mercredi 24 avril 2024

"Humus", Gaspard Koenig

Le roman de Gaspard Koenig, "Humus", a obtenu le Prix Interallié et le Prix de Jean Giono en 2023. Les sujets "écologistes" ne m'attirent pas particulièrement dans la littérature, mais j'avoue que j'ai appris beaucoup sur les lombrics, nos modestes vers de terre, ces "intestins des sols, plus lourds qu'humains, éléphants et fourmis réunis". Arthur et Kevin, les deux protagonistes du roman, suivent des études d'agronomie dans une grande école. Ils veulent réintroduire des lombrics sur les terres du grand-père d'Arthur en Normandie afin de réparer les dégâts provoqués par les pesticides. Kevin, étudiant créatif et écologiste convaincu, met au point un traitement naturel des déchets, des "vermicomposteurs" pour les bobos urbains. Alors qu'Arthur s'échine à purifier les sols de la ferme familiale sans obtenir des résultats probants, Kevin réussit à promovoir son idée d'éliminer les déchets avec les vers de terre. Il est aidé par une étudiante bien introduite dans les milieux financiers avec laquelle il établit aussi une relation sexuelle dénuée de sentiment. Les deux amis finissent par se perdre de vue. L'un s'enfonce dans l'échec répété, l'autre se retrouve à la tête d'un empire industriel. Arthur se replie sur sa terre familiale et choisit les vers de terre comme compagnons de route. Il se laisse influencer par un groupe d'écologistes radicaux et violents qui le sépare de la communauté humaine. Sa paranoïa du retour à la terre l'emporte dans une folie mortifère. Kevin, lui aussi, sombre dans le doute de son action car il apprend que son associée a menti sur le projet global en utilisant des incinérateurs pollueurs pour se débarasser des déchets. Il quittera ce monde de la finance en éprouvant une certain dégoût. Ce roman ample et ultracontemporain possède des accents balzaciens et flaubertiens sur les grandes illusions utopiques et aussi des références qui rappellent Houellebecq. Dilemmes moraux, sexe, mensonges, argent, radicalisation écologiste, hypocrisie, trahisons, les destins de ces deux jeunes hommes d'aujourd'hui se heurtent à tous ces écueils et au choc du réel.  Gaspard Koenig utilise la satire mordante pour décrire les milieux des grandes écoles et de leurs élites déconnectées, la marchandisation de l'écologie, la mondialisation, le système productiviste agricole. Dans ce roman dense, aucun personnage n'attire vraiment une empathie des lecteurs-trices, en particulier les femmes autour des deux garçons fantasques. Seuls, les lombrics semblent détenir l'innocence de la nature et surtout une utilité salvatrice pour l'avenir de notre planète ! En lisant ce roman original, Gaspard Koenig m'a fait découvrir un monde incroyable, celui des lombrics, la "première biomasse terreste entre un à trois tonnes à l'hectare". Un roman ultracontemporain sur le malaise d'une génération éco-anxieuse à découvrir. 

lundi 22 avril 2024

"Baumgartner", Paul Auster

 Dès les premières lignes du nouveau roman de Paul Auster, "Baumgartner", publié chez son éditeur Actes Sud, j'ai été séduite par le ton intimiste du récit, l'effet miroir, l'empathie de l'auteur. Le personnage principal s'appelle donc Baumgartner, un septuagénaire, qui rédige un essai sur Kierkegaard, dans "la pièce du premier étage qu'il désigne parfois, comme son bureau, son cogitorium ou son trou". Il vit seul depuis le décès tragique de sa femme dans une noyade, dix ans avant. Pour rompre sa solitude, il commande des livres sur Internet pour rencontrer même brièvement la livreuse. Son humour décapant se manifeste dans son quotidien parfois complexe quand il oublie une casserole sur le feu. Il se brûle la main et tombe sur le sol : "Au moins, je ne suis pas mort. J'imagine que ce n'est pas négligeable". En fait, le narrateur vit dans le chagrin de la perte. Sa femme adorée, Anna Blume, était aussi écrivain comme lui et il éprouve "le syndrome du membre fantôme" en l'ayant perdu dans un accident improbable. Il lui avait dit de ne pas se baigner une dernière fois car la mer était forte. Mais, elle ne l'a pas écouté. Le texte se déroule dans l'évocation du passé : "Vers le passé, le passé distant que l'on distingue à peine, vacillant à l'extrémité la plus lointaine de la mémoire, et par fragments lilliputiens, tout lui revient". Dans le "palais de sa mémoire", il se souvient de sa jeunesse à Newark, de son père d'origine polonaise, de sa rencontre amoureuse avec Anna à 21 ans et de cette union si parfaite avec elle. Quand il ouvre enfin la boîte des archives personnelles de sa femme, il les intègre dans son récit. Il traverse sa fin de vie en philosophe quand il se confie sur sa solitude : "Vivre, c'est éprouver de la douleur". Cette douleur ressemble à l'impossibilité de faire son deuil. Le personnage austérien, Baumgarner, vit trop dans son passé, mais, un jour, une étudiante, le sollicite pour écrire une thèse sur Anna Blum. Comme il possède des recueils de poèmes inédits de sa femme, il accepte de recevoir cette jeune étudiante en lui proposant un studio attenant à son appartement. Cet événement imprévu lui redonne un peu d'énergie et d'espoir pour rompre sa terrible solitude. La fin du récit ouvre des perspectives pour l'écrivain vieillissant. Ce dernier roman de Paul Auster évoque la perte, le deuil, la solitude, le chagrin. La grâce de l'écriture, la force de sa pensée, la magie austérienne dans la construction du texte embarque le lecteur-lectrice dans la trame de tout destin humain. Un très beau roman ! Du grand Paul Auster. 

