mardi 30 août 2022

"Lumière d'été, puis vient la nuit', Jon Kalman Stefansson

 En tant que lectrice passionnée, j'aime énormément découvrir des "planètes littéraires", mon cosmos préféré. En 2022, j'ai ainsi fait la connaissance de la formidable Ludmilla Oulitskaïa et je vais poursuivre l'exploration de sa planète si particulière. Un deuxième écrivain, Jon Kalman Stefansson m'a éblouie avec son dernier roman, "Ton absence n'est que ténèbres". Cet été, j'ai lu "Lumière d'été, puis vient la nuit", publié en 2020 chez Grasset. Cette chronique d'un village islandais, découpée en huit histoires, est contée par un narrateur extérieur qui commente en même temps les comportements de ses personnages. Comme le titre l'indique, la lumière représente la vie, l'amour, et la nuit symbolise la finitude, la mort, le néant. La magie de l'écriture sert le roman et le transforme en conte philosophique. Ces hommes et ces femmes modestes habitent sur une île lointaine, perdue dans un coin isolé du monde. Car les habitants se sont enracinés sur un volcan qui, certainement, leur insuffle une vitalité exceptionnelle. Ce village sans cimetière, ni église regroupe une centaine d'âmes simples : éleveurs de moutons, pêcheurs, artisans, employés d'une coopérative, ouvriers et enseignants. Certains villageois, une minorité, sont revenus de la capitale après des études supérieures. L'un d'entre eux se découvre un don pour le latin, rompt avec son travail et devient l'Astronome. Il se ruine en achats de livres en latin et propose des conférences sur l'astronomie. Ce personnage est le premier de cette galerie pittoresque que l'écrivain sort de son chapeau magique. Il raconte plusieurs vies : un menuisier-policier, amateur de poésie, une postière indiscrète qui ouvre le courrier et informe le village sans aucune sanction. Deux employés d'une coopérative croient aux fantômes après une panne électrique. D'autres villageois, hauts en couleurs, se débattent avec leur destin et forment une comédie humaine universelle. Empêtrés dans leurs appétits vitaux et leurs capacités autodestructrices, les hommes et les femmes d'Islande tentent de vivre leurs passions licites ou illicites. L'écrivain islandais parle de l'amour, du désespoir, du suicide, de la fidélité, de la trahison, des croyances, et en résumé, de la condition humaine. Pour goûter la prose poétique de Jon Kalman Stefansson, je citerai ce passage : "C'est dans le silence que se conserve l'or ; celui qui se tait, plongé dans une parfaite solitude, découvre tant de choses, le silence s'infiltre dans les chairs, apaise le cœur, calme l'angoisse et emplit la pièce où vous êtes". Un roman magnifique qui donne envie de lire toute l'œuvre de cet écrivain poétiquement volcanique. 

lundi 29 août 2022

"Un homme qui dort"

Georges Perec est un de mes écrivains préférés et nous nous donnons rendez-vous régulièrement. Comme je possède ses deux très belles Pléiades, il me suffit d'ouvrir un volume et de commencer la lecture. J'ai donc redécouvert avec intérêt son récit, "Un homme qui dort", publié en 1967, juste après "Les Choses". Il met en exergue une citation de Franz Kafka : "Il n'est pas nécessaire que tu sortes de la maison. Reste à table et écoute. (...) N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi". Georges Perec explique le projet de son roman dans les ajouts de la Pléiade. Quand il a lu Marcel Proust, il raconte sa stupéfaction en découvrant cette phrase emblématique de "La Recherche" : "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes". Dans ce récit d'un homme dépressif, Georges Perec dit avoir vécu une expérience similaire à l'âge de vingt ans. Cette dépression l'avait dévasté. Ce récit objectif d'une écriture "blanche" relate l'histoire d'un jeune étudiant en proie à une angoisse terrible. Il renonce à passer ses examens, ne veut plus se lever et se calfeutre dans sa chambre de bonne à Paris, rue Saint Honoré. Son détachement et son indifférence au monde s'accentuent au fil des jours. Pour combler un vide existentiel, il décrit ses moindres gestes, ses moindres actions pour survivre et il décortique toutes ces impressions avec une lucidité chirurgicale. Il vise la neutralité, l'absence d'émotion. Quand il sort de sa tanière, il hante  tous les quartiers de Paris, en notant tout ce qui compose le réel concret et matériel. Il ressemble plus à un homme à la dérive, sans but et sans espoir. Il dort énormément, fixe la bassine en plastique, écoute son voisin à travers la cloison. Ses sens à l'affût enregistrent les détails de sa vie végétative. Dépression ou détachement, le jeune homme solitaire ressemble à des héros comme Oblomov ou Bartleby, le personnage du roman d'Hermann Melville. Celui qui dit non, celui qui ne veut pas choisir, un antihéros, un marginal asocial. Georges Perec, orphelin, a ressenti ce sentiment de vacuité, de solitude et d'abandon. Dans son récit, il le définit ainsi : "Seule, existe la solitude, que tôt ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours en face d'elle, démonté ou hagard, désespéré ou impatient". Ce refus du monde rejoint la pensée de l'absurde d'Albert Camus mais Sisyphe est heureux en roulant son caillou sur la montagne. Georges Perec a trouvé le remède à cet ennui existentiel : le recours à la littérature. Un texte important dans l'œuvre de ce grand écrivain français. 

