lundi 28 septembre 2020

La Nouvelle Revue Française

 J'ai évoqué dans mon blog la disparition d'une revue de sciences humaines, Le Débat. Dans le monde de la littérature, il existe une revue qui dure vraiment depuis très longtemps car elle a été fondée en 1908. Ce joyau patrimonial se nomme "La Nouvelle Revue Française" ou en raccourci, la NRF. Parmi les créateurs de la revue, on trouve entre autres Charles-Louis Philippe et André Gide. Gaston Gallimard financera la NRF et cette publication deviendra le fleuron de la maison d'édition. Elle a publié les premiers textes de Jean-Paul Sartre et d'André Malraux. Sa réputation d'écurie Gallimard résiste encore de nos jours et Michel Crépu, le directeur, tient un blog très pertinent sur la littérature. Le numéro de mai-juillet m'a particulièrement intéressée : j'ai retrouvé avec plaisir un article de Philippe Lançon, l'auteur du magnifique récit, "Le Lambeau", disponible en Folio depuis quelques mois. Un journaliste lui demande une liste de "feel-good books", des livres qui font du bien. Il a traversé une épreuve douloureuse et horrible après l'attentat de Charlie Hebdo car il a été gravement blessé. Il compare cette liste à une ordonnance médicale et avoue son incrédulité devant une demande pareille. Pour lui, les "feel-good books" ne sont pas des livres de développement personnel, ou optimistes ou béats. Il évoque ses lectures d'adolescents : Rimbaud, Proust, Kafka, Céline : "Je crois que j'ai commencé à lire depuis ce malaise et dans la solitude qu'il engendrait. Ce sont des livres qui m'ont permis d'explorer le malaise. Ils ont été mes amis inconnus". Il cite les œuvres qui l'ont sauvé de son gouffre personnel avec la reconstruction de sa mâchoire pendant de longs mois d'hôpital : "La Montagne magique" de Thomas Mann, "Les lettres à Milena" de Kafka et la "Recherche du temps perdu" de Proust. Livres "éclaireurs", livres "sauveurs", il écrit : "Ils ont tendu une infinité de miroirs à ma propre vie" sans lui apporter des "recettes" ou des "certitudes". Son récit, "Le Lambeau" est devenu en quelque sorte un "feel-good book" pour beaucoup de lecteurs et de lectrices. Il relate le courrier émouvant qu'il a reçu après la publication de son livre. L'article se termine sur ce constat : les livres qui font du bien n'existent pas en tant que catégorie. Il faut lire et relire les chefs d'œuvre de la littérature mondiale. Tout simplement.  Dans la revue, j'ai trouvé aussi une chronique sur Pierre Michon, des nouvelles, des critiques fort pertinentes. Un régal de lecture, des moments de littérature d'une élégance discrète, sans tam-tam médiatique. La touche Gallimard... Et une envie de relire les "sauveurs" de Philippe Lançon : Mann, Kafka et Proust... Un programme océanique de lecture. 

samedi 26 septembre 2020

"Nature humaine"

 J'ai découvert Serge Joncour avec son très bon roman "Chien-loup", publié en 2019. Le revoilà dans cette rentrée littéraire avec "Nature humaine". Le romancier décrit une France rurale, des années 76 jusqu'à l'an 2000. La famille Chabrier, des paysans du Lot, vit dans la vallée de la Rauze à une vingtaine de kilomètres de Cahors. Les grands-parents habitent dans un petit pavillon dans la vallée, les parents tiennent la ferme avec l'aide de leur fils, Alexandre, qui va prendre la suite. Les deux sœurs n'ont qu'un rêve : fuir la compagne et rejoindre les grandes villes. Le fils aîné rencontre une jeune Allemande de l'Est qui est la colocataire de sa sœur, partie faire ses études de lettres à Toulouse. Il tombe fou amoureux de cette jeune femme avec qui il va vivre une histoire intermittente pendant des années. Cette fréquentation amoureuse l'entraîne aussi dans un groupe d'activistes politiques antinucléaires d'extrême gauche. Ils ont besoin d'un engrais, l'ammonitrate, pour préparer des explosifs. Alexandre, jeune homme naïf et indulgent, se laisse influencer et donne ce produit courant dans les fermes. Le jeune homme se heurte aussi à la modernisation de l'agriculture avec les normes, la construction de bâtiments pour le rendement, l'élevage intensif, les dettes, la transformation de sa ferme en "usine à vaches". Il se débat entre ses soucis d'agriculteur et un amour impossible avec la jeune Allemande. Celle-ci ne veut pas s'installer ni dans la vie, ni dans un couple. Elle part vivre en Inde en militant pour l'agriculture biologique. Alexandre finira par trouver une compagne plus accessible mais sans passion particulière. Il survit dans un territoire enclavé, comme il le ressent lui-même. L'époque était marquée par les scandales des hormones, de la vache folle, des pesticides. Serge Joncour raconte avec son talent habituel et sans nostalgie une France des années 80 avec l'effondrement du monde rural, condamné à une modernité déshumanisée. Il traite aussi de l'éclatement des familles, de l'exode rural, du militantisme révolutionnaire, du réchauffement climatique. Une France en mutation avec ses hypermarchés, ses viaducs, ses autoroutes, ses cafétérias : une société de consommation irréversible. Le roman se termine avec la tempête du siècle en 1999, quand des millions d'arbres ont été déracinés comme un symbole d'un monde perdu et achevé. Au-delà de cette fiction bien ficelée, Serge Joncour évoque un société en décomposition, des destins contrariés par la tyrannie économique. Il rend hommage à tous ces ruraux qui choisissent de rester dans leur ferme, fidèles à leurs traditions et les pieds bien appuyés sur leur terre. Serge Joncour avec son regard acéré nous offre un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire. 

