mercredi 29 avril 2020

La Quarantaine

Nous en sommes à plus de quarante jours de confinement ou de quarantaine. Encore quelques jours de plus et nous apercevons le bout du tunnel pour tous ceux qui n'ont pas été touchés par cette drôle de bestiole invisible et insidieuse. J'ai écouté attentivement notre Premier Ministre hier après-midi et j'ai senti que la situation n'était pas gagnée… Le seul point positif réside dans les déplacements : on n'aura plus besoin de remplir notre passeport de sortie. C'est une avancée considérable… Après le 11 mai, je vais retrouver avec soulagement le chemin du lac (et encore, le bord du lac sera peut-être interdit ?), les librairies, la médiathèque, les commerces divers et variés, et les sorties sont permises jusqu'à cent kilomètres. Pour revoir mon pays natal, ma chère Côte basque, je vais attendre encore quelques semaines de plus… Nous vivons donc une expérience unique, insolite, inédite, effrayante dans bien des aspects. La distance sociale va devenir une règle de vie pour un bon moment : plus aucune accolade, plus aucun geste d'amitié, plus de bise… Je m'étonnais des masques que portaient les Asiatiques que je croisais dans mes escapades à l'étranger, et nous voilà dans la même posture : se voiler la face, se dissimuler, se protéger, se cacher… Dans mes petites balades, je m'écarte des autres, ou la personne que je croise prend aussi l'initiative, une précaution inévitable mais ô combien bizarre. Ce virus nous déshumanise, infiltre en nous le soupçon, l'inquiétude, le doute. La société de l'après confinement sera obsédée par l'hygiène et par la contagion. Tous suspects, tous coupables, un monde kafkaïen… J'ai l'impression parfois que je vis dans un "double du réel", une notion de Clément Rosset. Le réel a disparu et il faut s'adapter à ce surréel inquiétant. Je lisais ce matin un article du philosophe Harmut Rosa, qui dénonçait dans un de ses ouvrages, l'accélération du monde avec la folie d'une mondialisation non contrôlée, de la rentabilité à tout prix, du réchauffement climatique, etc. Et, soudain, surgit le covid-10 et tout s'arrête. Tout se ralentit, La vie au ralenti. Une catastrophe sanitaire : des milliers de morts, des malades en rémission. Un effondrement social. Une crise économique d'une ampleur que l'on verra plus tard et un repli  obligatoire chez soi. Comment vivre cette période anxiogène étouffante ? Il faut penser au monde d'avant qui reviendra bien un jour. Il faut prendre soin de soi et de ses proches, il faut recourir à la culture dans tous ses aspects : livres, journaux, musique, informations, séries (les meilleures), films (les classiques). La lecture console, l'écoute musicale console, recourir à la fiction console. En ce temps de désolation générale, un seul mot d'ordre : adoptons une prudence assumée pour éviter le pire, une attente philosophique pour espérer le retour à la normale, une curiosité assurée pour témoigner plus tard de ces moments exceptionnels que nous vivons tous. 

lundi 27 avril 2020

"Les Grands Cerfs"

Claudie Hunzinger a obtenu le Prix Décembre en 2019 pour son ouvrage, "Les grands cerfs". J'ai lu quelques titres de cette écrivaine originale comme "La survivance" et "L'Incandescente". Son dernier opus s'intéresse passionnément aux cerfs, ces animaux de la forêt, mythiques et mystérieux. La narratrice, Pamina, le double de l'écrivaine, habite en montagne dans les Vosges avec son compagnon, Nils. Leur maison en pleine nature est entourée d'un clan de cerfs qu'ils entendent la nuit. Pamina, sous l'influence de Léo, un ami de passage et photographe animalier, va se lancer dans une expérience quasi "spirituelle" à l'affût des cerfs à partir d'une cabane cachée dans la forêt. Loin de la société consumériste et capitaliste, Pamina se vit comme une vraie rebelle "écologique" tel Thoreau dans sa cabane isolée. Elle conjugue son "je" au singulier prônant une forme de rupture avec la société. Elle les repère la nuit, affrontant la neige, le givre, le brouillard, la grêle. Pamina, fascinée par eux, leur donne un nom à chacun : Wow, Apollon, Geronimo. Tous "bruissent d'intelligence et de mouvements secrets". Tout un vocabulaire spécialisée surgit dans les pages : "les fumées, le frayage, l'empaumure, les mues". Quand ils perdent leur ramure, elle y voit un symbole : "Ces fragments disaient : tout est cassé. La sortie du Paradis s'accompagne d'une casse générale". Au fil de ses observations, elle admire la beauté des cervidés et devient elle-même un cerf. Sa transformation du genre humain à l'animal l'amène à "s'augmenter dans une sorte de bond dans la nuit". Pamina, prenant la défense de ces animaux libres et sauvages, déteste les chasseurs que l'on reconnaît "à leur pick-up, à leur tenue kaki ou à leur ressemblance avec Poutine". Sa phobie contre les prédateurs de ces chers frères, les cerfs, semble excessif mais son rôle de défense de la beauté animale semble radicale comme sa vie au fond des bois. Elle écrit : "Eux et nous, pionniers des mêmes parcelles abandonnées par les humains, exclus et comblés, nous nous y étions un même espace bourré de "refus", ronces et bruyères. Et de liberté. De liberté menacée". Elle s'insurge contre l'ONF qui gère leur élimination par les chasseurs, ces assassins, et ce monde de prédation la révolte au plus haut point. Ce roman "écologiste" et radical sent la forêt, la liberté, la sauvagerie et Pamina-Claudie compose une élégie pour ce monde épargné par la violence sociale. Pour l'auteur, les hommes possèdent une sauvagerie bien plus prégnante que les animaux. Cet ouvrage pose cette question… 

