un été, pour écrire leur scénario réciproque. Chacun va réagir différemment dans ce lieu inspirant et mythique. Le réalisateur plus âgé que sa compagne, est très connu et il se donne un programme régulier et rigoureux pour écrire alors que sa compagne se laisse distraire par des rencontres inattendues. La jeune femme marche sur les traces de Bergman en visitant l'île avec un jeune étudiant et elle fuit les organisateurs du colloque autour du son compagnon cinéaste. Surgit alors dans ce séjour un film dans le film avec un couple imaginé par la jeune cinéaste en panne d'inspiration. Son scénario raconte les retrouvailles de deux jeunes amants qui se retrouvent à l'occasion d'un mariage alors qu'ils sont en couple chacun de leur côté. Ils n'ont pas oublié leur passion amoureuse commune mais ils ont fait le choix de la séparation quelques années auparavant. Le passé ne peut plus se "rejouer" et malgré ce lien indéfectible qui les unit, ils se quittent à nouveau et retournent dans leur présent réciproque. Cette parenthèse festive sur l'île apporte une légèreté à leur rupture définitive. Les deux histoires s'imbriquent et se répondent car la réalisatrice interroge sans donner de réponse les relations complexes et souvent incompréhensibles dans les couples. L'influence de Bergman se niche dans les méandres psychologiques des personnages quelque peu tourmentés par leurs sentiments. Le film s'enroule autour des paysages magnifiques de cette île dans la Baltique dans les tons de bleu, de gris, de blanc instillant une douceur feutrée dans les maisons en bois, surtout celle du cinéaste que l'on visite avec intérêt. Ce beau film nostalgique n'a rien obtenu au Festival de Cannes, mais je lui donne la Palme d'or ! J'ai retrouvé cette ambiance scandinave de Stockholm où on s'aperçoit vite de la beauté des paysages, de la mer, des maisons colorées, du bois partout et un certain art de vivre des Suédois. A voir et ce film m'a donné envie de lire l'autobiographie de Bergman, "Lanterna magica". 

jeudi 15 juillet 2021

La quatrième vague

 Notre Président nous a annoncé lundi dernier la quatrième vague virale qui va encore percuter notre nouvelle vie sous la menace permanente du Covid, baptisé Delta, pour ne pas stigmatiser son origine indienne. Le passe sanitaire va devenir le sésame des vaccinés pour aller au restaurant, au cinéma, au musée, prendre l'avion ou le train, etc. Une fracture sociale va donc s'installer entre ceux qui ont reçu le vaccin et ceux qui refusent de se protéger et de protéger les autres. Le virus s'est mondialisé et mute à tous moments pour des siècles et des siècles comme la grippe, la variole ou la tuberculose. Des spécialistes nous alertent sans cesse sur ce nouveau fléau des temps modernes. Heureusement, le miracle du vaccin anticovid peut protéger la population mondiale, surtout, les populations privilégiées d'Europe et d'Occident. Comme d'habitude, les autres (sauf l'Asie) attendront encore. Mais le vaccin s'adresse à tous ceux et à toutes celles qui font confiance à la médecine, au progrès en général, à la raison scientifique loin des doutes qui pourraient surgir dans les cerveaux surchauffés, pollués, manipulés par les réseaux sociaux. J'ai suivi des débats sur ce sujet et même dans un entourage immédiat, je ne connais que des "vaccinés" et ravis de l'être. Quand j'ai reçu les deux doses, j'ai éprouvé un soulagement réel comme si je me sentais dorénavant protégée par ce bouclier antifoudre, une armure symbolique contre la maladie et contre les complications que provoque le virus dans l'organisme. Le phénomène social des "antivax" commence à émerger comme a surgi la protestation hebdomadaire des Gilets Jaunes. Les vaccinés ont pris des risques peut-être mais ils ont une confiance totale dans notre médecine. Les récalcitrants, ces adeptes de l'ignorance, de l'inculture et de la bêtise, doivent assumer leur choix de liberté selon eux : ils se priveront des sorties culturelles, des voyages, des restaurants. Tant pis pour eux et ils ont une sacrée chance de vivre en France car on les prendra généreusement en charge quand ils franchiront les portes de l'hôpital. Pour atteindre l'immunité collective, il faudrait que la majorité de la population soit vaccinée mais on est encore loin de ce but. Le Président ne contraint pas les non volontaires (à part les soignants) mais il a trouvé une solution intelligente en créant ce passe sanitaire. La liberté à mes yeux passe par le vaccin comme une passerelle de vie. Cela va devenir difficile de discuter en famille entre les provax et les antivax et j'imagine des luttes intestines sur le vaccin.  En attendant, j'ai intégré mon certificat sur mon application "Tousanticovid" et je suis prête à le présenter à tous moments. Je n'ai plus envie de vivre un quatrième confinement ! 