vendredi 25 septembre 2020

"Le Débat", disparition d'une revue

 L'historien Pierre Nora a fondé Le Débat en 1980 au sein de la maison Gallimard. La publication de son dernier numéro est sortie en septembre. 40 ans de culture, 40 ans de débats, 40 ans d'analyses de la société française. Les revues se meurent et elles ne peuvent plus concurrencer le numérique. Le philosophe Marcel Gauchet, cet infatigable analyste de notre démocratie libérale, a dirigé Le Débat dans une mouvance au centre droit de l'échiquier politique en irrigant la pensée d'une gauche de gouvernement sur le féminisme, l'école, la République, la liberté et tant d'autres sujets sociétaux. Le temps des nuances semble obsolète. La revue se voulait universaliste, humaniste, antitotalitaire et européenne. La publication trimestrielle s'adressait en particulier aux étudiants, aux lecteurs et lectrices exigeants, aux usagers des bibliothèques. Des articles de presse confirment une certaine mort des Intellectuels, de la pensée et des idées dans un monde où de moins en moins de curieux prennent une revue pour simplement s'informer et se cultiver. Dans le quotidien Le Monde du mardi 22 septembre, Nicolas Truong propose une longue réflexion sur la disparition annoncée de la revue. L'équipe du Débat soutient que l'époque d'aujourd'hui ne permet pas la discussion entre "gens raisonnables". Marcel Gauchet constate la "résurgence des radicalités". Ce sabordage volontaire s'explique selon eux par diverses raisons : "l'érosion de la curiosité encyclopédique, la désintellectualisation des élites, la mort du genre de la revue généraliste et la radicalisation du débat public. Il faut ajouter le poids des ans des intervenants dont Pierre Nora (88 ans). Celui-ci constate aussi l'affaissement du niveau universitaire, le déclin de la lecture, la faiblesse des sciences humaines. Des livres comme celui de Michel Foucault, "Surveiller et punir" s'est vendu à plus de 300 000 exemplaires en 1975. Combien aujourd'hui ? 3 000 maximum... Pierre Nora précise qu'une collection de textes poursuivra l'héritage de la revue comme celle des "Tracts" au moment de la crise sanitaire. Il reste encore quelques bastions de résistance papier comme la revue "Esprit" et la "Revue des Deux Mondes". Mais, dorénavant, elles se développeront sur le net et nous verrons peut-être fleurir des sites de revues intelligentes, cultivées, impertinentes, curieuses, encyclopédiques, universalistes et républicaines... Je regrette, évidemment, la perte symbolique de la revue Le Débat qui n'a pas su préparer la relève par de jeunes intellectuels, hommes et femmes. Les collections vont partir dans les réserves des bibliothèques pour un temps infini. Un jour, dans cent ans, un jeune doctorant ou doctorante se penchera sur ces archives et étudiera avec un sentiment d'admiration, la vie intellectuelle de 1980 à 2020. 

jeudi 24 septembre 2020

"Yoga"

 Il vaut mieux lire directement le dernier ouvrage, "Yoga", d'Emmanuel Carrère avant de découvrir les nombreux articles qui lui sont consacrés dans la presse : un exercice en dehors des influences, des avis, des critiques bonnes ou mauvaises. Entrer dans ce texte sans préjugés m'a convaincue que j'avais choisi la bonne solution pour garder un esprit neuf. Pourtant, je ne connais rien à la mode du yoga et j'avoue que la première partie du livre sur cette activité physique m'a semblé un peu trop longue. Emmanuel Carrère m'a tout de même fortement intéressée. Il voulait écrire un "petit livre pas prétentieux, un petit livre souriant et subtil" en relatant son stage en immersion en Bourgogne, une retraite absolument silencieuse. Il veut se libérer en particulier des "vrittis", "ces pensées parasites, incessant bavardage qui nous empêchent de voir les choses comme elles sont". Il ajoute, qu'une fois chassées, "l'esprit devient alors clair et transparent comme un lac de montagne. Débarrassé de l'écume de nos peurs, de nos réactions, de nos commentaires incessants, il ne reflète plus que le Réel. On appelle cela délivrance, illumination, satori, nirvana". Mais, la pratique du yoga n'empêche pas l'irruption dans sa vie, d'une dépression dévastatrice qui l'oblige à séjourner à l'hôpital Saint Anne où il subit des électrochocs. Il est diagnostiqué "bipolaire de type 2" et décrit sa maladie ainsi : "On est deux dans le même homme, et ces deux-là sont des ennemis". L'écrivain sombre alors dans un puits de "forces obscures, de culpabilité, de détresse".  Les pages sur sa dépression demeurent le diamant noir du texte, le cœur ou chœur de sa démarche littéraire. Emmanuel Carrère dit tout, ne veut pas mentir, étale ses états d'âme sans complexe. Certains critiques l'accusent de nombrilisme, d'égocentrisme. Ce procès ne le concerne en aucun cas. Il évoque aussi sa lente guérison en partant dans une île grecque pour soutenir quelques jeunes migrants. Dans cette île de Léros, il rencontre l'énigmatique Federica, sorte de double féminin qui lui dit : "Il y a l'Ombre, mais il y a aussi la joie pure". Cette phrase représente le cadeau de cette femme à la fois lunaire et solaire : "Et peut-être qu'il ne peut y avoir de joie pure sans Ombre et que ça vaut la peine alors de vivre avec l'Ombre". L'écrivain a tout de même avoué sur le plateau de La Grande Libraire, que cette partie du livre, était de la pure fiction. Certains passages du récit m'ont beaucoup impressionnée : le décryptage de ses troubles psychiques, le portrait de Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur depuis trente ans, sa passion pour la Polonaise de Chopin, interprétée par la pianiste, Martha Argerich. Malgré la première partie un peu longue, Emmanuel Carrère a écrit un de ses meilleurs livres et l'un des meilleurs de la rentrée littéraire. 