vendredi 24 avril 2020

"Espèces d'espaces", 2

Georges Perec a écrit un chef d'œuvre à lire ou à relire : "La vie, mode d'emploi", prix Médicis en 1978. Ce texte, "Espèces d'espaces" rappelle l'écriture de ce roman-puzzle quand il aborde ce projet dans le chapitre sur l'immeuble. En ces temps de confinement obligatoire, les images des immeubles fusent sur nos écrans. A Paris comme en province, il faut dorénavant vivre cette cohabitation entre voisins qui parfois se passe bien, mais qui, parfois se dégrade en chamailleries diverses. Le chapitre sur l'immeuble se termine ainsi : "Dans les immeubles en général, les regarder ; lever la tête ; chercher le nom de l'architecte, le nom de l'entrepreneur, la date de construction". Le regard sur l'habitat se transforme en enquête pour connaître l'identité originelle de ces masses de pierre qui abritent les humains. Georges Perec manifeste ainsi son goût immodéré pour l'encyclopédisme, le savoir, les faits, les chiffres, l'histoire. Sa mémoire fouille le réel jusqu'à l'os. La même démarche d'exploration s'applique évidemment aux rues, aux quartiers, à la ville qu'il décrit avec une précision d'orfèvre : "Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir". Lui, au contraire, observe tous les détails jusqu'à utiliser les mathématiques dans la construction de sa prose. Les Oulipiens prônaient la contrainte pour écrire. Quand il évoque Paris, sa ville qu'il connaît parfaitement, il écrit : "J'aime marcher dans Paris. (…) J'aime certaines lumières, quelques ponts, des terrasses de cafés. J'aime beaucoup passer dans un endroit que je n'ai pas vu depuis longtemps". Il mentionne aussi les villes étrangères : "On garde souvent de ces villes à peine effleurées le souvenir d'un charme indéfinissable : le souvenir même de notre indécision, de nos pas hésitants, de notre regard qui ne savait pas vers quoi se tourner et que presque rien suffisait à émouvoir". Après l'espace urbain revu et corrigé, la campagne, pour Georges Perec, "n'existe pas, c'est une illusion". Il considère que "c'est un pays étranger". Il se définit comme un homme des villes, un pur produit urbain. Il décrit une utopie villageoise où pointe une nostalgie d'enfance. Le petit Georges, orphelin après la guerre, fut accueilli chez un oncle à Villards-de-Lans en Isère. Le texte se termine par le monde et l'espace. Au fond, l'espace devient du temps, le temps, du vieillissement des lieux comme des hommes. Georges Perec se confie en filigrane dans ces pages : "J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources". Lui qui n'a pas eu de "pays natal", de maison de famille où il est né, d'un grenier d'enfance ne rêvait que d'une permanence des choses, de la vie, des souvenirs éprouvant un sentiment nostalgique de la perte que seule la littérature peut apaiser. Il ressent ce manque ainsi : "L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes". Et pour conclure cet hommage que je rends à cet immense écrivain, je reprends sa citation sur l'écriture : "Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes".  Redécouvrons Georges Perec, un écrivain d'un réel inventif, d'une certaine fantaisie,  un aède de la curiosité de vivre… 

mercredi 22 avril 2020

"Espèces d'espaces", 1

Dans mes lectures du moment, j'ai repris des classiques de ma bibliothèque. J'ai commencé par relire Georges Perec, un de mes écrivains préférés. Dans la Pléiade (offerte par mes amies lectrices), j'ai repris "Espèces d'espaces", paru en 1974. J'ai redécouvert en fait ce texte avec un plaisir admiratif. Comme la notion d'espace se vit différemment dans le cadre obligatoire du confinement, on peut imaginer sans peine les contraintes de notre espace vital. Qui vit mieux l'enfermement ? Ceux qui disposent d'une maison avec jardin ou d'un grand appartement avec balcon ! Ceux qui sont confinés dans un espace exigu avec des enfants doivent vivre difficilement ces jours sans fin. Il est donc vital de s'interroger sur l'espace intime et sur l'espace public. J'ai revisité mon quartier arboré avec un œil neuf et j'ai essayé plusieurs trajets pour éprouver un air de liberté. Je me suis contentée des espaces marchands en appréciant tout de même le fait de pouvoir choisir mon ravitaillement. Mon jardin s'est transformé en mini-paradis édénique et je regarde mes pièces de vie en constatant le confort douillet de mon intérieur. Georges Perec a influencé ma démarche de reconquête de mon espace vital. Pourtant, c'est un peu frustrant de ne pas aller voir le lac ou de circuler à dix kilomètres de chez moi. Je sais bien que le virus nous bloque, nous enferme, nous coupe de tout mais c'est une question de survie. L'écrivain oulipien entreprend un inventaire topologique (du grec ancien, topos = lieu), en partant du plus petit espace au plus grand, un vertige garanti : du lit à la chambre, de l'appartement à l'immeuble, de la rue au quartier, de la ville à la campagne, du pays à l'Europe, du monde à l'univers. Cette littérature de l'énumération me semble fascinante et opère un point de vue quasiment philosophique. Perec et l'exhaustivité dans la description. Perec et une "tentative d'épuisement des lieux" (un de ses textes). Il écrit : "Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. (…) Vivre, c'est passer d'un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner". Le projet abyssal de l'auteur démarre sur une feuille de papier avec ces mots : "J'écris : j'habite ma feuille de papier, je l'investis, je la parcours". Questionner les lieux s'apparente à une interrogation sur sa vie quotidienne avec un regard neuf, en chassant le syndrome de la banalité, source d'ennui et de lassitude. L'auteur commence sa description des espaces par la page et puis, il développe sa pensée sur le lit : "J'ai beaucoup voyagé au fond de mon lit". Il poursuit sa démarche par la chambre, l'appartement et il n'oublie pas les portes, les escaliers, les murs. (La suite, demain)


lundi 20 avril 2020

"Contagions"

