vendredi 29 décembre 2023

"Un chien à ma table", Claudie Hunzinger

Claudie Hunzinger, à la réputation quelque peu rebelle, plasticienne et écrivaine, a obtenu le Prix Femina en 2022 pour "Un chien à ma table". J'ai choisi ce titre pour l'Atelier Littérature de janvier qui évoquera nos amis les bêtes dans les romans. Les deux personnages "humains" de cette histoire fortement autobiographique se nomment Sophie, romancière, et Grieg, son compagnon de toujours. Ils vivent isolés dans une vieille ferme des Vosges, "Les Bois Bannis". Sophie sent la vieillesse attaquer son corps mais elle ne veut pas renoncer à ses marches quotidiennes dans la forêt pour éradiquer ses douleurs physiques. Son drôle de compagnon dort le jour et lit la nuit. Il aime passionnément la littérature et ne supporte plus la société. Un jour, une chienne errante bouscule leur quotidien en faisant une irruption intempestive. Son pelage est "mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses et trempé". L'animal est blessé et a dû subir des violences de son maître. Une relation merveilleuse s'installe entre l'animal et la narratrice comme une aube nouvelle. L'une veille sur l'autre tout en parcourant la nature environnante : "Si on m'avait fait passer devant des rayons X (...), on y aurait peut-être vu un être composite avec une truffe de chien, des cheveux de ronces, des yeux de mûres écrabouillées, des joues faites de lichens, une voix d'oiseau et à l'intérieur ? Oh ! A l'intérieur ! Une myriade d'existences". La petite chienne est baptisée "Yes", celle qui dit oui à la vie. Ses nouveaux "parents", et non des maîtres, adorent cette chienne remplie "d'une tendre humanité". Mais, Sophie ne cesse d'évoquer l'atmosphère inquiétante des espèces menacées, des forêts dénaturées, d'une planète bien mal en point. Le monde social semble aussi un danger surtout pour Grieg, un homme effrayé se réfugiant dans les livres comme dans une forteresse de papier. La narratrice pose aussi la question de la survie des livres, des librairies, des bibliothèques. Les deux protagonistes octogénaires vivent en huis clos dans cette ferme mais ce lieu unique devient le monde tant ils observent avec un bonheur juvénile la nature, les plantes, les champignons, les animaux, le ciel et les nuages. Sophie dresse un bilan de sa vie,  se souvient de sa jeunesse, regarde avec passion la vie autour d'elle, arpente son territoire avec fierté. Elle analyse son couple avec tendresse : "D'étranges vieillards abritant un enfant. Des vioques. J'aime beaucoup ce mot, vioque, il dit l'effarement insoluble de l'enfant qu'on est resté". Un roman revigorant, éco-poétique, Ce livre sent la forêt des Vosges, fait entendre les chants des oiseaux et les jappements de la petite chienne. Un ode à la vie et à l'amour. 

mercredi 27 décembre 2023

"Le nœud de vipères", François Mauriac

J'aime énormément la littérature française du XXe siècle. Je pense souvent à nos grands ancêtres des Lettres qui ont consacré leurs heures à écrire, à imaginer, à créer des mondes romanesques. Cette année, j'ai redécouvert avec délectation notre grande Colette au style génial. Récemment, j'ai ouvert un roman de François Mauriac, "Le nœud de vipères", publié en 1932. J'avais envie de me plonger dans une ambiance d'Aquitaine, ma région d'origine. Ce roman singulier évoque la confession épistolaire de Louis, un ancien avocat de 68 ans. Ce patriarche se sent détesté par sa femme et par ses enfants qui rodent autour de lui pour s'approprier sa fortune. Il veut se venger des siens en les déshéritant. Ce texte testamentaire raconte l'imbroglio des relations familiales qui ne sont pas de tout repos. Le narrateur établit un bilan négatif de tout en entourage. Il détestait sa mère car elle l'aimait trop. Sa femme avait un premier amour dont il sera jaloux toute sa vie. Il est déçu par son fils, Hubert, et par sa fille, Geneviève. Il cherche une solution pour son héritage et il avoue qu'un fils "illégitime", Robert, vivant à Paris, pourrait recevoir sa fortune au détriment de sa famille. Mais, ce jeune homme craintif divulgue le secret de son père à Hubert. Qui est donc Louis, cet homme torturé, méfiant, avare et malheureux ? Souffre-t-il d'une dépression grave pour réagir de cette façon ? François Mauriac écrit en parlant de son personnage : "Non, ce n'était pas l'argent que cet avare chérissait, ce n'était pas la vengeance que ce furieux avait faim. L'objet véritable de son amour, vous le connaîtrez si vous avez la force et le courage d'entendre cet homme jusqu'au dernier aveu que la mort interrompt". Alors que Louis songeait à sa mort, il perd sa femme. Ce deuil brutal transforme Louis. Le narrateur avoue son malaise ainsi : "Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères : étouffé sous elles, saturé de venin, il continue de battre au-dessous du grouillement. Ce nœud de vipères qu'il est impossible de dénouer, qu'il faudrait trancher d'un coup de couteau".  Pourtant, Louis arrivera à trancher ce nœud, à la fin de sa vie. Ce roman n'a pas pris une ride et je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt. Les thèmes abordés par François Mauriac dans ce texte appartiennent à sa matrice littéraire : l'argent au cœur d'une famille, les relations du couple, la filiation, la religion catholique si prégnante à cette époque. Et le style, quel style ! J'ai revu un extrait sur François Mauriac qui citait ses deux écrivains préférés : Balzac et Proust, une indéniable influence heureuse. 