mercredi 23 septembre 2020

Albert Camus à Lourmarin

Je voulais consacrer un billet particulier à Albert Camus, enterré dans le beau cimetière de Lourmarin. Après ma visite au Château La Coste, j'ai pris la direction de Lourmarin pour rendre un hommage à cet écrivain si passionnant, que l'on lit sans cesse. Il a acquis une maison de vacances grâce à l'argent de son prix Nobel de littérature en 1958. Dans sa correspondance avec René Char, il évoque la recherche d'un havre de paix pour fuir les contraintes parisiennes. Il a profité de ce bonheur familial pendant deux ans car il perd la vie dans un accident de la route à l'âge de 47 ans, le 4 janvier 1960, alors qu'il retournait à Paris avec son ami, Michel Gallimard. L'écrivain fréquentait les gens du village, se promenait dans la belle campagne luberonnaise, soutenait les jeunes footballeurs de Lourmarin. Dans sa propriété, il compose son immense et bouleversant, "Le Premier homme" dont le manuscrit a été retrouvé dans la voiture accidenté. Sa fille, Catherine, l'a publié en 1994 chez Gallimard. Quand j'ai pénétré dans ce cimetière, la tombe végétalisée (romarin, olivier, laurier-rose) d'Albert Camus est, évidemment, visitée par ses très nombreux fans. Des petits papiers d'une sincérité émouvante montrent l'admiration de ses lecteurs(trices) dont la célèbre chanteuse de rock, Patti Smith, qui a déposé une pierre gravée, signée de son nom. Je n'étais pas trop étonnée de cet hommage car la chanteuse, écrivain de talent, évoque souvent sa passion de la littérature C'est toujours la même émotion de se recueillir sur un des écrivains les plus charismatiques du XXe. J'ai aussi vu la tombe d'Henri Bosco. Cet écrivain, bien oublié aujourd'hui, a écrit de beaux romans dont "Le Mas Théotime", publié en 1945. Les deux écrivains se côtoient dans la mort alors qu'ils ne sont jamais rencontré dans le village. Le château de Lourmarin est devenu un centre culturel et proposait une exposition de photographies sur Albert Camus. J'ai arpenté le château vieux qui s'ouvre sur une cour, et au rez-de-chaussée, j'ai traversé la cuisine, l'office, les fours, puis aux étages, les chambres, la salle de musique, et la bibliothèque. Une loggia à l'italienne, des galeries renaissance, un grand escalier d'apparat à vis, des cheminées monumentales ornées de cariatides à visages d'Amérindiens, composent un ensemble architectural remarquable. Lourmarin a conservé son identité grâce au Château et à la présence tutélaire d'Albert Camus. Le village fourmille de boutiques dédiées au tourisme. Lourmarin, un détour incontournable pour les amoureux de la littérature et du Luberon. 

mardi 22 septembre 2020

Escapade en Provence, 5

 Notre dernier jour en Provence s'est déroulé autour de quelques villages du Luberon. L'hôtelier nous a donné quelques informations pour visiter Vaugines, notre première étape. Une scène célèbre du film, "Jean de Florette" a été tournée devant l'église Saint-Pierre Saint-Barthélemy. L'église du XIIe de style roman était ouverte, ce qui est rare. Puis, je me suis arrêtée à Bonnieux, Ménerbes, Gordes, Sénanque. Evidemment, dans ces villages perchés, il est difficile de garer sa voiture près du centre et pour explorer les lieux, il vaut mieux appartenir à la catégorie des randonneurs de montagne que des citadins marcheurs. A Ménerbes, j'ai vu la maison de Dora Maar, une des compagnes de Picasso. Le peintre espagnol lui a offert cette résidence d'été en cadeau de rupture en 1944. Nicolas de Staël a représenté le village dans une de ses toiles et résida au Castelet. De riches demeures datant du Moyen Age et de la Renaissance se situent dans des dédales de rue pentue. Beffroi, église, la citadelle du XIIIe composent un patrimoine important mais, ces lieux étaient fermés. Récemment, une Maison de la truffe et du vin s'est ouverte au cœur du village. Le Luberon est le premier département producteur de truffes. Cet aspect d'un tourisme "durable", respectueux de l'environnement, donne une image de la vie économique de ce pays prioritairement agricole. J'ai poursuivi ma route vers Gordes où je n'ai pas reconnu ce village que je ne n'avais pas vu depuis une trentaine d'années... Voitures de luxe, hôtels de luxe, restaurants de luxe, je n'ai pas voulu m'arrêter tellement le tourisme haut de gamme a envahi ce lieu à fuir. Quel dommage ! J'ai quand même visiter une cabane de pierre séchée, une borie. Ce cabanon permettait au paysan de stocker ses outils, de protéger sa récolte et sa réserve d'eau. Parfois, il y passait la nuit. A Gordes, des personnalités politiques (François Mitterrand), des artistes (Chagall), des célébrités ont marqué l'identité de ce village people. Avant de retourner à Chambéry, j'ai fait une halte à l'Abbaye de Sénanque, un monastère cistercien en activité. Fondé en 1148, il fait partie des "trois sœurs provençales" avec Silvacane et le Thoronet. Ce magnifique édifice roman se niche dans un vallon et offre un panorama superbe surtout quand la lavande fleurit. Ma balade provençale s'est terminée à Sénanque. J'ai parcouru un territoire de France avec une certaine nostalgie car je devais me retrouver en Sicile à cette période. La Covid est arrivée et l'Italie s'est évanoui ! J'ai quand même apprécié cette petite traversée d'une belle région française et vu des paysages préservés dans le Luberon. Aix en Provence recèle de trésors artistiques et Jean Giono m'aura servi de guide culturel. Depuis l'apparition de la crise sanitaire, je repartirai pour visiter de nouveaux terroirs dont la Bretagne ! 