mercredi 14 juillet 2021

"Mémoires d'une jeune fille rangée", 2

 Titulaire d'un bac en 1925 (ce qui est rare à cette époque pour les filles), elle s'inscrit à l'Institut catholique pour un certificat de mathématiques et dans un autre institut pour étudier les Lettres. Un professeur la remarque et lui conseille de passer l'agrégation de philosophie. Ce projet alarmera sa mère, effrayée par cette formation laïque. Pour préparer ce concours majeur, elle étudie à la Sorbonne et assiste aux cours de la rue d'Ulm. Cette décision va aussi provoquer la rencontre de sa vie avec Jean-Paul Sartre. Avant ce moment décisif, quels sont les relations importantes pour Simone de Beauvoir ? Ses parents sont toujours présents dans sa vie même si elle est souvent en conflit avec sa mère. Elle s'amourache de son cousin Jacques qu'elle s'imagine épouser plus tard mais elle se rend compte qu'il mène sa vie de son côté et qu'il entretient des relations amoureuses avec d'autres femmes. Le premier tome de ses Mémoires évoque souvent son amitié exclusive pour Zaza, sa camarade de classe du cours Désir. Cette amitié ressemble à celle de Montaigne pour La Boétie : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi". Elle passe ses vacances dans la famille de Zaza, nombreuse et bruyante au Pays basque. Simone de Beauvoir retranscrit des lettres de son amie, une jeune fille fantasque et troublante en quête d'idéal. Cette relation amicale intense et dense l'aidera tout au long de son adolescence pour lutter contre son sentiment permanent de solitude : "La vivacité et la l'indépendance de Zaza me subjuguaient" et plus loin, "Je ne concevais rien de mieux au monde que d'être moi-même et d'aimer Zaza". Cette amitié se terminera dans un drame intime car la jeune fille va mourir brutalement après une forte fièvre. Cette disparition va marquer Simone de Beauvoir et lui donner le sens de la fragilité humaine. Avant cet épisode tragique qu'elle révèle à la fin du récit, l'écrivaine raconte sa vie d'étudiante très sérieuse pour le travail qu'elle fournit mais elle n'oublie pas de fréquenter les cinémas, les bars, les salles de théâtre, les restaurants dans un Paris mythique. Autant elle aime cette agitation urbaine, autant elle est sensible à la nature et à la campagne : "Je lus Homère au bord d'une rivière ; des ondées légères et le soleil, par grandes vagues, caressaient le feuillage bruissant. Quel chagrin, me demandais-je, pourrait résister à la beauté du monde ?". L'ouvrage se termine avec l'obtention de son agrégation de philosophie à 21 ans, une performance évidente, à la deuxième place après Jean-Paul Sartre ! La philosophie lui convient parfaitement tellement elle apprécie l'esprit de système, une manière d'instaurer un ordre dans un réel désordonné. Elle écrira plus tard des essais philosophiques comme "Pour une morale de l'ambiguïté"  et "Le deuxième sexe". Quel parcours exemplaire pour cette jeune femme qui deviendra un modèle universel d'émancipation, de l'égalité homme-femme dans notre République laïque ! Le surnom de Castor va dorénavant la qualifier (Beauvoir et Beaver, castor en français) se ressemblent) et montre sa détermination pour devenir l'immense Simone de Beauvoir. "Les mémoires d'une jeune fille rangée", une lecture passionnante et revigorante.