La lecture sur papier demeure encore une pratique majoritaire. Nos chers livres, au format antique des  anciens "codex", sont nés au temps de Gutenberg en 1450, avec les caractères imprimés. Ce Gutenberg est un de mes découvreurs préférés et sans lui, je me demande ce que je serais devenue… Parfois, je m'imagine cet inventeur de génie qui reviendrait sur notre Terre en 2020. Il serait éberlué de constater que nous pouvons vivre désormais sans les blocs de papier imprimé. Je lui tendrais une tablette d'un format confortable et je lui montrerais un texte téléchargé. Cette lecture virtuelle le passionnerait et il ne pourrait plus s'en passer. Ce matin, je lisais des articles sur un blog littéraire, Diacritik, évoquant un livre que les Editions du Seuil offraient en accès libre à cause du confinement. J'ai sauté sur l'occasion. Il s'agit de "Contagions" de Paolo Giordano, docteur en physique théorique et écrivain mondialement connu. Il compose son texte-manifeste en mars quand l'Italie commence à subir les premiers ravages du coronavirus. Il écrit : "Je ne veux pas passer à côté de ce que l'épidémie nous dévoile de nous-mêmes. Une fois la peur surmontée, les idées volatiles s'évanouiront en un instant". Son livre invite le lecteur à réfléchir sur ce temps qu'il nomme "anomalie" : "Nous devons apprendre à vivre dans cette anomalie, à trouver des raisons de l'accueillir qui ne soient pas uniquement la peur de mourir". Le virus en menaçant la communauté humaine nous signale aussi que "Nous sommes l'espèce la plus envahissante d'un fragile et superbe écosystème". Paolo Giordano résume sa pensée dans un article de Télérama : "La contagion actuelle est à la mesure de notre monde d'aujourd'hui : interconnectée, inextricable. Le trafic aérien permet aux virus de coloniser beaucoup plus vite des terres très lointaines". Plus loin, il affirme :"Cette épidémie dévoile les dysfonctionnements et les maladies de nos sociétés. Toutes ces choses (les privilèges, l'écologie) remontent à la surface. Elles ont toujours été là, bien sûr, mais elles sont désormais évidentes et proches". Son texte d'une richesse lumineuse constitue un patchwork de réflexions biographiques, mathématiques, littéraires et environnementales. Son message semble inviter le lecteur(trice) à comprendre en particulier "au paradoxe de notre époque : alors que la réalité devient de plus en plus complexe, nous devenons de plus en plus réfractaires à la complexité". Cet essai d'une cinquantaine de pages propose une lecture vivifiante. L'écrivain est convaincu que "l'échafaudage de la civilisation est un château de cartes", mais malgré cette fragilité et ce danger d'effondrement, il nous exhorte à vivre ces moments de cette façon : "Enseigne-nous à bien compter nos jours pour que nous donnions de la valeur à nos jours". Il faut se procurer ce texte et l'acheter plus tard en librairie quand nous serons enfin libres de nos mouvements. En Allemagne, les librairies ont ouvert aujourd'hui... Quel dommage qu'elles ne soient pas restées ouvertes ! Le livre est une marchandise essentielle à mes yeux... On se rattrapera plus tard ! 

vendredi 17 avril 2020

"Le Grand royaume des ombres"

Arno Geiger, écrivain autrichien, est très connu dans le monde germanophone. J'avais lu avec intérêt, son récit sur la maladie d'Alzheimer de son père, "Le vieux roi en son exil", paru dans la collection, "Du monde entier" chez Gallimard. Dans son dernier roman, "Le Grand royaume des ombres", un ouvrage de 481 pages, il peint une fresque historique où plusieurs personnages subissent leur destin. En plein milieu de la Seconde Guerre Mondiale, près du lac autrichien de Mondsee, dans les environs de Salzbourg, un jeune soldat viennois, Veit Kolbe, est envoyé en convalescence. Il a été gravement blessé sur le front russe et se remet très lentement de son état affaibli. Il s'installe près d'un oncle policier, grotesque de bêtise, dans un village où il est logé dans une chambre très modeste. Le jeune Veit, très solitaire, se promène souvent au cœur de ce paysage alpin grandiose. Il fait la connaissance de sa voisine, Margot, qui élève son enfant seule car son mari se retrouve au combat. Un camp de jeunes filles évacuées de Vienne, s'est installé dans ce village. Dans ce microcosme à l'abri de la terrible apocalypse hitlérienne, chacun essaie de se protéger, de nier les faits ou de s'arranger avec la réalité. Car la menace gronde. Le jeune caporal écrit dans des carnets son expérience de repli et il prend conscience que sa vie, ses études et ses amours, lui ont été volés par la guerre. Sa propre narration est parfois interrompue par les correspondances de la mère de Margot, de Kurt, un adolescent amoureux de sa cousine, et d'un Juif autrichien Oscar, qui relate sa tentative de fuite à Vienne. Le jeune homme est atteint de crises de panique et dans cet atmosphère étouffante, seule la drogue arrive à le calmer. Il entame aussi une relation amoureuse avec Margot, et cette aventure symbolise un espoir de renaissance.  Veit rencontre aussi un "dissident", brésilien de naissance, antinazi, qui lui fait prendre conscience de la monstruosité d'Hitler. Son ami est pourchassé par la police et se cache pour fuir la prison. Le jeune homme prendra soin de sa petite entreprise d'horticulteur avec l'aide de Margot. Peu à peu, le jeune soldat se reconstruit et prend conscience que la guerre qui a entraîné le peuple autrichien est une aberration totale.  Arno Geiger en intitulant son roman, "Le Grand Royaume des ombres" évoque bien l'instrumentalisation des individus dans une nasse totalitaire. Certains s'en échappent miraculeusement mais ils représentent une minorité infime. L'écrivain a élaboré son roman en utilisant des centaines de témoignages, de lettres et de journaux pour restituer cette période historique. A lire pour comprendre aussi la guerre du côté allemand avec une galerie de personnages lucides pour certains et veules pour d'autres. Un grand roman. 