lundi 22 août 2022

"Le cas du docteur Koukotski", Ludmila Oulitskaïa

 Après avoir découvert le très beau recueil de nouvelles de Ludmila Oulitskaïa, "Le corps de l'âme", j'avais envie de compléter ma connaissance de cette écrivaine russe si singulière. J'ai donc lu cet été, "Le cas du docteur Koukotski", publié chez Gallimard en 2 000 et traduit par Sophie Benech. Cette saga familiale se situe dans l'URSS du XXe siècle. Le jeune chirurgien, Pavel Alexeïevitch Koukotski, descendant d'une longue lignée de médecins, possède un don particulier : il devine par une vision radiologique sans appareil les maladies dont souffrent ces patients. Mais ce don disparaît dès qu'il a des relations sexuelles avec une femme. Sauf avec Elena, une patiente qu'il sauve lors d'une opération au début de la Seconde Guerre Mondiale. Cette femme est mariée à un certain Anton qui va mourir pendant la guerre. Sa fille, Tania, sera adoptée et adorée par son nouveau père, le docteur Koukostki. Un quatrième personnage, Vassilissa Gavrilovna, vit au sein de la nouvelle famille comme servante, et symbolise la Russie ancestrale. Sa piété quasiment mystique la tient à l'écart de tous les soubresauts historiques et politiques du pays. La jeune Tania recueille aussi à l'école, une écolière de son âge, Toma. Sa mère est morte dans un avortement clandestin et devenant orpheline, le docteur et sa femme l'intègrent dans leur foyer. Ce quatuor invraisemblable va donc traverser les péripéties politiques de l'URSS entre des certitudes matérialistes issues du communisme ambiant et des valeurs intimes comme l'amour, les rêves, le doute. l'individualité.  Le docteur Koukostki n'évite pas la compromission avec la médecine officielle et accepte des thèses contraires à la vérité scientifique. L'écrivaine russe dénonce la faillite du stalinisme, vécu comme un totalitarisme inhumain. Pavel sombre dans l'alcoolisme pour fuir cette réalité effroyable. Elena s'invente une vie rêveuse sans mémoire précise pour ne pas souffrir. Elle tient un journal intime au centre de ce grand roman polyphonique. Cette fresque si personnelle de Ludmila Oulitskaïa recèle des passages homériques sur la vie de ces quatre personnages emblématiques d'un pays immense et souvent difficile à comprendre. Tania et Toma grandissent ensemble au milieu de ce foyer complexe mais aimant. On ne sort pas indemne de cette lecture car l'écrivaine russe pose des questions essentielles sur la vie, sur la mémoire, sur l'amour sans éviter les fracas de l'Histoire entre science et religion. Un grand livre qui n'a rien perdu de son actualité brûlante. 

vendredi 19 août 2022

"Vagues"

 Comme tous les étés, je me donne des "objectifs" de lecture. Il y a quelques mois, j'avais commencé le roman de Virginia Woolf, "Vagues", son roman le plus expérimental, paru en 1931 et traduit par Marguerite Yourcenar en 1936. Mais, j'ai abandonné le livre car je n'arrivais pas à me concentrer suffisamment pour suivre les personnages. J'ai donc repris "Vagues" en juillet pour me prouver que mes "neurones" fonctionnent encore face à la difficulté de certaines œuvres. Marguerite Yourcenar a rencontré Virginia Woolf à Londres pour régler quelques détails de traduction. J'imagine leur rendez-vous qui appartient maintenant à la légende de la littérature. La préface de Marguerite Yourcenar éclaire et prépare le lecteur(trice) pour se laisser emporter par ces "vagues" de mots. Six personnages, Bernard, Susan, Rhoda, Neville, Jinny et Louis font partie d'un groupe d'amis et les "six" monologues se juxtaposent dans le récit. Un septième personnage, Perceval, ne parle jamais de lui-même. Il meurt dans un accident en Inde lors d'une campagne de colonisation. Ces amis forment un choral, une communauté d'esprit mais pourtant, ils n'ont rien en commun. Bernard, conteur né, aime écrire et cherche son style. Louis rêve de reconnaissance et de succès. Neville préfère les hommes et Jinny ne pense qu'à sa beauté. Susan choisit de vivre à la campagne pour élever ses enfants alors que Rhoda, souvent angoissée, fuit la société et ne se sent bien que dans la solitude. Une fois que l'on arrive à distinguer les six voix, il suffit de se baigner dans ce flot de paroles, ces six "flux de conscience" qui forment un seul fleuve, une composition musicale subtile que Virginia Woolf qualifiait de "poème-jeu". Derrière chaque personnage, se cache parfois un parent ou un ami de l'écrivaine anglaise. Un critique littéraire va plus loin dans l'analyse en imaginant que ces personnages symbolisent aussi les facettes de la personnalité complexe de Virginia Woolf. Et si "Vagues" cachait une autobiographie élégiaque et cryptée que le lecteur et la lectrice tentent de déchiffrer ? Enfance, jeunesse, maturité, ces épisodes de vie relatés par les narrateurs, traversent ce récit fascinant d'une modernité avant-gardiste. Dans sa formidable préface, Marguerite Yourcenar présente Virginia Woolf comme un génie littéraire et elle parle du projet woolfien ainsi : "Dans ces "Vagues", les quelques personnages ne sont plus que des mouettes au bord d'un Temps-Océan, et les souvenirs, les rêves, les concrétions parfaites et fragiles de la vie humaine nous font l'effet de coquillages au bord de majestueuses houles éternelles". Ce roman mythique se transforme en méditation profonde sur la vie et sur la mort, éternels sujets traités par la littérature et Virginia Woolf apporte sa propre "vision" comme son personnage emblématique, Miss Briscoe, dans "Vers le phare". Un roman initiatique à lire avec une extrême lenteur, deux à trois pages par jour, pour goûter la prose poétique de cette écrivaine que j'ai toujours qualifiée de "sublime", un adjectif que je n'emploie pas souvent... 