lundi 12 juillet 2021

"Mémoires d'une jeune fille rangée", 1

 J'ai enfin ouvert ma Pléiade de Simone de Beauvoir, un monument de la littérature française. Ces Mémoires m'attendaient tranquillement dans ma bibliothèque et l'été est une période favorable à un retour aux œuvres fondamentales de notre patrimoine culturel. Cette expérience de relecture (plus de quarante après) peut décevoir ou au contraire, provoquer un deuxième choc admiratif. La jeune fille que j'étais, étudiante en lettres, découvrait avec une avidité curieuse l'autobiographie de Simone de Beauvoir et au fil des publications, ses romans et ses essais. J'avais abandonné "Simone" avec ingratitude car j'adhère à son féminisme universaliste depuis des décennies. Elle fait partie de mon Panthéon personnel même si j'ai une préférence pour la merveilleuse Marguerite Yourcenar dans son approche vertigineuse du Temps. Comment la relire après des décennies qui me séparent de ma première lecture ? En ouvrant la première page de la Pléiade, j'ai perdu mes années cumulées et je me suis retrouvée dans ma tête de trentenaire avec plus d'attention, plus de concentration, plus de maturité. Une expérience riche d'émotions et d'interrogations. Je ne lisais pas seulement le récit de la jeunesse de Simone de Beauvoir qui symbolise pour moi un destin de femme libre, libérée, indépendante. J'avais devant mes yeux un aspect de l'Histoire de France, de notre société au début du XXe siècle à travers les yeux d'une femme géniale. Un modèle pour des générations de filles. Même si elle a choisi un compagnon de vie en la personne de Jean-Paul Sartre, elle a mené son destin en toute indépendance amoureuse et économique. Son autobiographie démarre en 1958 avec les  "Mémoires d'une jeune fille rangée". Pourquoi évoque-t-elle ce terme de "rangée" ? Née en 1908 à Paris dans une famille de bourgeois aisés, son destin semble tout tracé : devenir une épouse avec enfants au service d'un mari au travail qui prenait tout en charge. Ce rôle traditionnel ne l'enthousiasme guère : "Chaque jour, le déjeuner, le dîner ; Chaque jour, la vaisselle ; ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part : vivrais-je ainsi ?" . Pour elle, pas de dot pour un mariage arrangé car son père a perdu la fortune familiale dans des placements hasardeux. Il lui faut donc travailler !  Issue d'un milieu conventionnel, Simone s'est émancipée de ce carcan en pratiquant tout simplement le grand art de la lecture libératrice. Car, elle adore lire très tôt : "Les filles du docteur March", "Le moulin sur la Floss", "Le Grand Meaulnes" qu'elle cite en particulier. Naît chez elle à quinze ans sa vocation d'écrivain, un projet d'avenir qui lui donnera une force de vivre inaltérable. A six ans, elle entre au Cours Désir, un institut catholique privé pour les filles de bonne famille, qu'elle quittera après le baccalauréat. Elle a vécu une enfance très pieuse entre messes et confessions, sa mère et ses professeurs étant très pratiquants. Ces pages qu'elle consacre à la culture religieuse décrivent une France catholique des années 1930. Sa mère surveille les fréquentations de sa fille, lit son courrier, surveille ses lectures, lui impose des règles de vie strictes. Comment s'est-elle émancipée de cette influence ? Son père, voltairien, lui donne les clés pour sa formation intellectuelle et à 13 ans, elle perd la foi. Elle aime plus que tout "penser et écrire" et les rencontres qu'elle fera dans son adolescence finiront par transformer son destin. (La suite, demain)

jeudi 8 juillet 2021

Les cent ans des Presses Universitaires de France

 J'ai été biberonnée culturellement depuis toujours par la collection "Que sais-je ?" des Presses Universitaires de France, les PUF pour les intimes. Ces plaquettes encyclopédiques ont formé des générations d'étudiants et continuent encore à cultiver (je l'espère !) des milliers de lecteurs. Cette maison d'édition est donc née en 1921 à l'initiative d'universitaires français pour "la diffusion de la pensée française". Les noms de Marie Curie, Marc Bloch, Marcel Mauss et bien d'autres sommités de l'université ont souscrit pour fonder cette institution centenaire sur un modèle coopératif. A cette époque, se jouait la survie de l'édition scientifique. Les PUF ont fusionné avec Belin en 2016 pour former un groupe important, "Humensis". Au catalogue, plus de 40 000 titres : un fonds riche et précieux, patrimonial. Un des derniers best-sellers, "Apocalypse cognitive" de Gérald Bronner atteint le tirage exceptionnel de 25 000 exemplaires alors que la nouvelle traduction de "L'éthique" de Spinoza franchit à peine le cap des 2 500 unités. Beaucoup de titres sont épuisés et la maison d'édition propose parfois des retirages à quelques exemplaires. Le directeur éditorial, Paul Garapon, précise dans un article du "Monde" : "Notre ADN, c'est d'être liés aux universitaires eux-mêmes, que nous accompagnons aussi bien dans leurs travaux de recherche que dans leur désir de s'adresser à la société". Les PUF ont eu l'excellente idée de lancer la "Collection du Centenaire" : une série éphémère d'entretiens avec des écrivains et des penseurs sur "les voies possibles d'une nouvelle espérance collective" où l'on peut lire Tristan Garcia, Philippe Forest, Christine Bard, etc. On peut aussi écouter sur le site internet de la maison d'édition des "podcasts" de dix minutes avec des philosophes et écrivains qui présentent les "idées du siècle". Pour ma part, j'ai donc basé ma culture générale avec ces "Que sais-je ? " légendaires et j'ai découvert de nombreux philosophes grâce aux PUF comme Marcel Conche, Nicolas Grimaldi, Comte-Sponville, Roland Jaccard, et tant d'autres. Je me souviens d'un titre qui m'avait fort intéressée dans les années 90, "L'âme des maisons" de François Vigouroux qui est aujourd'hui introuvable. Je suis attentive à la qualité intellectuelle des éditeurs et les PUF ont toujours abrité dans leur maison des auteurs et des autrices remarquables. Je ne sais pas s'il existe ce type d'éditeurs en dehors de notre pays et j'aime bien cette appellation d'excellence de "Presses", associées à l'université et à la France ! Bon anniversaire et mes meilleurs vœux pour franchir allégrement le siècle suivant, en 2121 !

