vendredi 22 novembre 2019

"Encre sympathique"

Quand Patrick Modiano publie un roman, c'est toujours à mes yeux un événement littéraire. Son nouvel opus, "Encre sympathique" ne peut pas se fondre dans la masse des nouveautés de la rentrée. Les grands écrivains commencent, hélas, à disparaître… Mais, Patrick Modiano nous tient heureusement compagnie et je l'espère pour longtemps. Depuis 1968 avec "La Place de l'Etoile", il écrit un roman tous les deux ans avec une fidélité scrupuleuse. Il nous parle toujours des mêmes thèmes récurrents dans ses textes : le souvenir, la mémoire, l'oubli. Certains lecteurs pourraient se lasser de son univers singulier et évanescent. D'autres comme moi ont le bonheur de retrouver la valse nostalgique de ces oeuvres. Dès la première page, l'auteur pose le sujet : "Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l'on devine si l'on ouvre le "dossier" : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps". Le narrateur, Jean Eyben, examine ce dossier retrouvé par hasard car à l'âge de vingt ans, il travaillait dans une agence de détectives. Une femme disparue sans laisser de traces l'obsède et cette recherche donne le rythme au roman comme une basse continue sur sa mémoire oublieuse. Cette femme fuyante s'appelait Noëlle Lefebvre. Cinquante ans avant, il parvient à fouiller son appartement et découvre un agenda dans un tiroir à double fond. Le narrateur enquête auprès des relations hasardeuses de cette Noëlle énigmatique. Il avoue : "J'avais toujours eu le goût de m'introduire dans la vie des autres, par curiosité, et aussi par un besoin de mieux les comprendre et de démêler les fils embrouillés de leur vie - ce qu'ils étaient souvent incapables de faire eux-mêmes parce qu'ils vivaient leur vie de trop près alors que j'avais l'avantage d'être un simple spectateur, ou plutôt un témoin, comme on aurait dit dans le langage judiciaire". Patrick Modiano, dans cette seule phrase, définit sa mission d'écrivain… Au fil des pages, l'enquête avance à tâtons et s'étoffe de quelques révélations sur cette femme à la vie vaporeuse. Je ne dévoilerai pas le destin de Noëlle Lefebvre. Il vaut mieux découvrir ce texte pour retrouver l'atmosphère romanesque de Patrick Modiano. Il a choisi en exergue une citation de Maurice Blanchot : "Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir". Le narrateur part sur les traces de son "héroïne anonyme" d' Annecy à Rome et parfois, il évoque sa vie comme un double de l'auteur et ses confidences intimes parsèment le texte en contrepoint. Entre cette femme du passé et le narrateur du présent, un lien se crée grâce au jaillissement des souvenirs. Un très beau roman sur le temps qui passe, sur ce vertige existentiel que Patrick Modiano ne cesse d'interroger...