mercredi 15 avril 2020

Ranger sa bibliothèque, 2

Je dispose donc de trente jours pour enfin ranger ma propre bibliothèque. Je ressens toujours un attachement particulier pour les lieux "livresques". Depuis que j'ai quitté le milieu de la lecture en 2010, une nostalgie certaine me gagne envers ces espaces fabuleux qui condensent toutes les connaissances humaines et toutes les créations fictionnelles. Le Savoir et l'Imaginaire cohabitent en toute harmonie. Evidemment, je rêverais d'accueillir chez moi toutes les collections que j'ai gérées dans les bibliothèques municipales, départementale et universitaire. Si je cumule mes années de libraire et de bibliothécaire, je me suis baignée dans un long fleuve tranquille de mots et d'idées. Aujourd'hui, je me contente modestement de quelques centaines d'ouvrages dans ma petite maison. Dans le salon, j'ai rangé dans un des quatre murs une bibliothèque sur mesure, en bois clair, fabriqué par un menuisier professionnel. J'y tenais beaucoup. Philippe Lançon raconte dans son magnifique "Lambeau" son premier projet à sa sortie de l'hôpital : fabriquer une vraie bibliothèque en bois pour enfin déposer ses livres dans un écrin protecteur, un barrage symbolique contre la violence du monde, pour lui qui a vécu l'invraisemblable et horrible attentat de Charlie Hebdo.  Dans mes étagères, se retrouvent tous mes écrivains préférés : de Quignard à Annie Ernaux, de Kundera à Virginia Woolf et tant d'autres. Je possède une trentaine de Pléiades : Flaubert, Stendhal, Proust, Rimbaud, Duras, René Char, Larbaud, Julien Gracq et tant d'autres. Ce rangement s'avère stable depuis l'origine. Je collectionne les livres d'art dans des meubles plus bas en bois clair pour pouvoir les saisir avec facilité. Je les ai classés par époques avec une prédilection pour l'Antiquité, la Renaissance, l'art moderne, l'art du livre, des bibliothèques, des monographies de peintres, de sculpteurs, etc. Je ramène beaucoup de catalogues des musées que je visite dans mes escapades en Europe. Ces beaux livres, lourds et denses, se destinent souvent au feuilletage. En ce moment, je voyage avec ces beaux vaisseaux de papier surtout dans cette période de surplace. Dans la chambre d'ami, j'ai plusieurs rayonnages pratiques (de la célèbre marque suédoise) pour ranger les livres de poche, les guides de voyage, la section philosophie, les revues littéraires et les livres récents acquis et prêtés en attente de lecture. Autant, je ne bouge pas pratiquement plus les bibliothèques de mon salon, autant dans la chambre, j'effectue des changements : désherbage, dons, étagères revisitées. Le salon ou mon jardin à l'italienne, stable et permanent, la chambre, mon jardin à l'anglaise, brouillon et changeant. Si je m'écoutais, je coloniserai tous les espaces de ma maison. Mais, il faut savoir se raisonner en acceptant de ne plus acheter de meubles pour caser mes acquisitions régulières. Quand un de mes compagnons de papier rentre chez moi, je fais du tri pour lui trouver une place. Cet acte d'évacuation se double d'un geste de générosité. Je donne, je fais circuler à la médiathèque dans les chariots de dons. Quel plaisir de les regarder ces livres qui m'accompagnent depuis des décennies ! Témoins silencieux et discrets, ce sont mes plus fidèles repères de lectrice passionnée. Ranger sa bibliothèque, un plaisir retrouvé et un passe-temps consolant... 

lundi 13 avril 2020

Ranger sa bibliothèque, 1

Le confinement va certainement durer encore un mois… Tous les confinés du monde ont commencé dès le 17 mars un grand ménage de printemps : placards des chambres, tri des vêtements, tiroirs multiples, armoires, meubles divers jusqu'au rangement des produits alimentaires. Chacun d'entre nous a donc remis en forme les coussins, le canapé, les fauteuils et autres poufs. Le tapis avait besoin de prendre l'air. Les chaussures ont reçu du cirage et même la voiture qui roule peu a vu passer l'aspirateur. Ces gestes printaniers ont permis de passer un cap. Ranger procure un plaisir indéniable. Le désordre nuit à l'esprit. Plus votre environnement reflète un ordre certain, plus votre moral remonte. Je me souviens de ma mère qui se mettait à déplacer les meubles, à les cirer pour calmer ses angoisses provoquées par des événements indésirables… Une fois le changement effectué, elle reprenait son air serein et son calme souverain. Pendant la troisième semaine, j'ai décidé de ranger mes bibliothèques. J'ai lu dans un article du Figaro sur internet les conseils de quelques écrivains. Jean-Luc Coatalem suggère : "Je vois ma bibliothèque comme un jardin qu'il convient d'entretenir, d'élaguer, en laissant les choses avec naturel". Il évoque quelques méthodes, inspirées par des amis. On peut classer par genres littéraires, par chronologie d'acquisitions, par format, par ordre alphabétique, etc. L'écrivain en question a choisi le classement de ses livres par maisons d'édition : "J'aime cet effet d'harmonie visuelle dans les rayonnages. J'ai un grand linéaire crème Gallimard et un joli bleu nuit Stock. Le beurre frais Grasset se poursuit par le bleu de ses essais. Le Mercure de France, au pastel tendre, n'est jamais loin. Quant au blanc tuilé de POL et la pâleur de Minuit, ils font résolument bandes à part". Eliette Abecassis préfère ranger ses ouvrages par thèmes : littérature de femme, littérature romantique, poésie, philosophie : "Je pense que la bibliothèque est un portrait de moi-même, d'une évolution intellectuelle et psychologique". Gaston Bachelard déclarait : "Le paradis, à n'en pas douter n'est qu'une immense bibliothèque" et Umberto Eco ajouterait : "Si Dieu existait, il serait une bibliothèque". J'ai donc décidé de jeter un œil neuf sur mes étagères et je vais relater dans mon blog les solutions que j'ai trouvées pour ranger mes nombreuses étagères situées dans le salon et dans une chambre… Ranger, déplacer, désherber, reclasser, dépoussiérer, donner, jeter, relire, feuilleter, caresser, cirer, réparer, les livres demandent des soins et pendant ces instants de vie entre parenthèses, je vais leur consacrer quelques heures pour me replonger physiquement dans cet océan de papier : un bain bénéfique et salutaire… 