mardi 6 juillet 2021

Philosophie magazine

 La revue Philosophie magazine propose régulièrement des numéros Hors-série et cet été, le stoïcisme est à l'honneur sous le titre suivant : "Construire sa citadelle intérieure" : "Le stoïcisme invite à ne pas s'attrister de ce qui ne dépend pas de nous - deuils, crises, épidémies". Le sommaire du numéro aborde cette philosophie pratique en trois thèmes : le souci de soi, le souci des autres et le souci du monde. Trois références dominent la thématique : Sénèque, le milliardaire, Epictète, l'esclave et Marc Aurèle, le philosophe roi pour ne citer que les plus grands stoïciens de l'époque romaine. Le premier article concerne l'inévitable et médiatique Michel Onfray (je ne sais plus quoi penser de lui tellement sa production de textes semble excessive) qui prône pour lui-même l'apprentissage stoïque dans toutes circonstances de la vie : "C'est une anthropologie lucide et concrète, enracinée dans l'expérience de l'ici et maintenant". La sympathique italienne, Ilaria Gaspari, autrice de "Leçons de bonheur, exercices philosophiques pour bien conduire sa vie", évoque le confinement de l'année dernière et propose une réflexion sur l'angoisse provoquée par l'isolement : "les pensées anxieuses s'enchaînent et m'enchaînent". Lire Epictète et Sénèque l'a aidée à surpasser cette épreuve. Un "best-seller" de la pensée antique, celle de Marc Aurèle, résume le stoïcisme dans toute sa vérité : "Nulle part en effet, l'homme ne peut goûter une retraite plus sereine, ni moins troublée que celle qu'il porte au-dedans de son âme, surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit d'appuyer un instant, pour qu'aussitôt, on se sente dans la parfaite quiétude". Il faut absolument lire "Pensées pour moi-même", une découverte essentielle, un livre de chevet,  quand on s'intéresse à la philosophie antique. Dans la transformation de soi, des philosophes contemporains éclaircissent le lien entre le stoïcisme et la psychanalyse ainsi que les TTC (Thérapies comportementales cognitives) : "Le soin psychique a toujours d'abord une finalité éthique ; il doit permettre au sujet de redevenir acteur de sa vie". Ce numéro riche, documenté et éclectique offre un panorama complet sur ce mouvement à la fois trop vulgarisé et trop peu analysé en profondeur. En ces temps troublés de notre société française post-covid , ouvrir un volume des philosophes cités dans la revue apporte une sérénité certaine et une sagesse qu'il faut toujours cultiver en soi. Bonne lecture estivale pour préparer la rentrée... 