lundi 21 septembre 2020

Escapade en Provence, 4

 J'avais respiré l'air des musées à Aix en Provence et dès le mercredi a la mi-journée, j'ai fait une halte au Château La Coste à une dizaine de kilomètres de la cité aixoise. Je connaissais de réputation ce domaine viticole d'excellence qui associe à ses vins, un parcours d'art contemporain à travers ses vignes en disséminant des sculptures monumentales de grands artistes. En arrivant sur le lieu, le bâtiment du japonais, Tadao Ando, reflète de nombreux éléments typiques du maître de l'architecture. Une vaste étendue d'eau dissimule le parking et révèle une construction en forme de V où se loge le restaurant de luxe, la librairie et la boutique. Sur l'eau, une araignée immense contemple les visiteurs surpris par cette sculpture incroyable. Louise Bourgeois a conçu cette araignée, une petite sœur de celle du musée Guggenheim. L'œuvre fait référence à la mère de l'artiste et symbolise les métaphores de filage, tissage, soin et protection. Sa mère était restauratrice de tapisseries et Louise Bourgeois l'a perdue quand elle avait 21 ans. L'image fabuleuse de cette araignée géante sur l'eau saisit le visiteur dès son arrivée. J'ai aperçu une sculpture de Calder et comme il fallait marcher pendant deux bonnes heures dans le vignoble très étendu, je n'ai pas eu le temps de les découvrir. Ce lieu luxueux et un tantinet snob attire de nombreux touristes étrangers (la moindre bouteille de vin coûte 25 euros). J'ai déjeuné sur place en goûtant l'excellent rosé avec des plateaux de fromage et de charcuterie. Un petit luxe dans cet environnement magnifique où l'art et la nature se mélangent avec élégance. Une étape originale et réservée à une clientèle huppée. Cet espace haut de gamme peut intimider le visiteur. Je préfère la simplicité et l'authenticité des paysages. Je voulais surtout visiter quelques villages du Luberon et en particulier, le Luberon du Sud. J'avais choisi Cucuron, le village où des films ont été tournés dont "Le hussard sur le toit", d'après le roman de Jean Giono. Quand je suis arrivée à destination, j'étais heureuse de remarquer que Cucuron est resté fidèle à sa légende d'une Provence chaleureuse. Je me retrouvais dans le XXe siècle sans chichis, ni demeures luxueuses comme à Gordes. Ce village charmant possède un patrimoine étonnant : églises romanes, beffroi du XVIe, petits hôtels particuliers Renaissance et un étang classé avec des peupliers grandioses datant de deux cents ans. J'ai logé dans un petit établissement, "La Dame Jeanne" où nous avons été très bien accueillis. L'hôtelier, cuisinier de métier, nous a concocté un très bon repas le soir. De ma chambre avec une terrasse, je contemplais les toits réputés du village : des tuiles dorés reflétant la lumière de Provence. Et j'imaginais le héros de Giono gambadant sur ces espaces. Encore un moment gionesque. La littérature me suit partout où je vais. Une compagnie permanente. Le Luberon cache encore des lieux préservés, loin d'un tourisme de masse. Pourvu que la télévision ne consacre pas un magazine sur cet îlot authentique...

mardi 15 septembre 2020

Escapade en Provence, 3

Après Manosque, direction Aix en Provence. Je pensais que le Camp des Milles était ouvert mais il était fermé le mardi. Les guides en papier ne sont plus crédibles avec la crise du Covid. Les horaires de ces structures ont changé. Ce site-mémorial est un Musée d'Histoire et des Sciences de l'Homme et aussi le seul grand camp français encore intact, l'un des très rares en Europe.  Malgré la fermeture du bâtiment, on peut voir le wagon de la déportation sur une voie ferrée, précédée par des bornes qui présentent les portraits des Justes, des héros anonymes. Ouvert en 1939, cette tuilerie vit passer plus de 10000 internés originaires de 38 pays parmi lesquels de nombreux artistes et d'intellectuels. 2 000 enfants, femmes et hommes juifs ont été déportés à Auschwitz. La visite d'une partie de ce camp permet de comprendre la réalité atroce du nazisme, du racisme et du totalitarisme. Beaucoup de scolaires visitent le Camp des Milles, un repère historique pour une expérience du pire. Après la gravité de ce moment, j'ai parcouru le Cours Mirabeau avec ses belles fontaines rafraichissantes, ses rues piétonnes agréables, les hôtels particuliers et ses nombreux, très nombreux étudiants sur les terrasses des bars (sans masque, bonjour le virus !). Le lendemain, j'avais réservé des places à l'Hôtel de Caumont pour l'exposition Sorolla (1863-1923), ce peintre impressionniste espagnol d'une luminosité rayonnante. Cet interprète de la lumière et de la couleur évoque le monde méditerranéen avec des scènes de baignade, de bord de mer, de paysages, de femmes et d'enfants. Je connais bien ce peintre car j'ai visité sa maison merveilleuse à Madrid et j'étais heureuse de le retrouver à Aix en Provence. Ma journée à Aix s'est déroulée sous le signe de l'art. Le musée Granet présente une collection importante d'art moderne avec le don d'un collectionneur, Philippe Meyer : Chardin, Guardi, Cézanne, Giacometti, Morandi, Picasso, Braque, etc. La section Archéologie montre des sculptures impressionnantes celto-ligures du IIème siècle avant J.-C. avant la romanisation d'Aquae Sextiae. J'ai poursuivi ma balade artistique en découvrant la Chapelle des Pénitents blancs, un joyau de l'architecture aixoise du XVIIe siècle.  rénovée récemment en 2013, qui abrite la collection de Jean et Suzanne Planque. Cette annexe du musée Granet présente des Picasso, Cézanne, Monet, Manet, Van Gogh sans oublier Bonnard, Braque, de Staël, Dubuffet. J'ai vraiment admiré cette magnifique collection dans un écrin exceptionnel du XVIIe et après tous ces mois de crise sanitaire, visiter ces espaces de beauté m'a fait un bien immense. Un musée, quelle merveilleuse idée ! A consommer sans modération. Aix en Provence, une belle cité dynamique, jeune et qui a gardé un goût prononcé pour son patrimoine culturel... 

