mardi 26 avril 2022

"La Fille parfaite"

 Nathalie Azoulay raconte dans son dernier roman, "La Fille parfaite", une histoire d'amitié passionnelle entre Adèle Prinker, la matheuse, et Rachel Deville, la littéraire. Blondes, intelligentes, elles forment un duo de choc irrésistible. Rachel la narratrice, annonce dès la première page, le suicide par pendaison d'Adèle à l'âge de 46 ans. Chez les Prinker, les mathématiques dominent tout dans leur comportement. Le père, ingénieur en bâtiment, pousse sa fille à devenir mathématicienne alors que la famille de Rachel ne pense qu'à la littérature, évoque sans cesse Proust et Kafka. Adèle déclare à Rachel : "Considère qu'on est deux filles d'une seule et même famille : l'une sera mathématicienne et l'autre, grammairienne. Nos parents auront le sentiment d'avoir accompli une sorte de progéniture parfaite". Dans leur jeunesse, elles se complètent dans la perfection. Adèle veut connaître le monde de son amie et découvre la littérature. Rachel admire l'intelligence abstraite d'Adèle qui vit sa passion des mathématiques dans un milieu universitaire exclusivement masculin. Cette compétition acharnée d'Adèle dans ce monde austère et clivant va certainement laisser des traces dans la décision finale de la jeune femme. Elle respire cette dimension mathématique : tout calculer, mesurer, établir des probabilités en s'imaginant que les gens sont tous "chiffrés avec une auréole qui déclenche toutes les vies comme des comptes à rebours qui tournent en silence".  Cette amitié fusionnelle entre les deux adolescentes se délite au fil des années quand elles rencontrent leurs maris réciproques et Adèle donne naissance à un fils. Adèle voue aussi une passion à la natation, le seul sport qu'elle pratique avec excès. Les deux amies ne se quittent pas de vue même si leurs routes ont bifurqué. Rachel, agrégée de lettres, engrange les succès littéraires et Adèle, la reconnaissance internationale. Comme dans toute amitié, le temps donne son rythme entre ruptures et retrouvailles. La question lancinante du roman revient à intervalles réguliers : comprendre le geste ultime d'Adèle. Le jeune femme avait coupé ses cheveux avant de se tuer et écrit ce mot à sa meilleure : "Je ne veux pas que Lucas fasse des maths. Je compte sur Rachel". Cette recherche de la vérité sur le suicide d'Adèle s'avère pourtant presque inutile. Son amie est partie avec son mystère intime. Une énigme indéchiffrable. Ce très bon roman innovant raconte deux tribus : celle des matheux et celle des littéraires et ce sujet très nouveau dans la littérature contemporaine montre le fossé entre ces deux visions du monde, un fossé parfois franchissable quand l'amitié s'en mêle. La fragilité atteint et les matheux et les littéraires, un point commun indiscutable.