lundi 29 août 2022

"Un homme qui dort"

Georges Perec est un de mes écrivains préférés et nous nous donnons rendez-vous régulièrement. Comme je possède ses deux très belles Pléiades, il me suffit d'ouvrir un volume et de commencer la lecture. J'ai donc redécouvert avec intérêt son récit, "Un homme qui dort", publié en 1967, juste après "Les Choses". Il met en exergue une citation de Franz Kafka : "Il n'est pas nécessaire que tu sortes de la maison. Reste à table et écoute. (...) N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi". Georges Perec explique le projet de son roman dans les ajouts de la Pléiade. Quand il a lu Marcel Proust, il raconte sa stupéfaction en découvrant cette phrase emblématique de "La Recherche" : "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes". Dans ce récit d'un homme dépressif, Georges Perec dit avoir vécu une expérience similaire à l'âge de vingt ans. Cette dépression l'avait dévasté. Ce récit objectif d'une écriture "blanche" relate l'histoire d'un jeune étudiant en proie à une angoisse terrible. Il renonce à passer ses examens, ne veut plus se lever et se calfeutre dans sa chambre de bonne à Paris, rue Saint Honoré. Son détachement et son indifférence au monde s'accentuent au fil des jours. Pour combler un vide existentiel, il décrit ses moindres gestes, ses moindres actions pour survivre et il décortique toutes ces impressions avec une lucidité chirurgicale. Il vise la neutralité, l'absence d'émotion. Quand il sort de sa tanière, il hante  tous les quartiers de Paris, en notant tout ce qui compose le réel concret et matériel. Il ressemble plus à un homme à la dérive, sans but et sans espoir. Il dort énormément, fixe la bassine en plastique, écoute son voisin à travers la cloison. Ses sens à l'affût enregistrent les détails de sa vie végétative. Dépression ou détachement, le jeune homme solitaire ressemble à des héros comme Oblomov ou Bartleby, le personnage du roman d'Hermann Melville. Celui qui dit non, celui qui ne veut pas choisir, un antihéros, un marginal asocial. Georges Perec, orphelin, a ressenti ce sentiment de vacuité, de solitude et d'abandon. Dans son récit, il le définit ainsi : "Seule, existe la solitude, que tôt ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours en face d'elle, démonté ou hagard, désespéré ou impatient". Ce refus du monde rejoint la pensée de l'absurde d'Albert Camus mais Sisyphe est heureux en roulant son caillou sur la montagne. Georges Perec a trouvé le remède à cet ennui existentiel : le recours à la littérature. Un texte important dans l'œuvre de ce grand écrivain français.