vendredi 10 avril 2020

Julia Kristeva

J'avais déniché, dans l'espace librairie d'Emmaüs, l'ouvrage de Julia Kristeva au titre original, "Je me voyage". Cette autobiographie, parue en 2016, se compose d'entretiens retravaillés avec Samuel Dock. Ces mémoires recueillies oralement donnent une dimension plus vivante qu'un récit linéaire. La chronologie reste une balise essentielle pour comprendre la vie de cette intellectuelle de premier plan dans le panorama des sciences humaines en France. Sa notoriété à l'étranger est beaucoup plus importante que dans son propre pays. Née en 1941 en Bulgarie, son père travaille dans l'administration d'une église et sa mère, mère au foyer, a fait des études de biologie. Elle fréquente une école maternelle francophone et l'Alliance française. Venant d'une famille non communiste, elle doit renoncer aux études d'astronomie. Grâce à sa culture francophile, elle part à Paris en 1965 sur une bourse du gouvernement français. En 1973, elle soutient une thèse en linguistique et intègre le groupe "Tel quel". Sa vie intellectuelle se confond avec celle de toute la mouvance de l'époque avec les figures incontournables, Philippe Sollers et Roland Barthes. Elle devient linguiste, sémiologue, enseigne à Paris-Diderot, à New York. En 1987, elle rejoint la Société psychanalytique de Paris comme psychanalyste. Elle est mariée à Philippe Sollers et ils ont eu un fils, David, atteint de troubles psychomoteurs. Le chapitre où elle évoque David est l'un des plus émouvants, car vivre avec cet enfant fragile l'a profondément influencée dans son approche de la douleur, de la différence, de la dépression.  Ses textes, "Etrangers à nous-mêmes" et "Sens et non sens de la révolte" explorent le souci "comme attention à la singularité de chacun, comme contact intense, avec l'étrangeté du prochain comme de soi".  En 2003, elle fonde le Conseil national du handicap pour sensibiliser la population sur la prise en charge des différents handicaps. En 2008, elle crée le prix Simone de Beauvoir récompensant l'œuvre et l'action de personnes contribuant à promouvoir la liberté des femmes dans le monde. Julia Kristeva a publié une trentaine d'ouvrages. J'ai surtout retenu sa trilogie, "Le Génie féminin", sur trois femmes exceptionnelles : Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette. L'autobiographie détaille son engagement féministe, ses multiples missions au sein des institutions universitaires, ses travaux de psychanalyste. Son travail de linguiste me semble un peu ésotérique. Elle a aussi composé des romans comme "Les Samouraïs", "Meurtre à Byzance, "L'horloge enchantée" que je lirai après cette autobiographie introductive. Je n'évoquerai pas les querelles, les critiques et les accusations que Julia Kristeva attire. Il faut laisser ces polémiques de côté et découvrir la pensée originale de cette femme mosaïque, venue de Bulgarie et d'un cosmopolitisme heureux.  

jeudi 9 avril 2020

Comptabilité morbide

Tous les soirs, le directeur de la santé, Jérôme Salomon, édicte d'une voix égale et grave, le nombre de morts dans le monde et surtout en Europe. Mardi 7 avril, le cap des 10 000 morts du Covid-19 vient d'être franchi. Ces chiffres glaçants et navrants scandent nos débuts de soirée. J'ai toujours préféré les lettres aux chiffres, ce qui me conforte dans mon choix quand j'écoute ces comptes quotidiens de victimes. Je pense aux malades hospitalisés, (plus de 7 000 personnes en réanimation), des milliers aussi qui luttent pour survivre. Tous les soirs à 20h, je prends une casserole et une cuillère en bois pour taper dessus. Je ne suis accompagnée que par une seule voisine. Ce rituel de solidarité envers les soignants fait du bien à l'ensemble des citoyens, soucieux de la santé des médecins, infirmières, aides-soignants et tant d'autres employés des hôpitaux. Dans chaque famille, qui ne connait pas un soignant ? Ils font partie de notre vie quotidienne et personne ne peut éviter un jour ou l'autre une maladie bégnine ou grave. Sans ce cérémonial des chiffres qui figent l'épidémie dans un présent funèbre, le confinement serait peu respecté dans la population. Le message subconscient de Jérôme Salomon, véritable Commandeur, nous déclare : "restez chez vous" sinon, ces statistiques, que j'assène tous les soirs, vous concerneront. Derrière ce comptage, des hommes et des femmes. J'ai remarqué que, sur dix mille malades, il y a plus d'hommes que de femmes (61 % et 39 %), un âge certain (plus de soixante dix ans), un surpoids manifeste, du diabète, de l'hypertension. Les médecins appellent cela la "comorbidité". Si on appartient à cette classe d'âge, il vaut mieux rester chez soi. Si on est jeune, on reste chez soi pour épargner les plus âgés. Si en plus de l'âge, on souffre d'une pathologie qui correspond aux critères de comorbidité, il vaut vivre dans un bunker et ne côtoyer personne… Pour comprendre ce virus, j'ai lu les articles très intéressants de la revue Philosophie Magazine,  Hartmut Rosa, le philosophe de la résonance, écrit : "Etre en résonance, c'est, selon moi, avoir une relation réciproque avec le monde et les autres. (…) Or, il me semble qu'une épidémie comme celle-ci, attaque nos axes de résonance. (…) L'air recouvre la terre et il est indispensable au maintien du monde humain, mais voilà qu'il risque d'être empoisonné. (…) La crainte de la contamination menace directement "notre sécurité ontologique". L'insouciance a disparu de nos vies, la désinvolture aussi et l'humour a beaucoup de mal à faire son chemin dans notre esprit. Comment vivre ces moments de crise gravissime ? De la lecture, de l'écriture, de la musique, de la marche, des liens familiaux et amicaux, et un état d'esprit vigilant et combatif… 