mardi 26 décembre 2023

"Les Prodiges de la vie", Stefan Zweig

 Dans l'Atelier Littérature de décembre, j'avais intégré dans ma liste une nouvelle de Stefan Zweig, "Les Prodiges de la vie", publié pour la première fois en 1904 et traduite en français en 1990. L'écrivain autrichien a écrit ce texte court d'une centaine de pages à l'âge de 23 ans et cette précocité exceptionnelle préfigure une œuvre dense et profonde. L'histoire se passe à Anvers en 1566. Un homme riche et pieux veut offrir un tableau à son église pour la récompenser d'un miracle concernant sa mère. Il demande à un vieux peintre de réaliser la Vierge Marie. Celui-ci trouve son modèle par hasard quand une jeune fille apparaît sur un balcon. Un gérant de taverne, ex-soldat, l'a adoptée lors d'une campagne. Toute sa famille est morte dans un pogrom. Farouche et méfiante, elle travaille dans la taverne de son père. Le peintre lui propose de l'argent pour qu'elle pose tous les après-midis. Elle accepte ce projet avec une grande réticence. Malgré toutes les poses que son modèle exécute avec modestie, il ne parvient pas à la représenter seule dans le tableau et lui vient l'idée de la peindre en Vierge à l'Enfant.  Le peintre lui confie un bébé pour les besoins du tableau. Apeurée par cette présence charnelle (le bébé est nu), elle finit par s'attacher à cet enfant d'un amour maternel. Le peintre devinant sa religion juive essaie de la convertir au catholicisme mais il renonce et l'accepte comme elle est. Le contact physique avec ce bébé développe en elle des sensations inconnues d'affection mais, un jour, le bébé a disparu car le peintre a terminé son œuvre. La peinture est installée dans l'église et la jeune fille se rend souvent devant l'image de cet enfant qu'elle chérit. Elle contemple cette peinture pour revivre cet amour maternel. Le pays est troublée par des émeutes dans la ville et la pauvre jeune fille se retrouve mêlée à cette tragédie en perdant la vie. Stefan Zweig évoque dans ce court récit plusieurs thèmes : la religion, l'art, l'amour et la violence historique. La jeune fille découvre sa féminité à travers l'enfant et elle s'ouvre à la vie même devant le tableau dans l'église, une sorte de transcendance pour elle. La tragédie de l'Histoire veut qu'elle meure pour protéger la toile d'une foule protestante désireuse de détruire les images et les symboles du catholicisme. Cette nouvelle, pétrie de spiritualité, montre les ravages du fanatisme religieux et résonne fort de nos jours. A découvrir. 