jeudi 18 août 2022

"La Peau de chagrin"

Quand j'étais au lycée et à l'université, je lisais beaucoup de classiques pour des raisons d'étude et souvent par amour de la littérature. Je n'avais pas de ressources financières suffisantes pour m'acheter des nouveautés en librairie et je préférais consacrer mon petit budget aux livres d'occasion en format de poche. Par contre, ma mère qui était une bonne lectrice, m'offrait des Pléiades à chaque occasion festive (anniversaire et Noël). J'ai conservé dans ma bibliothèque tous ses cadeaux précieux : Flaubert, Stendhal, Nerval, Proust,  Camus, Gracq, Larbaud, Yourcenar... Plus je prends de l'âge, plus je reviens aux fondamentaux de la littérature française. Cet été, j'avais envie de retrouver Balzac et j'ai retiré dans une bibliothèque nomade, "La Peau de chagrin", dans la collection des Classiques chez Flammarion. Je l'avais lu dans les années 70 et j'ai redécouvert dans ce texte publié en 1831 une histoire fantastique d'une portée philosophique fascinante. Un jeune noble, Raphaël de Valentin, a perdu son dernier sou au jeu d'argent et il veut se suicider. Avant d'accomplir ce funeste projet, il entre dans un magasin d'antiquités où un vieil homme lui montre une peau de chagrin qui détient un pouvoir magique : elle peut exaucer tous les vœux de son propriétaire. Mais, une inscription sur cet objet maléfique prévient le jeune homme : "Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu'au plus exorbitant". Raphaël accepte ce pacte diabolique. Il devient riche grâce à un héritage d'un oncle, mène un train de vie luxueux, séduit les femmes, mais l'une d'entre elles qu'il convoite se moque de lui. Mais, sa "Peau de chagrin" se rétrécit de plus en plus. Il vieillit prématurément, tombe malade et finit par mourir tout en restant cloîtré pour éviter tout désir. Cet objet maléfique symbolise la force vitale du jeune homme et plus il désire, plus il dépérit. Ce pacte rappelle que toute chose a un prix. Pour Balzac, le bonheur ne peut durer et le dilemme que se pose Raphaël se résume ainsi : choisir une vie courte intense ou une longue vie sage ? Faut-il chercher à satisfaire tous ces désirs ? Chacun peut choisir la voie qu'il préfère. Honoré de Balzac et sa "Comédie humaine" conserve un attrait total : histoires, intrigues, style, vocabulaire d'une richesse inouïe. Et en plus, j'ai eu la surprise de lire un passage sur le Lac du Bourget quand le jeune homme suit une cure à Aix-les-Bains ! Les savoyards devraient lire cet extrait dithyrambique sur cette "goutte d'eau bleue", "une turquoise égarée" et aussi, cette remarque : "Ce lac est le seul où l'on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun endroit vous ne rencontrerez une plus belle entente entre l'eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il s'y trouve des baumes pour tout". Balzac connaissait évidemment les plus beaux coins de France... Je n'ai pas fini de redécouvrir ce génie littéraire... 