mardi 7 avril 2020

Présence animalière

Samedi, j'ai vécu un moment de joie inattendue dans ma petite balade de santé quotidienne où je ne croise quasiment personne. Dans un champ, situé au bord de la rue Saint-Ombre, se devinait une forme blanche, comme un oiseau bien connu de ma part : une aigrette ! Elle s'était donc égarée dans mon quartier et déambulait près des chevaux. Je l'ai observée quelques minutes. Elle s'est envolée et s'est posée encore plus près de moi. Je l'ai reconnue : c'était mon aigrette des Mottets qui devait s'ennuyer toute seule dans son étang. Un événement rare car voler aussi loin du lac (10 kilomètres) me semble un heureux hasard. J'accepte mon confinement avec philosophie par peur d'attraper ce virus et de le passer aux autres. Ma nostalgie s'est ravivée en rencontrant cet oiseau que je remarque souvent dans les roselières du Viviers du Lac. Ah, ce lac qui est si près de moi et si loin aussi… L'aigrette voulait me saluer et avouait que les humains lui manquaient. Le regard sur les animaux a un peu changé ces temps-ci. Dans le jardin, j'ai remarqué le retour des merles, des pies et de quelques moineaux sans oublier les papillons et les lézards. Les chats traversent le jardin avec leur morgue habituelle. La vie animale reprend ses droits et on a même aperçu un sanglier à Barcelone, des biches et des cerfs dans des contrées urbaines. Je lis régulièrement le journal tonique de confinement d'Eric Chevillard, "Sine die" dans le journal, "Le Monde". Ses propos cocasses, farfelus et souvent bien sentis arrivent à me faire sourire. Il faut savoir de temps en temps prendre du recul devant cette bombe sanitaire imprévue. Il écrit dans sa dixième rubrique : "C'est l'homme à présent qui se fait remarquer par son absence. La poussée des sèves et des racines irrésistiblement ébranle nos constructions les plus arrogantes. Hier, l'Arc de triomphe s'est couché. La Joconde est coiffée d'une couronne de liseron". Les herbes folles commencent à envahir nos petites rues. La nature reprend ses droits. J'ai vu Venise vidée de ses habitants et les cygnes sont revenus glissant sur une eau transparente. Je pense à tous ces paysages urbains et naturels qui, depuis l'arrivée du virus, ont perdu la présence des habitants et des touristes. Si les plages, les montagnes, les fleuves, les rivières pouvaient parler, ces lieux nous remercieraient de les avoir un peu désertés pour quelques jours, pour leur permettre de souffler, de retrouver leur identité d'origine, un retour aux sources. Cela ne va pas durer et les humains reviendront vite envahir sans modération ces espaces naturels. Mais allons-nous retenir cette leçon : la promiscuité s'avère dangereuse ? Quand je pense à ces gigantesques métropoles d'Asie, aux capitales européennes comme Londres ou Paris, la vie confinée doit être éprouvante. Ce sacré virus, issu de ce fameux pangolin, marié à une chauve-souris, paralyse le monde depuis un bon mois, décime des milliers de victimes, provoque un effondrement économique. Et Jean-Jacques Rousseau nous disait que la nature est bonne ! Gaïa, notre belle planète, lasse des attaques incessantes de l'homme prédateur, nous a peut-être envoyé une alerte, une semonce. Je retiens la leçon : arrêtons d'abord de manger du pangolin assez indigeste ! Puis, arrêtons de fréquenter des gares, des aéroports, des paquebots géants, des stades, des fêtes populaires, des messes, des salles de spectacles, des rues bondées, des magasins géants, des manifestations (la CGT va déprimer !). Ou alors, portons des masques, oui des masques. Pratiques, faciles mais introuvables. La situation se complique. Qu'allons nous devenir ? 

lundi 6 avril 2020

"Estuaire"