vendredi 22 décembre 2023

"Les Insolents", Ann Scott

 Par curiosité, j'ai lu récemment un des prix littéraires de la rentrée, le prix Renaudot, "Les Insolents" d'Ann Scott. D'habitude, je ne mentionne pas les flops, les coups de griffe, les échecs de lecture. Je me suis vraiment forcée à lire ce roman ultra contemporain d'un vide abyssal. Ann Scott a même été invitée à la Grande Librairie ! Elle se définit comme une autrice "punk" pour marquer sa différence existentielle. L'histoire est toute simplette : Alex, le personnage principal, écrit son journal intime. Compositrice de musique de films (c'est courant comme métier...), elle peut travailler n'importe où. A 45 ans, elle décide de tourner le dos à la capitale. Cette femme s'exile donc... en Bretagne, dans le Finistère ! Pour une citadine pur sucre, la région bretonne ressemble à une contrée exotique à des milliers de kilomètres de Paris. Elle quitte aussi ses deux meilleurs amis, Margot et Jacques. Alex loue une maison assez isolée et raconte son déménagement. Elle précise qu'elle ne dispose pas de voiture et utilise les taxis pour faire ses courses. Evidemment, cette écrivaine évoque les paysages, la plage proche, sa solitude et ses désillusions. Mais, elle n'évite pas de mentionner qu'elle use de la drogue pour se détendre comme si c'était une norme sociale, usage courant et familier. Bisexuelle, elle raconte ses amours entre une femme et un ami. Plus j'avançais dans le texte, plus j'étais dépitée par la minceur de l'histoire et surtout par le style d'une platitude banale avec un vocabulaire très amaigri et parfois vulgaire. Ann Scott comme sa consœur, Virginie Despentes, représente les tendances rebelles "punk". Je ne relate pas les suicides, les traumatismes que la narratrice évoque dans ce roman soi-disant "magnifique" pour certains critiques. Mon verdict est sans appel : sans intérêt et pourtant, le sujet ouvrait des perspectives sympathiques sur un retour vers une vie plus naturelle en bord de mer. Le conformisme social aujourd'hui se niche dans ces romans sans profondeur et sans aucun humour distancié (Elle devrait lire Kundera !) et surtout sans style. Si tous ces récits insignifiants à mes yeux envahissent de plus en plus nos librairies, je reprendrai avec bonheur tous les classiques du XXe, de Yourcenar à Julien Gracq, de Malraux à Mauriac, de Colette à Proust, toute la littérature française sans oublier les littératures étrangères. Je constate avec une certaine ironie le gouffre "générationnel" qui me sépare de ces écrivaines de moins de 50 ans ! 

jeudi 21 décembre 2023

Atelier Littérature, 4

Régine a présenté le roman de Gaëlle Josse, "Les Heures silencieuses", publié en 2012 dans la collection J'ai Lu. A Delft, en 1667, Magdalena se confie à son journal intime. Elle aurait préféré s'embarquer sur les bateaux de son père, administrateur de la Compagnie des Indes orientales. Mais, à cette époque, les femmes devaient se sacrifier pour leur famille. Elle évoque son enfance, sa vie d'épouse et de mère. Au fil des mots, elle va avouer un lourd secret. Inspiré par un tableau d'Emmanuel De Witte, Régine a beaucoup aimé ce roman lumineux et mélancolique. La vision de cette femme dans la peinture a aussi bien inspiré Gaëlle Josse à la plume et aux sentiments d'une délicatesse toute poétique. Geneviève a choisi le roman biographique de Catherine Cusset, "La vie de David Hockney", publié chez Gallimard en Folio. Pour lire cet ouvrage, il vaut mieux connaître l'œuvre picturale de cet artiste anglais, né en 1937. L'écrivaine nous relate son enfance, sa famille, ses proches. Homosexuel, il a vécu les ravages du Sida en Californie dans les années 80. Il a peint son compagnon, Peter, sur ses toiles. Eclectique dans son art, ses créations vont des tableaux classiques au photo-montage en passant par des décors d'opéra. Catherine Cusset raconte "la puissance salvatrice de la création et dresse un portrait haut en couleur du peintre anglais vivant le plus connu". Odile a "courageusement" lu le roman philosophique d'Honoré de Balzac, "Le chef d'œuvre inconnu", publié en Folio. Ce texte complexe présente un peintre, Maître Frenhofer, qui cherche à dépasser la peinture, plus forte que la réalité. Deux personnages interviennent dans ce roman : le jeune Nicolas Poussin et Porbus. Odile s'est souvenue d'avoir vu la nouvelle de Balzac, adaptée au cinéma par Jacques Rivette en 1991, "La belle Noiseuse". Notre lectrice motivée a lu cette nouvelle par deux fois pour mieux la comprendre. Geneviève a présenté "Les Bourgeois de Calais" de Michel Bernard. Notaire et maire de Calais, Omer Dewavrin confie une commande à Rodin pour réaliser un monument en hommage à six figures légendaires de la Guerre de Cent Ans. Grâce à l'obstination de cet édile du Nord, la sculpture n'aurait jamais vu le jour. Malgré les barrages et les controverses politiques, Rodin impose son art torturé et bouleversant de vie. L'atelier Littérature de janvier aura lieu le 18 janvier avec un sujet que je n'avais jamais choisi : la place des animaux familiers dans la littérature avec Colette, Jean Giono, Virginia Woolf, Pascal Quignard, Claudie Hunzinger,  Eri de Lucca, Paolo Cognetti, Sylvie Germain ! 