vendredi 19 avril 2024

"Les Papiers de Jeffrey Aspern", Henry James

 Quand je préparais mon séjour à Venise, j'éprouvais le besoin de lire des romans qui se déroulent dans cette ville. J'ai donc découvert "Les Papiers de Jeffrey Aspern" de l'écrivain américain, Henry James. Paru en 1888, ce roman a été composé au cours d'un séjour de l'écrivain au Palais Barbaro-Curtis de Venise. Le narrateur du récit est chargé de mettre la main sur les papiers personnels de Jeffrey Aspern, un grand poète américain décédé. Ce poète aurait légué ses archives à une ancienne amante, Juliana Bordereau. Cette femme très âgée vit dans un vieux palais de Venise. Très méfiante, elle vit isolée avec sa nièce, Miss Tina. Il se présente à elles comme un simple voyageur et leur demande une chambre à louer. Comme elles vivent dans une certaine pauvreté, elles acceptent d'héberger cet homme en lui demandant un loyer exorbitant. Le narrateur accepte ce loyer et s'installe dans ce palais. Avec prudence, il essaie de communiquer avec ces étranges hôtesses, murées dans le silence et dans la solitude. Les papiers du poète existent-ils toujours ? Sont-ils cachés dans la chambre de Miss Bordereau ? Les a-t-elle brûlés ? Le jeune homme avoue à Miss Tina qu'il veut récupérer ces précieux documents. La vieille dame finit par négocier mais au lieu de lui vendre ses souvenirs, elle propose un portrait miniature de Jeffrey Aspern pour une somme extravagante. Mais, ce portrait ne lui suffit pas. Une nuit, alors que la vieille dame est malade, le narrateur s'introduit dans sa chambre et il est surpris dans son geste de voleur. Miss Bordereau le maudit et s'évanouit. Absent pendant plusieurs jours, il apprend que l'amante du poète est morte. Miss Tina avoue qu'elle détient les papiers du poète mais elle propose une drôle de solution pour qu'il obtienne ces papiers : il doit se marier avec elle ! Bouleversé par cet échange, il refuse et s'enfuit. Mais l'idée de ce mariage fait son chemin et quand il revient voir Miss Tina, elle lui révèle qu'elle a brûlé, par dépit, une à une les lettres du poète. Finesse de l'écriture, cadre enchanteur de Venise, portraits psychologiques profonds. Une ambiance proustienne à la recherche d'un amour perdu. Du grand Henry James. Un classique original et à découvrir. 