lundi 14 septembre 2020

Escapade en Provence, 2

 Le lendemain matin, je n'ai pas résisté à l'appel du paysage. Autour de moi, des vignes et des oliviers et quelques chênes. J'ai arpenté cet espace où régnait un silence quasi religieux. L'hôtel, très peu fréquenté, conservait son calme de la veille. J'ai rencontré au détour d'un chemin un vigneron plus proche de la retraite que d'une activité professionnelle et comme je m'étais perdue, je lui ai demandé la direction de l'auberge d'Anaïs. Puis, il m'a parlé de ses raisins avec amour qu'il nettoyait en les débarrassant des grains abimés : un travail d'orfèvre. Ses vignes produisaient du Ventoux et comme j'aime ce terroir, ce vigneron généreux m'a offert un bon kilo de son muscat. Un régal, ce raisin goûté en plein soleil matinal avec ce personnage tout droit sorti d'un roman de Giono. Ma deuxième journée s'est passée à l'ombre des livres. En effet, j'ai enfin découvert la célèbre librairie de Banon, le Bleuet, dans les Alpes de Haute Provence. Fondée en 1990 par Joël Gattefossé, cet espace labyrinthique de 800 mètres carrés contenait plus de 180 000 livres et représente la plus grande librairie française indépendante en milieu rural. Elle a développé un site de vente en ligne et dispose aujourd'hui d'un million de documents. Mais, la stratégie commerciale bat de l'aile. La librairie est vendue une première fois en 2014 et une deuxième fois en 2016 à un  couple de Lyonnais. J'ai arpenté les différentes salles du Bleuet où les livres sont disposés pour être feuilletés et le choix semble vraiment large. Devant la devanture, un sculpture monumentale en bois représente des livres en pile et mesure au moins six mètres. J'aime rentrer dans toutes les librairies que je rencontre sur mon chemin. Je suis repartie avec le dernier  Quignard, évidemment. Ensuite, j'ai traversé le plateau d'Albion et du Lurs pour atteindre Manosque. Je n'avais pas revu cette petite ville depuis trente ans et j'ai été stupéfaite de remarquer l'invasion des zones commerciales où l'on retrouve les enseignes les plus courues. Un spectacle que Jean Giono aurait réprouvé avec force. Quelle laideur ces zones de consommation à outrance ! J'ai quand même pu m'inscrire pour une visite guidée du Parais, la maison de Jean Giono. Une guide culturelle nous a reçus dans le jardin et après une présentation de l'écrivain, elle a guidé notre petit groupe dans les différentes pièces de la maison : la cuisine plus que modeste, une salle à manger minuscule d'une simplicité étonnante, les bureaux successifs au premier étage et surtout la présence de ses 35 000 ouvrages dans les bibliothèques en bois. Dans l'univers de Jean Giono, j'ai tout de suite éprouvé une réelle émotion devant son dernier bureau où ses manies d'écrivain se devinent : son carnet où il notait ses idées, ses porte-plumes, son dernier manuscrit sans ratures, ses pipes, ses livres de bord. Des objets modestes et simples de son quotidien révèlent des heures d'écriture et de lectures assidues. Jean Giono a vécu quarante ans dans son Parais (ou paradis) dans un Manosque rural et provençal qui n'a plus rien à voir avec la bourgade enlaidie d'aujourd'hui. J'aime reconstituer la vie de ces génies littéraires dans leur maison, un lieu choisi qui leur a permis de s'adonner à leur imagination foisonnante et fabuleuse. Et je continuerai à lire et à relire Jean Giono, une fidélité littéraire en l'imaginant penché sur sa table, rêvant à ses personnages, aux paysages de Provence et sa belle maison de Manosque.