mardi 16 août 2022

Salman Rushdie, victime du fanatisme islamiste

 Quand j'ai appris que Salman Rushdie avait été poignardé par un fanatique islamiste, citoyen américain d'adoption, j'étais remuée par cette nouvelle scandaleuse. L'écrivain se trouvait dans une ville de l'Etat de New York pour tenir une conférence. Par miracle, il n'a pas été tué mais très sérieusement blessé. Son état de santé très inquiétant s'améliore au fil des jours. Cet écrivain a subi une fatwa en 1989 par l'iranien Khomeiny après la parution de son roman controversé, "Les Versets sataniques", paru chez Christian Bourgois. Il vivait sous la protection policière en Angleterre depuis les années 90. Cet attentat odieux montre la barbarie obscurantiste qui sommeille dans les cerveaux malades de certains fanatiques religieux. Salman Rushdie écrivait en 2017 : "Lorsque une déviance grandit à l'intérieur d'un système, elle peut le dévorer, et tel est ce qui se passe avec le fondamentalisme en islam". Le Journal du dimanche a mis en première page le portrait de l'écrivain avec ce commentaire : "La Liberté poignardée". Quand une société ne peut plus protéger ses écrivains, la peste continue à circuler, la peste de l'intolérance, de la bêtise, du totalitarisme islamiste. Salman Rushdie, né en 1947, à Bombay, en Inde dans une famille bourgeoise musulmane, a fait ses études à Cambridge et il a commencé une carrière dans la publicité. En 1975, il publie son premier roman, "Grimus" puis, en 1983, "Les Enfants de minuit", considéré comme un chef d'œuvre. "Les Versets sataniques" paraissent en 1989. Ce sera le point de rupture pour l'écrivain qui ose se moquer des excès de la religion musulmane. Son roman est brûlé en Iran, au Pakistan et dans d'autres pays orientaux. Son traducteur japonais est assassiné. D'autres traducteurs sont condamnés par une fatwa. Alors qu'il pensait qu'il pouvait vivre en liberté en Amérique, cet assassin surgit dans cette conférence et le monde entier avait oublié le danger mortel et mortifère du fanatisme islamiste. Ce rappel à une réalité historique tragique paralyse tous les amoureux de la littérature, symbole de la liberté, de la nuance, de la critique et du doute. Ce Voltaire contemporain va sortir un livre en février 2023. Il n'est pas mort vendredi, il est vivant, il écrit, il pense et il nous fait encore plus aimer la liberté, une des plus belles valeurs de notre société occidentale. Tant que la littérature nous accompagnera, nous serons encore libres.  

jeudi 11 août 2022

"Amour"

 Quand je lis "Le Monde des Livres", je remarque souvent la rubrique de Camille Laurens, écrivaine française de grand talent et les critiques qu'elle compose attirent toujours mon attention. C'est le cas de Sara Mesa avec "Amour", venue d'Espagne et éditée chez Grasset en 2022. Natalia, trentenaire et traductrice commerciale, s'installe dans un petit village, La Escapa dans la région de la Rioja, Elle loue une petite maison dans un état déplorable à un propriétaire intrusif et quelque peu belliqueux. Mais, elle a besoin de cette location pour fuir la grande ville et ses problèmes que l'on découvre au fil du texte. Un sentiment d'insécurité l'envahit et ses voisins proches semblent bien inquiétants. Natalia adopte un chien un peu sauvage pour atténuer sa solitude et reçoit la visite de Piter, un ancien hippy et artisan verrier, un peu envahissant. Un couple étrange habite la maison la plus proche de la sienne. Il ne s'agit pas dans son roman du thème traditionnel traité régulièrement en littérature : le retour des citadins à la campagne, la néo-ruralité, "la renaissance champêtre" selon Camille Laurens. Elle reçoit un jour une proposition étonnante d'un voisin, appelé l'Allemand, qui lui propose de réparer le toit de sa maison si elle accepte une relation sexuelle avec lui. Cette proposition la choque mais elle consent à cet acte en échange d'une réparation trop coûteuse pour elle. Cet homme mutique et insignifiant lui impose ce troc sexuel et finit même par la soumettre à sa volonté. Car, traductrice de métier, elle n'arrive pas à comprendre cet homme qui ne montre aucun affect à son égard. Ce roman singulier met en scène la relation ambigüe entre ses deux êtres solitaires et qui trouvent dans la sexualité une solution à leur propre marginalité. Natalia ressent cette incommunicabilité : "On ne peut atteindre ce qui se trouve derrière ses paupières". La jeune femme s'est compromise aux yeux du village qui la rejette de plus en plus. L'avenir semble bien sombre pour la jeune femme. Mais, elle trouvera une issue face à l'impasse de sa vie confinée dans ce village perdu. Sara Mesa est souvent comparée à l'écrivain sud-africain, J.M. Coetzee dont on connaît la lucidité, teintée d'un pessimisme sur l'humain.  Ce roman sans concession met en scène les enjeux de la sexualité, la notion de domination homme-femme, la marginalité et la violence sociale. La littérature espagnole peut compter dorénavant sur Sara Mesa.  