Lidia Jorge, écrivaine portugaise, n'est pas très connue en France comme José Saramago et pourtant, elle aussi, aurait mérité le prix Nobel depuis longtemps. C'est une proposition que je susurre aux oreilles malentendantes du jury suédois, un peu perdu en ce moment. Ses œuvres s'inscrivent dans son pays natal, le Portugal. Elle évoque la guerre coloniale au Mozambique dans le "Rivage des murmures", la révolution des œillets en 1974 dans "Les mémorables" qui a entraîné la chute du dictateur Salazar. Le Portugal traditionnel l'inspire aussi dans son dernier roman, "Estuaire", publié chez Métailié en 2019.  L'histoire se déroule à Lisbonne dans une grande maison bourgeoise au bord du Tage. L'armateur Eduardo Galeano se retrouve ruiné après avoir investi dans un projet de bateaux-citernes transportant de l'eau pour l'Afrique. Le personnage principal s'appelle Edmundo. Il revient d'une mission humanitaire au Kenya avec une blessure à la main. Il a perdu trois doigts et malgré cet handicap, il veut absolument écrire un roman qui expliquera le monde : "Un monde irréel cohabitait pacifiquement avec le monde réel, de façon contrôlée, inoffensive, et tel serait l'avenir du monde". Edmundo, obsédé par son projet, recopie des milliers de mots de "L'ode maritime" de Pessoa. Tant de génie l'intimide et ses amis se moquent de son rêve : devenir écrivain. Les pensées du personnage tourbillonnent avec celles de ses frères et celles de sa sœur. La grande maison familiale va devenir un refuge pour toute la fratrie. Silvio, ruiné lui aussi, a tout vendu et tente de se débarrasser de son cheval, l'Immortel. Charlotte et son fils David se sont installés dans la maison après la perte de son mari. Elle raconte ses déboires amoureux avec un de ses professeurs. Alexandre et sa famille ont été expulsés de leur maison et tentent de s'accaparer de la plus grande chambre de la maison, occupée par une tante. Chaque personnage cherche à comprendre la situation : comment faire face quand tout s'effondre ? Le père ne peut plus assumer cette faillite financière qui entraîne aussi l'éclatement de sa propre famille et finit par se suicider. Lidia Jorge avait écrit dans un de ses derniers livres : "Le monde est une longue narration, mais c'est nous qui en ourdissons l'intrigue, grande ou petite". Ce roman grave et dense raconte une famille en déliquescence dans un monde fragile et vulnérable. Si on aime ce pays si attachant, il faut lire "Estuaire" de Lidia Jorge et se plonger dans l'univers intime d'une écrivaine majeure de la littérature européenne. 

vendredi 3 avril 2020

"Tracts"

Le site de Gallimard propose depuis quelques jours des textes d'écrivains et d'intellectuels intitulés "Tracts de crise". Ces inédits peuvent être téléchargés gratuitement en s'inscrivant sur le site. On choisit les titres et le panier une fois constitué, on les reçoit sur sa messagerie. Cette nouvelle collection éphémère s'est réinventée durant ce temps de confinement contre la pandémie. Ce geste de solidarité rompt un certain silence, celui des intellectuels qui ne passent pas dans les médias télévisuels. J'apprécie beaucoup cette initiative et tous les jours, je guette les nouveaux opus qui sortent. Au total, trente textes sont disponibles en format pdf que l'on peut conserver sur son ordinateur comme un témoignage précieux des moments que nous vivons tous, confinés chez nous. Rester chez soi n'empêche pas le cerveau de travailler et de réfléchir. Bien au contraire. Le premier tract de crise est sortie le 18 mars et porte le titre de "Quitte ou double" de Régis Debray. Des écrivains et non des moindres ont répondu à l'appel : Erri de Luca, Danièle Sallenave, Annie Ernaux, Pierre Bergougnoux, Eric Orsenna. Des Intellectuels aussi partagent leurs opinions : Pascal Ory, Michel Crépu, Adèle Van Reeth, Cynthia Fleury et bien d'autres. J'ai aussi rencontré Sylvain Tesson, Etienne Klein, Anne Sinclair, etc. Ces textes courts et denses posent toutes les questions que l'on se pose, abordent l'épidémie sur les plans historique, sociétal, individuel, philosophique, littéraire. Je citerai Cynthia Fleury : "Mais globalement, ces premiers jours de confinement ne dessinent pas la victoire de l'immaturité, mais plutôt l'envie d'être résilients, d'apprendre, d'innover, de profiter de cette chance pour respecter autrui et les valeurs de responsabilité commune. Toute la question, maintenant, est celle de la durabilité de la prise de conscience et de la volonté de faire autrement". Les sujets traités abordent tous les aspects de la crise : la globalisation, l'économie mondiale, les pathologies sociales, l'Italie, l'Inde, le deuil des familles et le non-accompagnement des morts, le quotidien, le capitalisme, etc. J'ai lu avec plaisir le texte atypique d'Adèle Van Reeth, la philosophe de France Culture qui s'interroge sur le quotidien entre quatre murs et sa banalité : "Ironie suprême : il aura fallu un événement extraordinaire (une pandémie planétaire) pour être mis face au problème de la vie ordinaire, qui, aujourd'hui, nous saute au visage. L'heure est à la survie. Rien de mieux à dire". Le titre de son tract se nomme "l'intranquillité". Voilà le ton général de la collection, une collection à découvrir d'urgence pour comprendre cette crise sanitaire sans précédent qui nous laisse tous dans un sentiment d'intranquillité permanente. La lecture, seule, peut offrir pendant quelques heures dans la journée, un retour à la raison, à la réflexion, à la compréhension d'un phénomène exceptionnel, cette épidémie moyenâgeuse dans un siècle ultra-connecté.  

jeudi 2 avril 2020

"La vie parfaite"