mardi 16 avril 2024

Atelier Littérature, 3

 Dans la deuxième partie de l'atelier, nous avons évoqué les coups de coeur, peu nombreux en ce jeudi 11 avril. Mylène a évoqué le dernier récit de Colum McCann, écrivain irlandais, "American mother", publié en 2023 chez Belfond. L'auteur a rencontré Diane Foley, la mère du journaliste américain, James Foley, décapité par Daech. Comment vivre après cet acte barbare ? Comment comprendre cette atrocité commise au nom d'un Islam dévoyé ? En accompagnant la mère du journaliste lors du procès des bourreaux, l'écrivain se veut un témoin de son temps, un temps face à la violence et à l'horreur. La mère d'un courage surhumain veut affronter les assassins de son fils. L'humanisme et la civilisation face à la barbarie... Ce récit poignant ne constitue pas une lecture facile et accessible. Pourtant, il faut bien voir le réel comme il est dans cette tragédie. Odile a lu un roman historique de Maryse Condé, disparue récemment, "Moi, Tituba, sorcière", publié en 1986. Fille de l'esclave Abena, violée par un marin anglais, Tituba, née à la Barbade, est initiée aux pouvoirs surnaturels d'une guérisseuse. Elle se marie avec John et part au village de Salem. En 1692, a lieu le procès des sorcières de Salem et Tituba est arrêtée, oubliée dans sa prison jusqu'à l'amnestie générale qui survient deux ans après. Maryse Condé la réhabilite, l'arrache à l'oubli, et la ramène dans son pays natal, la Barbade. Un beau roman à redécouvrir. Odile a beaucoup apprécié un grand succès de librairie, "Les yeux de Mona" de Thomas Schelsser, paru en janvier 2024. Un grand-père fantasque et érudit initie sa petite fille chaque mercredi à une oeuvre d'art. Ils vont sillonner le Louvre, Orsay et Beaubourg. La petite fille va découvrir la beauté à travers les regards de Botticelli, Vermeer, Goya, Courbet, Kahlo, Basquiat pour citer quelques artistes. Un livre à conserver dans sa bibliothèque pour comprendre le monde de l'art. Danièle a présenté un récit autofictif de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Ce livre traite de la délicate question de l'inceste. Comme je l'ai lu aussi, je consacrerai un billet entier dans ce blog. 

lundi 15 avril 2024

Atelier Littérature, 2

 Je poursuis l'évocation des lectures concernant les relations "frères et soeurs" dans les romans. Annette, Geneviève M. et Odile ont bien apprécié le roman de Karine Tuil, "Tout sur mon frère", publié en 2005. Deux frères, Amo et Vincent, issus de la petite bourgeoisie, se heurtent tant ils sont différents. Vincent, le trader, adore la réussite, le luxe et les amours tarifiées. Amo, l'aîné, choisit la littérature et raconte la vie familiale. Mais, un jour, leur père tombe malade et leur demande de renouer un impossible dialogue. Cette épreuve familiale va transformer leur relation fraternelle. Les fantômes du passé resurgissent et ce retour aux sources de leur enfance va changer la donne. Karine Tuil excelle dans les huis-clos familiaux, traversés par des passions parfois destructrices comme le goût de l'argent, du sexe et du pouvoir. J'ai constaté que ce roman n'a pas du tout ennuyé les trois lectrices de l'Atelier. Un des meilleurs romans de Karine Tuil. Danièle a choisi un roman hors liste sur le conseil d'une libraire, "Le Moulin sur la Floss" de George Eliot, paru en 1860. Virginia Woolf écrivait : "Relire les romans de George Eliot nous procure toujours la même énergie et la même chaleur à tel point qu'on ne veut plus la quitter". La toute jeune et idéaliste Maggie Tulliver forme avec son frère Tom un couple lié par un amour indestructible. Leur père a fait faillite et il a été obligé de vendre le moulin. Il en meurt de chagrin et Maggie s'ennuie dans sa nouvelle vie. Elle se rapproche d'un jeune homme sensible et cultivé au grand dam de Tom. Ce roman que Danièle n'a pas encore fini de lire l'enchante. J'avais hésité à intégrer George Eliot dans ma liste des romancières anglaises de mars. Danièle nous a donné envie de la lire ! Odile a choisi le seul essai de la liste, "Faire famille. Une philosophie des liens", de Sophie Galabru, paru chez Allary. Ce livre a beaucoup intéressé Odile car le thème de la famille ne laisse personne indifférent. Il est question des répartitions des tâches et des biens, des rapports hiérarchiques, de protection, de violence, des nouvelles formes de famille. L'autrice parle aussi d'elle et de sa famille. Son grand-père est le grand comédien Michel Galabru. Son essai permet de mieux comprendre les liens familiaux et de mieux les vivre. (La suite, demain)