dimanche 13 septembre 2020

Escapade en Provence, 1

 Faute de Sicile, me voilà partie en Provence pendant quatre jours pour retrouver le charme des petites escapades à trois cents kilomètres de chez moi. J'ai réservé ma première halte à Grignan pour visiter le Château où résida la Marquise de Sévigné. Au cœur de la Drôme provençale, dominant plaines et montagnes, l'édifice est bâti sur un promontoire surplombant le village. Château fort mentionné dès le XIe siècle, il est transformé à la Renaissance en "résidence secondaire" par la famille des Adhémar. La Marquise de Sévigné y séjourne auprès de sa fille, Françoise-Marguerite. Cette villégiature a été démantelée à la Révolution puis reconstruit au début du XXe. Le département de la Drôme l'a acquis en 1979. D'accès assez facile malgré la montée, j'ai découvert la belle façade Renaissance, la cour et la vue sur de somptueux paysages. En montant au premier étage, on peut voir la chambre de Madame de Sévigné, son bureau et la vie quotidienne du XVIIe. J'ai imaginé grâce à ce décor la célèbre épistolière de la littérature française en train de composer une de ses lettres. Pourtant, la "Sévigné" n'a effectué que trois séjours dans ce lieu magique... La Marquise en statue nous accueille dans le village, et des tableaux la représentant décorent les murs du château. La littérature classique se montre à son avantage dans cet espace muséal. Ensuite, ma deuxième halte se trouvait à une cinquantaine de kilomètres : Vaison La Romaine. J'avais besoin de respirer "l'air archéologique" de cette petite ville charmante. Il est très facile de repérer les deux sites, Puymin et la Villasse, situés près de l'Office du tourisme dans un même espace concentrique. Dès que je suis rentrée dans le premier où est installé aussi le musée, on peut s'imaginer la vie de l'époque gallo-romaine avec les pavés grossiers, les boutiques des artisans dont il reste les murets, les colonnes qui soutenaient les sanctuaires, les traces des thermes, la vastitude des villas romaines. Un théâtre antique de 5000 places poursuit sa vocation culturelle avec des manifestations comme les Chorégies de Vaison. Plusieurs sentiers ombragés, la présence des pins parasols, des oliviers, des senteurs méditerranéennes m'ont libéré l'esprit et je me retrouvais "en miniature" à Pompéi ou à Herculanum à trois cents kilomètres de sa maison. Les statues du théâtre sont exposées au musée ainsi que des magnifiques mosaïques. Des vitrines d'objets domestiques rappellent le génie romain comme les conduites d'eau, les poteries et les bijoux, la sculpture, des éléments de fresque. Le site de la Villasse, ruines de l'ancienne ville marchande, montre les traces au sol d'une succession de demeures somptueuses. J'ai discuté avec un archéologue amateur qui reconstituait un espace de thermes pour rendre visible l'esprit astucieux des Romains. Avant de repartir vers l'hôtel d'Entrechaux, j'ai visité la belle cathédrale Notre-Dame-de-Nazareth, avec son architecture romane et son cloître magnifique. Mon premier jour s'est terminé dans les vignes et dans un champ d'oliviers autour d'une piscine où j'étais avec ma famille les seuls hôtes du lieu, silencieux et calme. Tout ce que j'apprécie...

samedi 5 septembre 2020

"V.W."

 Geneviève Brisac et Agnès Desarthe ont écrit une biographie sur Virginia Woolf, "V.W., le mélange des genres", publié en 2004 aux Editions de l'Olivier. Je l'avais lue à sa sortie mais cet été, j'avais envie de me replonger dans l'univers de cette écrivaine exceptionnelle. Il vaut mieux lire directement sa prose impressionniste et d'une modernité avant-gardiste. J'ouvre de temps en temps son monumental journal pour ressentir l'effet "woolfien". Cet essai biographique se lit avec un bonheur de lecture digne de la Grande Dame anglaise. Sa renommée à l'égal d'un Proust, d'un Joyce  peut effrayer le lecteur qui n'a pas encore eu la curiosité de cheminer dans un roman ou un essai comme "Vers le phare", "Mrs Dalloway" ou "Une chambre à soi" pour citer les titres les plus connus. Les deux complices écrivaines signent une introduction passionnante sur Virginia Woolf et invitent les lecteurs(trices) à flâner dans les milliers de pages de ses œuvres. Des éléments biographiques précis sont illustrés par de nombreuses citations, références, extraits, textes, lettres, journal de l'écrivaine. Ce travail documentaire et sérieux ne distille aucun instant d'ennui. Bien au contraire, Virginia s'est éduquée seule sans aller à l'université, interdite aux femmes (quel scandale !). Née dans une classe sociale intellectuelle, elle s'est cultivée seule dans la bibliothèque de son père, grand érudit de l'époque. Elle dévore les livres et toute sa vie, elle sera une immense lectrice. Pas de création littéraire sans la connaissance de ses prédécesseur(es). Il semble souvent préférable de connaître la vie d'un écrivain pour comprendre son œuvre. Son roman, "Vers le phare", illustre ce postulat car elle raconte ses belles années de sa jeunesse dans la maison de vacances au bord de la mer à St. Ives. Virginia Woolf et l'amour de la littérature dans son expérience d'éditrice, la Hogarth Press, avec son mari, Léonard. Virginia Woolf et l'amour de l'art, de l'amitié, de son couple. Mais aussi, Virginia et sa folie, ses dépressions, ses phobies, sa "bipolarité" et son suicide à l'âge de 58 ans en glissant des cailloux dans sa poche pour se noyer. Les deux auteurs de l'essai communiquent leur passion pour V. W., si révolutionnaire dans son style, dans sa vie de femme intellectuelle. Son féminisme viscéral se vérifie dans "Une chambre à soi" qui n'a pas pris une ride. Je pourrai citer des phrases entières de cette biographie. J'ai retenu celle-ci : "Elle lit comme on parle à plusieurs personnes dans la même journée et cela fait une journée unique, semblable à aucune autre. (...) Il y a une fébrilité de lectures, comme une poursuite inlassable de quelque chose de difficile à nommer, une cueillette qui mêle le hasard et la nécessité, et une confiance superstitieuse dans une divinité distributrice de lectures qui vous amènerait vers les livres qui vont répondre et résonner". Avant d'entrer avec une certaine timidité dans un roman de Virginia Woolf, cet essai biographique permet une très bonne approche et ensuite, la magie opère quand on lit la première phrase de "Vers le phare" : "Oui, bien sûr, s'il fit beau demain, dit Mrs. Ramsay. Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l'aurore."