mardi 19 décembre 2023

Atelier Littérature, 3

 J'avais proposé une liste sur l'art et la littérature pour l'atelier Littérature de décembre. Ce thème transversal me semble bien pratique pour un choix éclectique et parfois déroutant. La plupart des titres a été choisie sauf une biographie sur Picasso en particulier. Odile a présenté le récit de Jean-Paul Kauffmann, "La lutte avec l'ange", publié en Folio en 2002. Si vous allez à Paris dans les semaines qui viennent, allez visiter l'église Saint-Sulpice. Cet édifice catholique du 6e arrondissement abrite une peinture énigmatique, celle de Delacroix, "La lutte avec l'ange". Jean-Paul Kauffmann raconte, avec son talent d'écrivain-enquêteur, la naissance de cette œuvre unique et magnifique. Delacroix se transforme en héros de l'art et il a consacré douze ans de sa vie pour réaliser ce tableau. Le narrateur traque les traces du peintre à Dieppe, dans un château du Quercy, dans un village de l'Argonne et même devant un immense chêne de la forêt de Sénart. Les rencontres de l'auteur avec des personnages constituent la dynamique de l'essai biographique : un critique d'art, une conférencière du Louvre, un sacristain, un peintre oublié. La peinture de Delacroix symbolise la lutte du Bien et du Mal : "Tout homme lutte fatalement un jour avec l'Ange". Odile qui aime beaucoup l'Histoire (ancienne professeur de cette matière) a beaucoup apprécié la "méthode" originale de Jean-Paul Kauffmann à la recherche de la vérité sur un peintre emblématique du XIXe siècle. Danièle a choisi le roman biographique de Françoise Cloarec, "L'Indolente : le mystère Marthe Bonnard". Qui est vraiment Marthe, la compagne de Pierre Bonnard, ce peintre lumineux, intimiste, appartenant au mouvement des Nabis. Il a peint Marthe toute sa vie entre 1893 et 1942 et pourtant, elle reste mystérieuse. Leur couple fusionnel a pris naissance dans une rencontre coup de foudre. Marthe de Méligny, vendeuse dans une boutique de fleurs, avait 16 ans à peine. Son modèle devient sa maîtresse et elle lui a avoué qu'elle n'avait pas de famille. Ce mensonge de sa part sera son secret jusqu'à leur mariage en 1925. En fait, elle s'appelait Maria Boursin. L'autrice nous raconte leur vie quotidienne, leurs voyages et leurs relations amicales avec Monet, Vuillard, Signac, Renoir, Matisse. Un roman biographique très agréable à lire et surtout une découverte d'un grand peintre français pour Danièle qui a présenté un livre d'art sur Bonnard. (La suite, demain)

