lundi 20 novembre 2017

"Nos vies"

Ce roman, "Nos vies", de Marie-Hélène Lafon, paru en septembre chez Buchet-Chastel,  parle de la ville et de ses solitudes. La première image forte du livre s'attarde sur Gordana, la caissière du Franprix : "Cuirassée parce que la ville est difficile. Gordana n'a pas trente ans. Son corps sue l'adversité et la fatigue ancienne. Le monde lui résiste". La narratrice, Jeanne,  observe avec une acuité profonde la vie de cette jeune femme, qui, à ses yeux, cache une énigme comme tous les personnages qu'elle va rencontrer. Cette énigme de l'autre, des autres, elle la compense, elle la remplace avec son imagination. Elle imagine ces vies fragiles en forme de conte urbain. Qui est Gordana ? Elle a laissé son enfant dans sa famille lointaine, faute de l'emmener avec elle dans cette vie d'immigrée d'un Est inconnu. Un client du magasin entre en scène : la quarantaine, divorcé, solitaire, d'origine portugaise ou espagnole. Il s'appelle Horacio Fortunato.  La narratrice intervient en filigrane pour se raconter entre les lignes et surtout, développe son projet littéraire : "A Paris, dans le métro, pendant quarante ans, j'ai happé des visages, des silhouettes de femmes ou d'hommes que je ne reverrais pas et j'ai brodé, j'ai caracolé en dedans, à fond (...), je me suis enfoncée dans le labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées, comme d'autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirales". Le personnage central,  l'observatrice, dispose de temps libre par sa retraite récente et sa solitude personnelle se peuple de ces personnages inventés, bousculés par la vie. Elle a été abandonnée par son compagnon, après vingt ans de vie commune. Entre la caissière et l'homme brun, une histoire d'amour va peut-être naître. Tout est permis dans l'imaginaire de l'écrivain. La narratrice dévoile sa propre vie : ses parents épiciers, son milieu modeste, le rejet de son compagnon étranger, ses frères avec leurs familles. Dans ce roman des vies, de la vie urbaine, Marie-Hélène Lafon raconte la solitude avec son style unique, influencé par Pierre Michon et ses "Vies minuscules". Ces destins individuels, broyés par le travail pénible comme Gordana, par l'échec amoureux comme Horatio, sont sauvés par la voix intense de l'écrivaine, par la littérature... Un roman de la rentrée littéraire d'une qualité exceptionnelle et qui n'a pas obtenu de prix... Surprenant, quand même.