vendredi 4 septembre 2020

"Histoire du fils"

 Marie-Hélène Lafon revient dans cette rentrée littéraire avec "Histoire du fils", édité chez Buchet-Chastel. Dans ce roman de 176 pages, l'écrivaine raconte l'histoire d'une famille sur un siècle en évitant l'effet saturé de la saga historico-sociologique. Trois générations se succèdent dans une province française, le Lot et débute en 1908. Le personnage central s'appelle André, né de père inconnu et d'une mère absente. Gabrielle, sa mère, décide de mettre au monde cet enfant alors qu'il est issu d'une brève liaison avec un fils de famille qui ne saura jamais sa paternité. Elle était infirmière au lycée et Paul avait quinze ans de différence. Gabrielle abandonne son bébé et le confie à sa sœur, Hélène. André grandit auprès de cette famille avec un père adoptif et des cousines. Il ne voit sa mère que l'été car elle vit et travaille à Paris. A cette époque, un enfant né hors mariage était mal considéré dans un village étriqué. Le petit garçon s'adapte malgré tout dans cette famille unie, aimante et attentive. André se construit sans son père biologique entre Hélène et Léon. Il devient la mascotte de la maison et reçoit de l'amour sans limite. Parfois, André à l'âge adulte, ressent un manque entre un père inconnu et mère entre parenthèses. L'ordre chronologique passe de 1909 à 1919, puis en 1950, et en 1934, etc. Les chapitres décrivent des scènes de famille, des événements modestes mais décisifs dans le destin d'André. Marie-Hélène Lafon procède par touches comme un peintre sans approfondir les personnages du roman. La tante et l'oncle "font montre de dispositions magnanimes et généreuses à l'endroit d'une femme qui leur a littéralement fait un quatrième enfant dans le dos". Au fond, ce petit garçon représente non pas une charge mais une chance pour cette famille solidaire. L'histoire de cet orphelin à vie montre aussi les destins des personnages qui l'entourent : solitude de sa mère à Paris, les maladies des uns, les difficultés matérielles des autres, des vies avec des hauts et des bas, la condition humaine. L'auteure brasse les événements avec son style fluide, classique, travaillé comme un soc fend la terre. Son œuvre entière, "liturgique et paysanne" rappelle celles de Pierre Michon et de Pierre Bergounioux, Lire "Histoire d'un fils", c'est percevoir la sensualité de la nature, d'un terroir (le Cantal), la générosité et la simplicité de cette famille sans oublier le chagrin d'un enfant orphelin.  Un des plus beaux romans de cette rentrée, ce qui n'est pas une surprise. 

jeudi 3 septembre 2020

"Un roman russe"

 La presse littéraire a salué quasi à l'unanimité le dernier roman d'Emmanuel Carrère, "Yoga" à qui on prédit déjà le Prix Goncourt. Il semble que cet écrivain écrase ses confrères par le nombre d'articles qui lui sont consacrés : L'Obs avec son portrait, un dialogue dans le Monde des Livres avec Daniel Mendelssohn, deux pages dans le Magazine Littéraire Lire, pour citer les publications les plus importantes. J'ai écouté un podcast sur lui à France Culture. J'avais lu lors de leurs parutions, "L'Adversaire", "D'autres vies que la mienne", "La moustache", "La Classe de neige". Je savais en le lisant que son œuvre singulière, originale, puissante peut déranger, heurter, déprimer même. Mais, indéniablement, il ne laisse pas indifférent(e)... J'ai emprunté récemment "Un roman russe", édité chez P.O.L en 2007.  Il justifie sa vérité ainsi : "La folie et l'horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j'ai écrits ne parlent de rien d'autre." Un critique littéraire définit les romans d'Emmanuel Carrère comme des "coups de sonde dans l'abîme. Une leçon de ténèbres, une incursion volontaire et entêtée dans l'opacité, l'obscurité sans contours ni fin". "Un roman russe" compose cette palette si particulière d'autobiographie intimiste voire impudique. Il est question d'un voyage en Russie pour retrouver les traces d'un ancien soldat hongrois enrôlé de force dans l'armée allemande en 1944. Interné pendant 56 ans dans un hôpital psychiatrique en Russie, il est rapatrié à Budapest et accueilli comme un héros national. L'auteur tourne aussi un film à Kotelnitch et il raconte ce projet en se mêlant aux membres du village. La réalité russe très dure est révélée dans ces passages fulgurants dont le meurtre horrible de son interprète. Le narrateur vit aussi une histoire d'amour avec une certaine Sophie, d'un milieu différent et leur relation chaotique varie entre la désillusion et l'espoir de s'aimer. Et surtout, Emmanuel Carrère raconte l'histoire familiale sans l'accord de sa mère, l'Académicienne Hélène Carrère d'Encausse, grande spécialiste de la Russie. Le grand-père d'origine géorgienne, a toujours souffert de la pauvreté comme russe blanc en étant chauffeur de taxi. L'auteur exploite ce secret de famille en avouant que cet homme a disparu en 1944 à Bordeaux, probablement arrêté pour faits de collaboration. Le narrateur brave l'interdit familial en évoquant la figure sombre et ambiguë de ce grand-père mystérieux. Dans un entrecroisement d'histoires familiales, d'événements dans le petit village russe pendant le tournage de son film, sans oublier ses relations à son amante et à sa mère, l'auteur se livre avec une sincérité nue, sans filtre. Il est trop souvent excessif dans ses diatribes, ses méandres intimes, ses interrogations, ses actes maladroits. Mais, l'écriture de ce livre tient lieu de catharsis, de délivrance, de traque sur le sens de la vie, de l'amour et des origines. L'auteur sait se montrer à la fois malheureux et tragique, cocasse et léger, un mélange détonant qui est sa marque de fabrique littéraire. Conclusion : dès que l'on ouvre un roman d'Emmanuel Carrère, on ne le lâche plus... 

