jeudi 19 novembre 2020

"Le bonheur, sa dent douce à la mort"

 Barbara Cassin, philosophe, philologue et académicienne, vient d'écrire une autobiographie philosophique au titre rimbaldien : "Le bonheur, sa dent douce à la mort", publiée chez Fayard. Elle a composé cet ouvrage singulier avec l'aide de son fils Victor, son confident préféré : "De l'anecdote à l'idée. Voilà ce que j'essaie de cerner dans cette autobiographique philosophique". Mais, il n'est pas question d'un entretien traditionnel. Le fil du récit se développe à un rythme trépidant et d'une vivacité communicative. L'anecdote devient l'élément déclencheur dans la mémoire de la philosophe et par ce biais original, surgissent des fragments de vie qui ont façonné la narratrice. Ses parents : "Du couple qu'ils formaient, j'ai compris deux choses qui perdurent. D'abord que, aimer, c'est ouvrir les possibles ; cela m'est revenu à chaque moment clef de vie-et-pensée". Elle raconte un souvenir de famille où elle s'est sentie particulièrement aimée quand elle s'invitait petite fille un soir à la table des convives où ses parents l'accueillaient gentiment sans la renvoyer au lit : "Trois fois, c'est l'infini. Il n'y aura pas de trop, ce ne sera jamais trop. Voilà ce que j'ai appris de ma famille et que, je l'espère, j'ai transmis à la mienne". Barbara Cassin avoue avec une franchise détonante qu'elle préfère le mensonge à la vérité surtout dans les relations humaines et nie la logique absolutiste du "UN". Elle aime le relativisme, la multiplicité, l'éclectisme. Car son récit, semé d'anecdotes, rebondit sans cesse sur des considérations philosophiques. C'est son métier, la philosophie. Le texte ne peut pas évacuer cette dimension. Ses rencontres avec René Char, Heidegger, Lacan, Mandela, Homère, Platon,  montrent le goût de l'autre, des idées, des univers différenciés. Elle livre une de ses pensées essentielles : "C'est pourquoi politique et esthétique sont liées à mes yeux. La culture, ça s'apprend. La beauté du monde, ça s'apprend aussi. S'il existe un devoir politique, c'est de les enseigner, c'est à dire d'ouvrir des possibles". Elle relate avec délicatesse la fin de vie de son mari, Etienne, atteint d'un cancer au cerveau et ces pages sont d'une humanité extraordinaire. Ce récit autobiographique se lit avec délectation, constitue un exercice intellectuel de haute volée et aussi un hommage à la liberté, à l'amour et à la philosophie. Un témoignage fabuleusement intéressant d'une femme rebelle et très belle.