mercredi 10 août 2022

Marcel Proust, "Du côté de chez Swann", 3

 Un texte particulier, "Un amour de Swann" se détache dans l'ensemble du premier volume, "Du côté de chez Swann", publié en 1913 à compte d'auteur, Gallimard ayant refusé le manuscrit. Le narrateur revient sur Charles Swann une quinzaine d'années avant sa rencontre à Combray. Le récit est écrit à la troisième personne. A Paris, le salon des Verdurin, de riches bourgeois mécènes, attire de nombreux artistes et des personnalités diverses : le docteur Cottard, l'archiviste Saniette, le professeur Brichot, le peintre Biche qui deviendra célèbre sous le nom d'Elstir, le musicien Vinteuil. Charles Swann, esthète et amateur d'art, rencontre Odette de Crécy, une des habituées du salon et elle l'introduit dans ce milieu huppé. Charles Swann, toujours très élégant, crée autour de lui une grande impression car il fréquente des princes, des ambassadeurs et des académiciens. Séducteur invétéré, cet homme esthète se prend de passion pour Odette qui le fuit pour susciter sa jalousie. Pourtant, sa lucidité ne l'empêche pas de voir Odette comme une femme peu profonde et peu cultivée dont il ignore le passé. Sa passion amoureuse pour Odette est inspirée par l'art car il la compare à une femme de Botticelli. Amoureux d'une image, il finit par s'aveugler et ne perçoit pas en elle une duplicité certaine. Pour contrarier l'amour de Swann, Madame Verdurin joue l'entremetteuse entre Odette et ses amours illicites. Charles Swann est rejeté du salon et cette mise à l'écart le rend fou de jalousie. Il se met à espionner Odette, à la traquer dans Paris, car il la soupçonne d'infidélités. Marcel Proust décrit à travers ce couple disparate l'amour comme une "maladie". Un personnage central, Madame Verdurin, règne sans partage dans ce milieu de snobs. Cette "patronne" est décrite comme une femme ridicule, voire idiote et l'humour grinçant de Proust éclate dans ce portrait haut en couleurs. Une scène mythique se dessine aussi dans la passage sur la sonate de Vinteuil, un passage initiatique vers le monde de l'art. Malgré une lettre de dénonciation concernant la vie débridée d'Odette, collectionnant amants et maitresses, Charles Swann s'obstine à l'adorer. Il l'épouse, aura une fille avec elle mais finira quand même par se lasser d'elle. Cette citation résume la pensée de Marcel Proust sur l'illusion amoureuse : "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre". Un roman dans le roman, cet "Amour de Swann", fascinant, délirant, la matrice de la Recherche. 

mardi 9 août 2022

Marcel Proust, "Du côté de chez Swann", 2

 J'ai évoqué dans le billet précédent la mémoire volontaire du narrateur mais j'ai relu avec beaucoup d'attention une scène mémorable, emblématique de l'œuvre proustienne : la scène de la madeleine. Cette première expérience de mémoire involontaire tient lieu de révélation lumineuse sur le passé. Quand le narrateur goûte un morceau d'une madeleine, trempée dans le thé, que lui donnait sa tante à Combray, des pans entiers de sa mémoire ressuscitent : "Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas". Cette découverte sensorielle réveille le passé oublié et il écrit alors : "Un plaisir délicieux m'avait envahi. isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ?". Le narrateur cherche éperdument la raison de cette "extase" liée à une madeleine imbibée de thé. Comment définir cet événement prodigieux qui l'attire irrésistiblement dans un espace intemporel vertigineux ? Avons-nous connu une expérience semblable ? Oui, une odeur, une couleur, une forme, une sensation volatile peuvent creuser la mine d'or de notre mémoire et surgissent alors des souvenirs engloutis dans notre propre Atlantide psychique. Marcel Proust offre dès "Du côté de Swann", cette pépite littéraire, un texte mythique qu'il serait dommage de ne pas rencontrer une fois dans sa vie de lecteur-lectrice. Dans ce même passage, une phrase, une longue phrase se déroule comme une vague de l'Atlantique : "Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir". (La suite, demain) 