lundi 5 juillet 2021

La culture gréco-latine

la culture gréco-latine commence à "énerver" sérieusement certains étudiants et professeurs aux Etats-Unis. Et on sait que dans quelques mois, ce mouvement va se propager dans nos universités françaises. Jugé misogyne, dominateur, raciste, le patrimoine culturel de nos anciens Grecs et Romains appartient désormais à une vision du monde bipolaire entre dominants et dominés, entre Blancs et non-Blancs. Adieu le grec ancien et le latin, nos racines anthropologiques partagées par l'humanité dans son ensemble jusqu'à aujourd'hui. Une grande suspicion plane désormais sur la tragédie grecque, sur Homère, sur la philosophie platonicienne, sur les mythes grecs, sur l'art des sculptures, sur les temples, etc. Ce nouveau clivage surgit dans une vague d'un antiracisme exacerbé, ressenti par des hommes et des femmes qui se sentent désormais coupables des crimes perpétrés par leurs ancêtres. Ce ressentiment mémoriel reste heureusement ultra minoritaire mais il faut vraiment se demander si cette mouvance politique dans les campus américains ne va pas grignoter quelques esprits rebelles en mal d'idéal. L'homme (et la femme) occidental, né en Grèce et à Rome, attire la détestation de ces étudiants qui ne supportent plus l'arrogance imaginaire de la culture gréco-latine. Donna Zuckerberg, (la sœur du créateur de Facebook), spécialiste de la Rome antique a dénigré sa propre discipline en dénonçant son implication dans "le racisme et le colonialisme et qui continue d'être liée à la suprématie blanche et à sa misogynie". Cette méthode de la déconstruction historique date des années 70 avec des philosophes très reconnus comme Michel Foucault, Pierre Bourdieu, etc. Cette remise en question de nos fondations culturelles dite la "cancel culture" peut provoquer un grand chambardement dans notre connaissance du monde antique. Les historiens ont toujours signalé l'existence de l'esclavage et de la place subalterne des femmes dans la démocratie athénienne. Est-ce une raison suffisante pour rejeter le grec et le latin ? Pour ne plus lire Platon, Epicure, Virgile, Hérodote, Homère ? Récemment, j'ai appris avec stupéfaction que les chiffres romains allaient disparaître dans la numérotation des salles dans les musées. J'ai lu avec intérêt un article de Pierre Assouline dans son blog, "La République des Livres", intitulé : "Les humanités gréco-latines seraient-elles toxiques ?". Il s'étonne de cette guerre idéologique larvée depuis des années. Même l'Education nationale a diminué fortement l'enseignement des humanités fondatrices de notre civilisation les considérant comme un élitisme de classe, augmentant les inégalités sociales. Si j'étais Président de la République, je mettrais l'apprentissage du latin dès la 6e et le grec ancien en 4e... Hélas, je n'ai aucun pouvoir pour réaliser ce projet innovant et ultramoderne. Dommage ! Quelle fierté pourtant si tous nos enfants apprenaient l'alphabet grec comme un jeu de piste, les déclinaisons latines comme une logique grammaticale, les mythes grecs comme celui d'Ulysse et de Pénélope ! Je deviens de plus en plus nostalgique d'une culture solide, structurante et ambitieuse pour tous ! J'ai appris le latin à l'université pendant trois ans et j'ai été initiée au grec ancien dans ma soixantaine... Rien n'est jamais perdu ! 

vendredi 2 juillet 2021

L'Atelier Philo

 Je l'appelle "mon" atelier Philo, animé avec un dynamisme sans faille par Agnès, professeur de philosophie à la retraite. Cela fait quelques années que j'assiste à ces séances qui ont lieu au sein de la Maison de quartier du centre ville. Mais, le Covid a grandement bousculé cette activité depuis le mois d'octobre dernier. Les groupes de plus de six personnes ne pouvaient plus se retrouver dans une salle et même avec les contraintes sanitaires (port du masque et vaccination), la préfecture interdisant ces regroupements sociaux. Exit les rencontres autour de la philosophie comme celles de mon atelier Lectures. Agnès a trouvé une astuce intelligente pour continuer ses "Idées en partage" en nous proposant des visioconférences. Nous avons démarré en septembre autour d'une trentaine de présents à l'AQCV. Avec la méthode de l'écran interposé, un petit tiers de participants a rejoint Agnès. Pour ma part, j'ai répondu présente même avec ce subterfuge virtuel qui me permettait d'écouter les réflexions philosophiques du jeudi. Le vent des idées soufflait un jeudi sur deux dans mon salon. Elle s'est donnée cette énergie pour réunir ses fidèles les plus assidus, les plus motivés. Pendant cet hiver et ce printemps, notre professeur nous a parlé de démocratie, de l'identité et du langage : vaste et passionnant programme pour stimuler nos neurones parfois paresseuses. La gymnastique de l'esprit me semble aussi importante que celle du corps. L'un ne va pas sans l'autre. Les cours sont ponctués d'interruptions des participants et c'était cocasse de signaler à l'un qu'il avait son micro coupé ou à l'autre, sa caméra désactivée ! Les nouvelles technologies pour notre génération (celle majoritaire des 70 ans et plus), ce n'est pas toujours automatique malgré notre immense volonté de ne pas s'écarter de ces nouveaux modes de communication. Tous ces moments partagés même derrière un écran m'ont vraiment procuré une parenthèse enchantée pendant cette saison 2020-2021. Le monde de la philosophie ressemble parfois à une planète opaque et hermétique et sa compréhension demande une médiation pédagogique. Même si je lis depuis longtemps quelques philosophes, certains styles conservent une difficulté sémantique parfois infranchissable. Quand on écoute Agnès, certains philosophes comme Spinoza prennent une clarté soudaine. C'est donc ça la pensée profonde de ce philosophe d'Amsterdam ! La saison s'est terminée jeudi dernier en "présentiel" à la Maison de quartier où nous étions une petite dizaine. Mais quel plaisir de se retrouver en vif, en vrai, avec nos corps, nos regards, notre respiration ! Les vacances d'été vont interrompre ces séances philosophiques mais les livres m'accompagneront avec une visite dans un texte de Spinoza sur les conseils d'Agnès et je retournerai à mes chers Grecs, aux stoïques comme Epictète et Sénèque. Vive la philosophie !  

