lundi 6 avril 2020

"Estuaire"

Lidia Jorge, écrivaine portugaise, n'est pas très connue en France comme José Saramago et pourtant, elle aussi, aurait mérité le prix Nobel depuis longtemps. C'est une proposition que je susurre aux oreilles malentendantes du jury suédois, un peu perdu en ce moment. Ses œuvres s'inscrivent dans son pays natal, le Portugal. Elle évoque la guerre coloniale au Mozambique dans le "Rivage des murmures", la révolution des œillets en 1974 dans "Les mémorables" qui a entraîné la chute du dictateur Salazar. Le Portugal traditionnel l'inspire aussi dans son dernier roman, "Estuaire", publié chez Métailié en 2019.  L'histoire se déroule à Lisbonne dans une grande maison bourgeoise au bord du Tage. L'armateur Eduardo Galeano se retrouve ruiné après avoir investi dans un projet de bateaux-citernes transportant de l'eau pour l'Afrique. Le personnage principal s'appelle Edmundo. Il revient d'une mission humanitaire au Kenya avec une blessure à la main. Il a perdu trois doigts et malgré cet handicap, il veut absolument écrire un roman qui expliquera le monde : "Un monde irréel cohabitait pacifiquement avec le monde réel, de façon contrôlée, inoffensive, et tel serait l'avenir du monde". Edmundo, obsédé par son projet, recopie des milliers de mots de "L'ode maritime" de Pessoa. Tant de génie l'intimide et ses amis se moquent de son rêve : devenir écrivain. Les pensées du personnage tourbillonnent avec celles de ses frères et celles de sa sœur. La grande maison familiale va devenir un refuge pour toute la fratrie. Silvio, ruiné lui aussi, a tout vendu et tente de se débarrasser de son cheval, l'Immortel. Charlotte et son fils David se sont installés dans la maison après la perte de son mari. Elle raconte ses déboires amoureux avec un de ses professeurs. Alexandre et sa famille ont été expulsés de leur maison et tentent de s'accaparer de la plus grande chambre de la maison, occupée par une tante. Chaque personnage cherche à comprendre la situation : comment faire face quand tout s'effondre ? Le père ne peut plus assumer cette faillite financière qui entraîne aussi l'éclatement de sa propre famille et finit par se suicider. Lidia Jorge avait écrit dans un de ses derniers livres : "Le monde est une longue narration, mais c'est nous qui en ourdissons l'intrigue, grande ou petite". Ce roman grave et dense raconte une famille en déliquescence dans un monde fragile et vulnérable. Si on aime ce pays si attachant, il faut lire "Estuaire" de Lidia Jorge et se plonger dans l'univers intime d'une écrivaine majeure de la littérature européenne.