vendredi 12 avril 2024

Atelier Littérature, 1

 Nous étions une dizaine de lectrices dans l'Atelier Littérature de ce jeudi 11 avril. J'ai présenté le thème de l'Atelier du jeudi 16 mai et j'ai choisi Gaëlle Josse, une écrivaine discrète, intimiste, qui vient d'écrire un recueil de textes, "A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?". Je l'ai vue récemment dans la Grande Librairie et j'ai remarqué son élégance d'être. Ces romans courts et profonds vont plaire, je l'espère, aux lectrices de l'atelier. Mylène a démarré la séance avec un titre de la liste, "Frères et soeurs en littérature". Elle a présenté le récit autobiographique d'Elizabeth de Fontenay, "Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère", paru en 2018. Mylène a bien apprécié ce texte émouvant sur l'handicap mental de cet homme autiste, absent à lui-même : "Il ne se regarde pas dans la glace. Il sourit rarement, ne rit pas, ne pleure pas. Il n'affirme jamais : ceci est à moi, mais seulement parfois demande : est-ce que c'est pour moi ? Il dit rarement je et ignore le tu". Ce beau livre d'une tendresse pudique envers un frère malade mérite amplement une lecture attentive. Odile et Geneviève ont lu le roman de Maggie O'Farrell, "En cas de forte chaleur". L'ambiance est lourde dans la famille Riordan. Le père de famille a disparu en allant acheter son journal. A Londres, Gretta, sa femme, prévient ses enfants qui reviennent dans la maison familiale pour éclaicir le départ de leur père. Entre rancoeurs et disputes, le drame se charge de mettre du désordre dans cette famille. Geneviève a bien aimé ce roman sur ces querelles familiales pour des raisons futiles alors qu'Odile l'a trouvé un peu trop facile à lire. Geneviève H. et Danièle ont lu "Inséparables" d'Alessandro Piperno. Les frères Pontecorvo, Filippo et Samuel, les inséparables, sont pourtant différents. L'aîné collectionne les aventures. Le cadet n'a aucun succès. Mais, un jour, les destins s'inversent. Les Pontecorvo vont devoir faire face aux pressions médiatiques. Les deux lectrices ont trouvé ce roman un peu trop brouillon, trop foisonnant et n'a pas laissé un grand souvenir de lecture. Odile a choisi "Mon frère" de Daniel Pennac. Encore une déception pour la lectrice car plus d'un tiers du récit évoque le personnage de Bartleby de Melville, celui qui dit non, "I would prefer not to". L'écrivain relate la mort de son frère : "J'ai perdu le bonheur de sa compagnie, la gratuité de son affection, la sérénité de ses jugements, la complicité de son humour, la paix. Mais, qui ai-je perdu ?". Odile a trouvé ce récit autobiographie un peu court et assez superficiel. (La suite, lundi)

jeudi 11 avril 2024

"En vérité, Alice", Tiffany Tavernier

 Le dernier roman de Tiffany Tavernier, "En vérité, Alice", publié chez Sabine Wespieser, pose le problème de l'emprise amoureuse. Alice Fogère est tombée dans les griffes d'un prédateur invivable, son conjoint qu'elle aime malgré tout. Lui, le préféré des étudiantes, le beau gosse, a jeté son dévolu sur la jeune fille, Alice, timide et effacée. Elle n'en revient pas, Alice, que cet homme s'intéresse autant à elle. Ils forment un couple fusionnel depuis cinq ans. Tout son entourage familial se pose des questions sur son compagnon imprévisible au comportement violent. Cet amour immense est une prison consentie. Elle reste persuadée qu'elle va le sauver de sa rage de vivre provoquée par une enfance difficile. Un jour, il perd son travail et Alice trouve par hasard un poste de secrétaire administrative dans une association diocésaine de Paris. Elle va s'intéresser au phénomène des candidatures à la canonisation, première étape d'une procédure que le Vatican doit valider. Aidée par des collègues d'une gentillesse inhabituelle, elle découvre ce monde inconnu des "serviteurs de Dieu", des "Vénérables ou Bienheureux" qu'il faut évaluer. Son compagnon, Geoffrey, ne cesse de la harceler au téléphone, ne supportant pas qu'elle ne soit pas à ses ordres. Il l'humilie devant des relations qu'il reçoit chez lui. Mythomane, odieux, caractériel, cet homme toxique la terrorise et la brutalise. Plus Alice avance dans son nouvelle mission, plus elle vit dans le déni de son couple. Comment rompre cette emprise infernale ? Le roman oscille entre sa vie professionnelle empathique et sa vie privée brutale. N'est-elle pas elle aussi une sorte de sainte à force d'instruire les dossiers du diocèse ? Pourtant, sa famille l'alerte, ses nouvelles collègues aussi. Tiffany Tavernier intercale dans son récit des portraits de saints mais cela ne dérange pas le fil de l'intrigue. Les scènes conjugales ressemblent à un enfer insupportable. Sortira-t-elle de cet enfer ? La lectrice que je suis avait envie de secouer cette femme vaincue, effrayée, timorée pour qu'elle réagisse et quitte ce mufle total. Il faut lire ce roman original et même si l'emprise amoureuse est largement traitée dans les romans contemporains, Tiffany Tavenier apporte une note surprenante avec l'intégration de ce sujet sur les dossiers de la canonisation des futurs saints.