mercredi 28 avril 2021

"La poursuite de l'idéal"

 C'est la première fois que j'ouvrais un roman de Patrice Jean, "La poursuite de l'idéal", publié chez Gallimard. J'avais remarqué quelques bonnes critiques dans la presse littéraire. Né à Nantes en 1966, cet écrivain discret et peu connu du public est professeur de lettres modernes. Depuis les années 2010, il a publié quelques romans dont "L'homme surnuméraire" en 2017. Le personnage principal s'appelle Cyrille Bertrand, un jeune homme qui poursuit un "idéal", celui de devenir poète. Il aime passionnément la littérature mais cette activité ne représente pas pour la société marchande, économique, pragmatique, une possibilité d'en vivre. "Acte asocial" par excellence, écrire des poèmes ne nourrit pas son homme (ou sa femme). A l'âge de trois ans, Cyrille danse, se relève, tombe à nouveau, s'énivre de musique, gesticule tellement qu'il finit par se cogner la tête sur un coin de table. Fin de la scène. Ce petit événement symbolise la vie future du héros : le coin de table, c'est la réalité du monde et Cyrille va devoir composer avec ce Réel, incompatible avec son Idéal. Il grandit dans un foyer stable et aimant entre un père plombier et une mère au foyer dans la banlieue parisienne. Admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud, le jeune homme rêve d'une vie vouée à la poésie. Au lycée, il devient proche d'un garçon brillant, Ambroise, issu d'un milieu très privilégié qui va jouer un rôle important dans sa vie. Il est amoureux de la sœur du copain, Fleur, agrégée de lettres, qui trouve Musset, ennuyeux, anime sa chaîne sur Youtube, adore le théâtre revisité par la modernité.  L'écrivain à travers ses personnages décrit une société à bout de souffle, empêtrée dans ses contradictions. Cyrille trouve son premier poste après des études de lettres, dans une entreprise de meubles. Il remarque une jeune employée, Olga, qui va lui faire découvrir le milieu des jeunes fervents du catholicisme. Cette traversée ne le convaincra nullement même s'il est amoureux de cette jeune femme discrète et mystérieuse. Il va aussi travailler dans un petit supermarché de quartier où il découvre un autre milieu social. Balloté entre ces divers emplois précaires, Cyrille accepte une mission au ministère de la culture grâce à son ami Ambroise, journaliste au Monde, et déjà influent dans la sphère parisienne. Cet emploi se révèle plus gratifiant auprès d'un intellectuel réac, Jean Trezenik, un antimoderne qui déteste notre époque progressiste, une sorte d'Alain Finkielkraut malheureux. Cyrille va commencer sa vie d'adulte avec une nouvelle compagne, un enfant et ce scénario familial ne le comblera en aucun cas. Le jeune homme n'a pas renoncé à sa vocation de poète même s'il dérive vers des horizons contraires. Le roman fourmille d'attaques hilarantes sur la bien-pensance, le politiquement correct, la mondialisation béatement heureuse, la haine de la France à travers un projet de musée de la littérature française, qui se transforme en musée de littérature globale. Las de la vanité sociale, de tout ce brouhaha parisien perfide, de ses relations amoureuses extra-conjugales, de sa famille, fatigué par son succès médiatique grâce à l'écriture d'une série, Cyrille va prendre une grande décision. Laquelle ? Il faut lire ce roman décapant, furieusement contemporain, un portrait implacable d'une société malade, une fresque jubilatoire sur les travers d'un monde en mutation où la poésie et la littérature disparaissent à pas comptés.  Ce roman ? Un des plus beaux hommages contemporains à la poésie, à la littérature, à la "vraie vie", celle de l'esprit, aurait dit Hannah Arendt... Un des meilleurs romans de l'année à lire sans modération.