lundi 8 août 2022

Marcel Proust, "Du côté de chez Swann", 1

 L'année 2022 célèbre le centenaire de la mort de Marcel Proust, le Parisien absolu, avec des expositions à Paris, des émissions spéciales sur France Culture,  des documentaires télévisuels. J'avais le désir de tout relire depuis longtemps et comme j'ai suivi le formidable podcast de France Culture et vu l'exposition au musée Carnavalet en mars dernier, je me suis plongée dans son œuvre avec un sentiment de délectation. J'ai étudié l'écrivain lors de mon année de licence de lettres dans les années 70. Lire Proust dans sa pleine jeunesse et le relire quatre décennies plus tard, c'est prendre le risque de la déception ou de l'indifférence. Bien au contraire ! Dès les premières pages du premier volume, "Du côté de chez Swann", j'ai retrouvé le parfum de ma propre jeunesse, de ma juvénile admiration pour cette prose fastueuse, méandreuse, sensuelle et poétique. Je suis entrée dans une sorte de Panthéon de la Littérature, où le respect et le silence règnent quand nos yeux se posent sur les mots dès la première phrase : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure". Dans la première partie du roman, le narrateur raconte son enfance à Combray. Eclate déjà dès les premières scènes son amour pour sa mère dont il réclame la présence avant de se coucher. Il évoque le décor de ses chambres, le rituel du soir, la présence magique des livres, l'attente angoissée de sa mère si aimante. Ce petit garçon d'une sensibilité exacerbée reconstitue avec poésie et avec humour la galerie des personnages proustiens savoureux dont la célèbre Françoise, la cuisinière au franc-parler populaire ou la tante Léonie, une malade imaginaire. La scène de la volaille qu'elle tue pour le dîner est un passage homérique. Le narrateur aborde déjà le thème de la cruauté humaine. Un autre personnage majeur apparaît dans le premier volume : Swann, l'esthète, le dilettante, l'homme jaloux, l'ami des parents du narrateur. Sa grand-mère tient un rôle central et le narrateur la décrit avec un chant d'amour filial en la traitant comme sa complice, sa référence affective avec sa généreuse façon d'être. Tous ces souvenirs procèdent de la mémoire volontaire définie comme la mémoire de l'intelligence d'après l'écrivain. La Grande Œuvre de Proust, "A la recherche du temps perdu", magnifique titre, ne parle que de ce sujet universel, le Temps,  tellement humain, tellement profond. Marcel Proust, je l'imagine comme un archéologue du passé intérieur, du passé intime, d'un passé reconstitué par son génie créatif. Des phrases cultes jalonnent le texte comme celle-ci : "Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes". Le bonheur de lecture naît souvent au détour d'un paragraphe quand l'écrivain intègre dans son texte des réflexions philosophiques, psychologues et sociologiques sans oublier le contexte historique de l'époque. L'univers affectif et culturel du jeune narrateur se dessine déjà dans ce premier volume d'une beauté intrinsèque inoubliable. (La suite, demain)

vendredi 5 août 2022

"Le livre de Neige"

Olivier Liron, jeune écrivain français, un petit nouveau dans le panorama littéraire, évoque sa mère dans cet hommage d'une tendresse espiègle, "Le livre de Neige", paru chez Gallimard en 2022. Son projet : "J'ai voulu écrire ce livre comme un cadeau pour ma mère, Maria Nieves, dite Nieves, qui signifie Neige en espagnol. Un livre pour elle, entre vérité et fiction. Un portrait romanesque par petites touches, comme des flocons". La mère du narrateur a grandi dans une Espagne franquiste à Madrid. Bébé, elle attrape la coqueluche et en gardera une séquelle avec une surdité légère. Son enfance pauvre est tout de même illuminée par sa famille très aimante. Très tôt, elle comprend le rôle de l'école pour grandir avec un sentiment de liberté. Au début des années 60, les parents de Neige s'expatrient en France pour travailler comme le feront beaucoup de leurs compatriotes. La petite fille les rejoint en 1963. Arrivée dans la Plaine Saint-Denis, elle vit dans un bidonville et éprouve une humiliation à l'école car elle ne parle que l'espagnol. Mais, son courage redouble pour s'intégrer parfaitement et elle obtient brillamment son bac quelques années plus tard. Elle opte pour la nationalité française et passionnée par les sciences, elle finit par rencontrer Gabriel, son futur mari, en classe préparatoire. Olivier Liron évoque la vie de sa mère en utilisant les souvenirs de Carmen, sa grand-mère qui lui raconte cette Espagne misérable, clivante, qu'il fallait fuir pour survivre. Des anecdotes cocasses, drôles, tendres parsèment le récit même si le narrateur ne cache pas l'échec du couple qui finira par divorcer. Nieves embrasse vite la cause de l'écologie en scientifique professionnelle. Sa passion de la forêt lui sert de refuge pour se ressourcer sans cesse. Il se réapproprie de son passé, un passé morcelé qu'il tente de reconstituer en présentant Nieves comme une héroïne d'une immigration souvent douloureuse pour ces générations des années 60. Ce portrait poético-intime d'une femme qu'il "vénère" (enfant il la trouve "multigéniale"), se lit avec un grand plaisir. Le texte est accompagné de quelques photographies de Nieves, enfant, adolescente et adulte. J'ai apprécié cette autobiographie fictionnelle car mes grands-parents paternels que je n'ai pas connus sont originaires de l'Aragon en Espagne et je connais bien ce pays, proche de Bayonne. J'ai passé des vacances pendant quelques étés dans les années 60 dans la région aragonaise, à Zaragoza pendant la dictature de Franco. Beaucoup de détails dans le livre possèdent le sceau de l'authenticité et cette sincérité m'a touchée. Un beau récit bien écrit et qui annonce la naissance d'un écrivain à suivre. 

jeudi 4 août 2022

"La Puissance des ombres"