lundi 18 décembre 2023

Atelier Littérature, 2

Janelou a présenté avec une grande conviction un roman de la rentrée, "La fête des mères" de Richard Morgiève, publié chez Joëlle Losfeld. Une histoire de famille à Versailles dans les années 60, un père banquier souvent absent, une mère très "vipère au poing" insupportable, quatre frères problématiques. Dans cette fratrie, un des enfants, Jacques, se rebelle, refuse de faire sa communion solennelle et tombe malade. Pour s'en sortir, il faut garder l'espoir et attendre l'amour qui guérit tout. Quarante ans plus tard, ce narrateur à l'enfance cabossée, raconte cette histoire. Comme le disait Janelou en résumant ce roman formidable à ses yeux, l'écrivain tente de répondre à cette question : "Comment un homme se construit", vaste programme. A découvrir le plus tôt possible sous le sapin de Noël. Régine a beaucoup apprécié un récit autobiographique, "L'empreinte" d'Alexandria Marzano-Lesnevich, publié dans la collection 10/18 en 2019. Etudiante en droit à Harvard, la narratrice s'oppose à la peine de mort. Un jour, elle croise un tueur emprisonné en Louisiane, Rick, condamné à mort et la confession de cet homme ébranle ses convictions. Cette affaire déclenche un choc de mémoire chez elle et en fouillant ses souvenirs enfouis, elle découvre un lien inattendu entre son passé, un secret de famille et une terrible affaire. Elle va enquêter sur les raisons profondes qui ont conduit l'assassin à commettre son crime. Ce récit-enquête journalistique se lit comme un thriller et montre comment la vérité est toujours plus complexe que ce que l'on imagine. Cet ouvrage a obtenu le Grand prix des lectrices Elle et le prix du Livre Inter étranger. Odile a présenté un roman qui l'a émue tellement ce livre a trouvé une résonance personnelle. Il s'agit du "Récit d'un combat" de Luc Lang, publié chez Stock. Ce texte autobiographique initiatique évoque avec talent le phénomène de la transmission. L'auteur est aussi un karatéka et il parcourt les différents âges de sa vie se souvenant de toutes ses chutes et de toutes ses renaissances grâce à sa discipline des arts martiaux. Selon Luc Lang, "tout est un combat" et ce combat périlleux demande des armes, des armes pacifiques que sont la littérature, la discipline, le karaté. Un livre qui a manifestement passionné Odile, amatrice elle-même d'arts martiaux qui a eu la chance de rencontrer Luc Lang lors de la signature de son livre chez Garin. 

vendredi 15 décembre 2023

Atelier Littérature, 1

 Ce jeudi 14 décembre, nous étions une bonne dizaine de lectrices à nous retrouver pour évoquer, en première partie de séance, les coups de cœur du mois. Danièle a démarré avec le récit de Cédric Sapin-Dufour, "Son odeur après la pluie", publié chez Stock. Le narrateur raconte le lien affectif qu'il entretient avec son chien, Ubac, un bouvier bernois. Au gré des treize années qu'ils vont partager, les deux amis n'appartenant pourtant pas à la même espèce, vont former un duo parfait, évident et incompréhensible pour tous ceux et celles qui ne comprennent rien à cet attachement pourtant universel entre un humain et un animal. Un beau livre "positif" à offrir à Noël pour tous les amis des animaux familiers. Annette a choisi, parmi ses nombreuses lectures, un roman de l'écrivaine américain, Ann Patchett, "La maison des Hollandais", publié chez Actes Sud. Danny et Maeve, un frère et une sœur unis par un lien indéfectible, reviennent devant leur ancienne maison et se souviennent de leur enfance, source de leurs malheurs sur cinq décennies. Les moments de vie surgissent dans le désordre et ils sont pétris de nostalgie pour cette maison où ils ont vécu avec une mère disparue, un père déroutant et une belle-mère irascible qui finit par les chasser de chez eux. Cette saga familiale aux multiples rebondissements se lit avec un plaisir certain. Odile a proposé un essai comme coup de cœur, celui d'Amin Maalouf, "Le labyrinthe des égarés : l'Occident et ses adversaires", publié chez Grasset. L'actualité du moment impose une réflexion approfondie sur les causes d'une guerre au cœur de l'Europe, sur les bouleversements planétaires et sur la place de l'Occident dans le monde. L'Académicien se pose la question : "Comment en est-on arrivé là ?". Il remonte aux origines de ce nouvel affrontement entre l'Occident et ses adversaires en retraçant l'itinéraire de quatre nations : le Japon, la Russie, la Chine et l'Amérique. Cet essai est une grande fresque historique à découvrir pour mieux comprendre l'actualité du jour très inquiétante. Odile nous a donné envie de lire cet essai bien écrit et surtout, selon elle, très abordable. Pascale a pris ensuite la parole pour nous parler d'un thème qui lui tient à cœur : les mères toxiques. Elle nous a conseillé la lecture d'un roman documentaire d'Alexandra Lapierre, ''Avec toute ma colère", publié chez Pocket. La mère, Maud Cunard, richissime héritière, mécène internationale, et sa fille, Nancy, muse et amante d'Aragon, s'opposent et ne sont d'accord sur rien, mais semblables en tout. Un duo percutant en duel permanent. (La suite, lundi) 