Silvia Avallone, écrivaine italienne, née en 1984, avait écrit en 2010, un roman, "D'acier", qui avait obtenu un succès retentissant en Italie, recevant le prix des lecteurs de l'Express. Je l'avais découvert à l'époque et j'avais bien apprécié cette fresque sociale. L'action se déroulait à Piombino, une ville ouvrière de Toscane où les héros du livre travaillent dans une aciérie qui employait plus de 20 000 ouvriers en 1960. Puis, elle a publié deux autres romans avant "La vie parfaite", parue chez Liana Levi en 2018. Adèle, une jeune fille d'origine modeste, apprend qu'elle est enceinte et choisit de garder le bébé. Son compagnon, Manuel, préfère sa vie de délinquant à une vie de famille et il est en prison. Adèle vit avec sa mère et sa sœur dans un appartement de la cité des Lombrics, près de Bologne. Le père vient de sortir de prison et n'est pas le bienvenu. Ces trois femmes, seules et esseulées, se sentent malgré tout solidaires face à l'adversité. Elles acceptent ce nouveau bébé en rêvant d'une vie meilleure. Mais, Adèle, va-t-elle aller au bout de ce projet en réalisant que son "Manuel", sorti de prison, ne partage pas du tout cette vision d'un avenir familial ? Dans un autre quartier, Dora Cattaneo, une professeure de son lycée, souffre à la folie du manque d'enfant. Elle a essayé d'en avoir un avec son mari mais, abandonne la procréation pour l'adoption. Le roman évoque la maternité à travers le portrait de ces deux femmes, si dissemblables par leur condition sociale et si ressemblantes par leur maternité, subie ou désirée. Comme dans tous ces romans, les personnages dégagent une volonté de vivre démesurée, excessive. Les émotions s'exacerbent et chacune joue une partition discordante. Adèle hésite, doute, veut abandonner son bébé car elle sait qu'il aura un avenir plus rassurant dans une famille unie. Son compagnon, impétueux et inquiétant, ne peut pas devenir père. Son meilleur ami, Zeno, qui aime Adèle depuis des années, veut la protéger et accueillir ce bébé. Silvia Avallone introduit dans son texte des références des "Frères Karamazov" de Dostoïevski. Manuel est le double de Dimitri, exalté et instable, et Zeno, Ivan, posé et réfléchi. Les deux garçons ont grandi ensemble dans ce quartier populaire : l'un a basculé dans la mafia, l'autre a choisi les études universitaires. Deux ruptures avec leur milieu d'origine. Adèle et Dora, deux destins contrariés avec la grossesse accidentelle de l'une et le désir d'enfant inassouvi de l'autre. Leur vie "parfaite" est loin de l'être mais existe-t-elle vraiment ? L'écrivaine offre un roman néo-réaliste, basé sur de nombreux dialogues qui rendent le texte vivant et vibrant. L'empathie de Silvia Avallone se révèle tout au long des pages à travers les personnages féminins, victimes de l'absence masculine à part Zeno, un garçon différent par sa gravité et son sérieux. En lisant ce livre, j'ai pensé à nos amis italiens et à leur vitalité légendaire. Même dans le drame qu'ils vivent surtout en Lombardie, j'avais l'impression d'être à leurs côtés grâce à la littérature... 

mercredi 1 avril 2020

Prendre l'air

Le gouvernement nous offre encore une heure de liberté par jour. Il faut donc remplir cette déroutante "attestation de déplacement dérogatoire". Dans toutes les possibilités de sorties, je trouve les déplacements professionnels, les achats alimentaires, les consultations médicales, les aides aux personnes âgées et les enfants, les convocations administratives, les missions d'intérêt général. Je ne coche aucune de ces options sauf pour les ressources alimentaires une fois par semaine. Par contre, je me permets avec un sentiment un peu coupable ce "déplacement bref, dans la limite d'une heure quotidienne et dans un rayon d'un kilomètre autour du domicile, lié à l'activité physique". Je choisis le créneau de 13h pour éviter le maximum de rencontres, de promeneurs qui auraient la même idée que moi. Ce virus rend éminemment méfiant. Je sors dans ma petite rue des Cyclamens et je jette un regard sur mon environnement immédiat : personne. J'éprouve un sentiment de voleuse, voleuse de soixante minutes de marche dans mon quartier. Je ressens ce moment comme un cadeau du ciel et je n'ai jamais observé mes chemins de Chantemerle comme jamais. Je préférais, avant la catastrophe, me balader du côté du lac aux paysages magnifiques. Mais, en ce moment, je redécouvre avec une curiosité renouvelée ce parcours chantemerlien. J'atteins la rue Saint-Ombre sans problème, observant le silence de cimetière avec quelques pépiements d'oiseaux, les derniers spécimens d'un abominable massacre de nos chers amis ailés. Dans les jardins déserts, je remarque les pelouses en friche, les potagers sans légumes, les cerisiers en fleurs, des jonquilles solitaires. Un voisin parfois repeint ses volets ou bricole dans son garage. Les hommes confinés semblent avoir besoin d'occuper leurs mains. J'arrive aux abords du Château de Caramagne, une belle bâtisse du XVIIIe, avec ses fresques italiennes représentant la déesse Europe sur son taureau. J'aime vérifier la beauté de ce lieu si romantique avec ses platanes séculaires. Un petit bout d'Italie dans un quartier chambérien. Attention, j'ai déjà consommé mon pourtour d'un kilomètre en longeant le parc au bord de la route. De temps en temps, une voiture passe presque en s'excusant. Je repars vers les cours de tennis, complètement désertés. Plus aucun bruit de balles, de cris. Je longe ensuite un petit chemin qui descend sur un quartier voisin et je me faufile dans un sentier forestier. Ce petit bois survit encore (jusqu'à quand ?). La mairie n'a pas encore eu l'idée d'en faire un terrain constructible. Une aubaine pour ma petite balade. Respirer l'air frais, admirer les arbres qui se mettent au vert et ce silence… Ensuite, je traverse le quartier du bas et je ne croise quasiment personne, à part une jeune joggeuse et un couple de retraités. Je suis étonnée de ne voir aucun enfant, ni aucun adolescent dans la rue comme au début du confinement. En marchant une heure, je sens mon corps s'assouplir, se détendre. Je regarde aussi toutes les montagnes environnantes : la Croix de Nivolet, la Chartreuse, Belledonne, la Dent du Chat. Quel panorama consolateur ! Il me manque l'océan et c'est l'unique reproche que je ferai à la Savoie… En ces temps de confinement, je m'octroie cette heure baladeuse légère dans cette ambiance lourde et ténébreuse de la vie sous cloche que nous menons tous…