 Depuis 1985, Sylvie Germain a écrit une trentaine de romans et d'essais où elle s'interroge sur le Mal et sur la souffrance humaine. Cette obsession quasiment religieuse est née de son identité culturelle, fortement influencée par la mystique chrétienne. Le tragique dans les destins individuels traverse son imaginaire et son dernier ouvrage, "La Puissance des ombres", paru cette année confirme cette inquiétude spirituelle assez rare dans la littérature contemporaine. Une citation de Blaise Pascal illustre le sujet du récit : "Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction... ". Le roman démarre dans une certaine allégresse. Hadrien et Daphné fêtent les vingt ans de leur rencontre, un jour de grève de métro. Ils demandent à leurs amis de se déguiser en station de métro pour célébrer cet anniversaire. La vie semble bien festive dans cette ambiance bon enfant et un peu carnavalesque. Mais, un événement imprévue survient quand Gaspard, un ami du couple, tombe subitement du balcon et meurt dans sa chute sans que personne ne s'en aperçoive. Est-ce un accident ou un suicide ? Quatre mois plus tard, la bande d'amis perd un nouveau camarade en la personne de Cyril qui s'est fracassé le crâne en tombant dans une rue en escalier. Que se passe-t-il donc dans cette communauté amicale ? L'écrivaine raconte ses deux décès inexpliqués et révèle ensuite la vérité : un serveur de la fête a commis ses meurtres. L'assassin est un homme banal, insignifiant et considéré dans son entourage comme un voisin simple et gentil. Le roman bascule dans le monologue de ce personnage sombre et en perdition. Lui-même avoue sa "banalité" comme en parlait Hannah Arendt : "Je n'ai même pas de contour, seulement du vide sans cadre et sans limite, c'est-à-dire rien". Cet homme-enfant a vécu un drame horrible quand sa petite sœur a été assassinée par un prédateur pédophile. Il a aperçu la voiture et l'assassin et cette image est restée à tout jamais dans sa mémoire. La culpabilité le ronge comme un cancer maléfique. S'il commet ces crimes gratuits, Sylvie Germain l'explicite par le sens du titre, "La puissance des ombres", cet ombre dans cet homme, une pulsion de mort contre les autres et contre soi. Ce roman d'une noirceur terrible se lit pourtant avec beaucoup d'intérêt et même suscite une admiration pour le style poétique de Sylvie Germain. Pour découvrir le monde romanesque de l'écrivaine, il faut lire "La Puissance des Ombres" même si ce roman n'appartient pas à l'esprit léger de l'été. La figure du Mal, figure hautement religieuse, hante sa pensée. Elle déclarait dans un entretien : "Ecrire, c'est gratter la peau du réel". Belle formule. 

mercredi 3 août 2022

"Ce qui arrive la nuit"

 Peter Cameron, écrivain américain, né en 1959, vient d'écrire un roman singulier, "Ce qui arrive la nuit", paru chez Christian Bourgois. J'avais apprécié quelques uns de ces précédents livres comme "Week-end" et "Là-bas". Son septième roman se situe hors du temps et hors du monde. Un couple de New-Yorkais, (que l'écrivain nomme "un homme" et "une femme", sans leur donner une identité précise), quitte leur pays pour rejoindre une ville froide, quelque part en Europe, "A la lisière du monde, au fin fond du nord d'un pays nordique". La neige a envahi le paysage quand ils arrivent dans ce bout du monde pour adopter un bébé dans un orphelinat local. Ils demeurent dans un antique palace, transformé en grand hôtel de luxe. Ce lieu figé dans le temps reçoit très peu de touristes et le couple en question se sent quelque peu perdu dans cet endroit énigmatique. L'ambiance du "Borgarfjarosysla" rappelle les grands hôtels de la Mitteleuropa, inspirée des romans d'un Stefan Zweig, "La femme" souffre d'un cancer inguérissable et veut adopter un bébé pour que son mari ne reste pas seul après sa mort. Des personnages hauts en couleurs fréquentent cet endroit fantasmatique. En particulier, une certaine Livia, pianiste et chanteuse du bar, prétend avoir été acrobate de cirque et danseuse dans la compagnie Isadora Duncan. Elle perturbe le séjour du couple en indiquant l'adresse d'un certain guérisseur, Frère Emmanuel. Un homme d'affaires encombrant et très entreprenant harcèle "l'homme du couple". Quand "la femme" se retrouve chez le guérisseur, il se passe un "miracle" car elle se sent guérie du cancer en la présence de ce Frère étrange. Leur visite à l'orphelinat se transforme aussi en absurdité bureaucratique. L'écrivain américain a instillé une atmosphère kafkaïenne avec ces deux personnages qui ne maîtrisent plus rien dans ce pays improbable. Leur séjour tourne vite au cauchemar et je ne révèlerai pas la fin de cette histoire troublante et troublée. La vérité va surgir dans l'histoire de ce couple lui aussi étrange et décalé. Les errements psychologiques des deux partenaires font éclater leur union, basée sur l'habitude et sur le mensonge. Ce roman allégorique ressemble plus à une fable ironique et interroge la notion de parentalité et celle aussi de l'adoption. L'humour grinçant de Peter Cameron peut créer un certain malaise mais la littérature ne procure pas toujours un bien être reposant. Bien au contraire...