mercredi 2 septembre 2020

Rubrique Cinéma

 Depuis la fin du confinement de mars, je n'avais pas franchi les portes de l'Astrée. Pour plusieurs raisons : le soleil, le virus, le manque d'intérêt pour les films proposés à l'affiche... Cet après-midi, un film italien, "Citoyens du monde", a retenu mon attention. Munie de mon masque, j'ai tenté l'expérience et au bout de quelques minutes, je l'ai quasiment oublié et le film a capté mon attention. J'étais émue de me retrouver dans la salle obscure comme un retour à la vie d'avant, avant le Covid-19. Une cérémonie dédiée à la culture cinématographique. J'ai donc vu "Citoyens du monde" du réalisateur, Gianni Di Gregorio. L'action se déroule à Rome où vivent trois retraités : un professeur de latin, un sans profession et un brocanteur. Aucun ne roule sur l'or et ces retraités modestes sont célibataire, veuf et divorcé. Giorgetto qui vit difficilement avec sa pension de quatre cents et quelques euros, se demande un jour si avec ce pécule, il aurait un meilleur niveau de vie dans un pays étranger. Les deux amis se mettent à rêver de ce changement et rencontrent Attilio, le brocanteur qui accepte de partir lui aussi à l'étranger. Mais dans quel pays ? Ils prennent rendez-vous avec un professeur qui leur propose trois destinations (Bali, la Bulgarie, Cuba) où le coût d'une bière est le plus bas ! Mais attention aux tsunamis, aux tremblements de terre, etc. Les trois compères persistent et veulent toujours partir. Le professeur leur propose aussi les Açores et c'est donc ce pays qu'ils choisissent. Ils se préparent activement pour s'installer loin de leur pays. Mais, au fur et à mesure de leurs préparatifs, ils prennent conscience que ce rêve ne correspond pas à leur réalité. Le professeur peut refaire sa vie, le brocanteur ne veut pas s'éloigner de sa fille et de son chien, le troisième va perdre son frère. Ils décident de rester chez eux et se contentent avec un soulagement allègre de découvrir la mer à Terracine, à dix kilomètres de Rome. D'autant plus qu'un jeune migrant, Abou, qui croise la route des retraités leur rappelle que partir est un "arrachement". Ce film délicieux, pudique, charmant, merveilleusement interprété, évoque la solitude des anciens, leur pauvreté, mais aussi leur humour, leur solidarité et leur humanité. Comédie italienne savoureuse et politiquement incorrecte... A voir pour ces hommes simples et modestes, pour Rome, pour l'Italie, pour sa langue si chantante. 

mardi 1 septembre 2020

"Un de Beaumugnes"

 Je continue ma relecture de Jean Giono. Me plonger dans la prose incroyablement poétique de cet aède provençal ressemble à un bain de jouvence. La nature magnifiée et inquiétante demeure le sujet central de la trilogie de Pan avec "Colline", "Un de Beaumugnes" et "Regain". Ecrit en 1929, ce roman raconte une histoire d'amour dans le monde rural de l'époque. Le narrateur, Amédée, se loue de ferme en ferme comme ouvrier agricole. Il rencontre Albin, ouvrier agricole lui aussi, qui relate dans un bar un incident dont il a été témoin. Il avait connu un homme prénommé Louis, qui avait séduit une jeune femme, Angèle, et l'avait entraînée à Marseille pour se prostituer. Albin n'avait pas osé aborder Angèle. Amédée décide alors de retrouver cette jeune femme et se fait embaucher dans la ferme des parents de la fugitive à la Douloire. Il règne une ambiance délétère dans cette ferme où le patron, Clarius, montre une agressivité particulière. Un jour, le narrateur aperçoit une jolie tasse bleue et il comprend qu'Angèle est séquestrée par sa famille. La honte ronge les parents qui ne supportent pas le déshonneur provoqué par le comportement de leur fille et de son bébé, Pancrace. Le narrateur retrouve Albin et le prévient de sa découverte. Celui-ci veut libérer Angèle et l'emmener à Beaumugnes, son village natal. Les deux compères vont alors atteindre la ferme pendant la nuit pour récupérer la jeune femme. Mais, quand ils arrivent à la Douloire, le père se réveille et arrive avec son fusil. Amédée réussit à le désarmer. Ils partent tous les quatre à Beaumugnes. Quelques années plus tard, Amédée retourne à la Douloire, il rencontre une petite fille. Elle lui raconte qu'elle vit chez son "pépé" Clarius. Il comprend que la famille déchirée s'est réconciliée. Cette belle fable dans une Provence ancienne se lit avec un intérêt quasi anthropologique avec les us et coutumes de ces paysans, leur sens de l'honneur, du travail, de l'amitié mais aussi de l'intolérance (Angèle, fille légère est séquestrée). L'histoire de famille reste une trame romanesque d'un souffle quelque peu "antique" mais j'aime surtout chez Giono son style inimitable, sensuel, poétique. Je cite quelques phrases : "Il coulait entre les arbres un torrent de silence qui noyait tout", "La lune sauta par-dessus la colline". La métaphore ou l'image est à la base de l'écriture lyrique de l'écrivain-aède de Manosque. On peut ne pas apprécier cette déferlante de mots imagés mais, comme Marguerite Duras qui a tout osé dans le langage, Jean Giono à son époque s'est saisi de la langue française à sa façon surtout dans la Trilogie de Pan. Un Virgile du XXe siècle.