jeudi 1 juillet 2021

"L'homme surnuméraire"

 J'avais beaucoup apprécié le dernier roman de Patrice Jean, "La poursuite de l'Idéal", paru chez Gallimard en 2020. J'ai eu la curiosité de lire "L'homme surnuméraire", édité en 2017. Cette fiction savoureuse et d'une ironie très "kunderienne" s'avère bien plus complexe que son dernier ouvrage et j'ai retrouvé des thèmes chers à cet auteur français, né à Nantes. La construction du texte est constituée de deux fictions qui se chevauchent sans dérouter son lecteur(trice). Le premier niveau de lecture évoque la vie de famille de Serge Le Chenadec, un banlieusard de la classe moyenne. Marié depuis vingt ans et père de famille de deux adolescents, il devient quasiment invisible aux yeux des siens. Sa femme le délaisse, le méprise et elle préfère militer avec des féministes qui l'encouragent à se libérer. Les deux adolescents ne lèvent plus les yeux sur leur père qui se sent donc de trop, "surnuméraire". Ce personnage d'antihéros, falot et lâche, ne se rebelle jamais, accepte cette indifférence familiale. Le deuxième niveau du roman concerne le livre de Patrice Horlaville dont le titre coïncide avec "l'homme surnuméraire". L'écrivain introduit un deuxième narrateur en la personne de Clément, un jeune homme de trente ans, intelligent et cultivé, mais dilettante et peu soucieux de trouver un travail. Lise, sa compagne, brillante universitaire, l'entretient sans complexe. Autour d'eux, se démènent d'autres universitaires où la jalousie et la rivalité règnent. Grâce à ces fréquentations, Clément est engagé par un éditeur peu scrupuleux qui propose de créer une collection de littérature "humaniste" où les textes d'auteurs seraient expurgés de toutes les idées qui offenseraient la bien-pensance : il faut dorénavant éviter le machisme, la misogynie, l'homophobie, le racisme, le mépris de classe, etc. La tyrannie des minorités exerce son plein pouvoir. Patrice Jean avait anticipé à cette époque les problèmes d'aujourd'hui avec le "wokisme", le politiquement correct. Le roman d'Horlaville (alias Patrice Jean) est truffé de signaux négatifs. Clément doit se charger de contacter cet auteur (qui rappelle aussi Houellebecq) pour qu'il édulcore ses propos. Le destin un peu rétréci de Serge, agent immobilier, beauf de service, se met en parallèle avec celui de Clément, tous deux abandonnés par leur compagne. tous deux embrouillés dans leurs contradictions et dans leurs lâchetés, des perdants malheureux comme une image inversée de la situation des femmes, très longtemps jugées les victimes éternelles. Cette fiction à contrecourant des idées dites progressistes se lit avec plaisir tant l'autodérision imprègne toutes les pages. Philip Roth avait exploité ces thèmes dans un roman percutant et visionnaire avec "La tâche" où un professeur était accusé injustement de racisme par une jeune étudiante. L'élite universitaire fait partie des cibles de l'auteur qui critique la morgue des professeurs, leur détestation clanique et leurs querelles intellectuelles vaines et souvent dérisoires. Patrice Jean appartient à la catégorie des écrivains qui décrivent la comédie humaine en pessimiste réjoui. Seule la littérature "non trafiquée" peut échapper à son humour décapant et désespérant. Un roman ambitieux à découvrir.