mardi 2 août 2022

Hommage à Anne Marie Garat

 J'ai appris la mort d'Anne-Marie Garat à l'âge de 75 ans après une longue maladie. Cette écrivaine bordelaise, membre du jury Femina, a composé une œuvre originale au souffle parfois épique, servie par un style puissant. Sa conception de la littérature ne se rapprochait pas de la sobriété d'Annie Ernaux  ni de l'audace féministe de Virginie Despentes. Elle avait la passion des images, de la photographie et cette belle obsession a influencé son univers romanesque. Femme engagée et combative, elle militait pour un imaginaire actif, "un bien sans pareil", et "la transmission, une question politique". La critique littéraire souvent élogieuse à son égard la qualifiait de "formidable conteuse". Le roman devenait pour elle une "machine à histoires inépuisable, ouverte à tous les possibles". Née à Bordeaux dans une famille modeste, elle découvre la magie de la lecture dans une bibliothèque publique et elle se définit comme "une liseuse gloutonne". Elle raconte dans son dernier livre, "Humeur noire" cette découverte fulgurante : "Chez nous, écrivains, ça n'existe pas. A l'école, ce sont des gens prestigieux mais défunts : rien d'enviable. Ecrire, rien n'y autorise, n'y invite". Le cinéma l'attire beaucoup et a nourri son imaginaire car elle fréquente assidument le ciné-club de son quartier. Après des études littéraires, elle devient enseignante et publie son premier roman, "L'homme de Blaye", influencé par le Nouveau Roman. Déjà dans ce récit, les thèmes de ses livres apparaissent : la présence de l'image, de la photographie, la mémoire "troublée de soi et de l'histoire", les questions d'identité, de l'appartenance et de la filiation. En 1992, elle reçoit le prix Femina pour "Aden". Son registre romanesque éclate vingt ans plus tard loin de la rigueur et des contraintes du Nouveau Roman, avec une trilogie : "La Main du diable", "L'Enfant des Ténèbres" et "Pense à demain", une fresque familiale épique. Son style flamboyant, débridé et son vocabulaire riche montrent ses talents de romancière "gionesque".  J'ai lu en 2020 son beau "Nuit Atlantique", un roman testamentaire sur sa région et sur l'amour. J'avais remarqué son immense gourmandise des mots jusqu'à la saturation parfois dans ses écrits souvent d'une ampleur à faire reculer un lecteur et une lectrice pourtant motivés. Je voulais rendre hommage à une écrivaine-croyante, une croyante éminemment sympathique au style somptueux comme le vin de Bordeaux. Sa seule religion, la littérature, une littérature généreuse et sincère !  

lundi 1 août 2022

"Comment les livres changent le monde", France Culture

 Pendant l'été, il est appréciable de prendre son temps, de savourer une certaine lenteur, loin des activités habituelles qui rythment notre vie sociale de septembre à juin. Avec la lecture, je vivifie quotidiennement mes neurones qu'il faut toujours entretenir pour un bon fonctionnement de son précieux cerveau. Les podcasts de France Culture me servent donc de gymnastique intellectuelle. Cet été, il ne faut pas manquer la suite de la première série, "Comment les livres changent le monde" qui a commencé l'année dernière. Régis Debray, Didier Leschi et Alban Cerisier ont analysé avec soin le poids intellectuel des essais parus avant 1945. Quelle bonne surprise pour les amateurs d'idées et de philosophie ! Du 15e au 30e épisode (qui durent une heure), ces livres essentiels ont marqué la société et continuent de secouer les idées reçues et le conformisme ambiant. Régis Debray introduit la séquence en présentant avec sa malice habituelle et son intelligence brillante le contenu et la réception du document à son époque. Le journaliste ensuite invite deux spécialistes de l'auteur en question, souvent des universitaires reconnus. J'ai écouté le premier épisode concernant Freud et "l'interprétation des rêves", paru en 1900. Elizabeth Roudinesco et Jacques Le Rider ont évoqué la vie de Sigmund Freud et la portée universelle de la psychanalyse. Une émission particulièrement réussie et éclairante sur la révolution psychanalytique. Un régal pour l'esprit. Et chaque fois, j'ajoute à mon programme estival de lectures, l'essai emblématique et essentiel de Freud. J'ai aussi suivi l'émission sur Kafka, "Le Procès", paru en 1925, un roman philosophique d'une importance capitale. Je l'avais lu dans ma jeunesse sans trop comprendre le sens profond et quasi mystique du roman où l'écrivain tchèque décrit la condition humaine sous l'angle de l'absurde. Dans la série, j'ai donc noté dans ce menu somptueux ma sublime Virginia Woolf (Une chambre à soi), mon nostalgique Stefan Zweig (Le monde d'hier), et aussi, Paul Valéry, André Malraux, Aimé Césaire, André Breton, André Gide pour ne citer que les épisodes qui m'intéressent. 15 auteurs, 15 livres, 15 heures d'intelligence et de culture littéraire. Un cadeau du service public, France Culture. Pourvu que cela dure... Et merci à Régis Debray. et à ses complices.