mardi 12 décembre 2023

"Eugénie Grandet", Honoré de Balzac, 2

L'ignominie du Père Grandet se révèle après la mort de sa femme quand il demande à sa fille de renoncer à l'héritage de sa mère en sa faveur. Cet homme odieux et pitoyable meurt à son tour et avant de disparaître, il contemple son or avec une jouissance ridicule. Eugénie se retrouve orpheline et très riche. Charles, pendant ce temps, a fait fortune aux Indes et a beaucoup changé : "Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha". Il est devenu cynique et ambitieux. Il se marie avec une riche marquise à Paris en oubliant sa promesse de retrouver Eugénie. Quand celle-ci apprend la nouvelle, elle est effondrée. Charles, entretemps, apprend qu'elle a remboursé la dette de son oncle et comprend alors l'étendue de sa fortune. La jeune femme se marie en refusant de "consommer" cette union avec le président du tribunal à Saumur. Elle distribuera sa fortune dans de nombreuses associations caritatives. Balzac a voulu raconter la vie en province, une vie monotone, immobile, sans charme. Pourtant, cet aspect de calme apparent cache des passions violentes : Grandet pour son or, Eugénie pour Charles, Nanon pour son maître, la mère pour sa fille. Les familles gravitant dans le cercle de la famille Grandet, n'ayant que le but de s'accaparer de leur fortune, sont décrites avec un humour ravageur. Honoré de Balzac traquait, dans ses romans, les défauts, la bêtise et les noirceurs des mœurs de son temps en dénonçant l'hypocrisie sociale. Eugénie représente la passion amoureuse pour un homme qui ne la mérite pas : "Enfin, ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance (...) ou l'étoffe de la vie". Sa désillusion va la plonger dans une amertume sans fin. Seule, sa mère l'aimera profondément et leur complicité mère-fille apporte au roman une touche féminine sensible et émouvante. Ce roman a été adapté au cinéma en 2020 par Marc Dugain. Lire Balzac aujourd'hui, c'est se retrouver dans l'univers du XIXe siècle en France mais Grandet représente la rapacité universelle, Eugénie, une femme victime de sa soumission, Charles, le cynisme bien partagé aujourd'hui. Balzac, maître du réalisme social, a donné naissance à Flaubert, Zola, Proust, Colette, Mauriac, Martin du Gard, et bien d'autres auteurs qui lui doivent une "fière chandelle" !  

lundi 11 décembre 2023

"Eugénie Grandet", Honoré de Balzac, 1

 Je me remets à lire mes classiques préférés, un retour à ma jeunesse au temps de mes études de lettres. Quand j'étais au collège et au lycée, nos professeurs de français nous donnaient le goût des classiques. Je me souviens encore de mon professeur de français, Monsieur Delmas, qui, pour nous faire aimer Molière (en 6e !), organisait à la fin de ses cours des scènes de "L'avare" entre élèves. Les Lagarde et Michard, nos bibles de la littérature, nous ouvraient le monde des écrivains du XVIe siècle au XXe. La culture des grands serviteurs de la langue française était à la portée de tous les élèves dans les années 60. C'était le "bon temps" et beaucoup d'enfants de toutes les classes sociales partageaient cet idéal de l'excellence littéraire. Je pense aussi aux récitations hebdomadaires que l'on apprenait par cœur : Victor Hugo, Lamartine, La Fontaine, Verlaine, Rimbaud, Francis Jammes et tant d'autres poètes moins célèbres. J'endosse le rôle de dame Nostalgie en pensant à notre éducation nationale d'antan... Toute cette passion que je ressens pour la littérature est née dans ma classe de 6e avec ce professeur de français. Honoré de Balzac fut mon "idole" à partir de la classe de seconde et j'ai lu certainement tous ces romans les plus emblématiques. Depuis deux ans, je me remets à le relire et j'ai redécouvert "Eugénie Grandet". Quel roman incroyable ! Paru en 1834, le père Grandet, ancien tonnelier a fait fortune en fructifiant son patrimoine de façon peu orthodoxe. Il possède surtout un défaut majeur : c'est un avare d'une avarice abyssale. Plus il devient riche, plus il est parcimonieux. Sa famille et sa servante font les frais de cette situation : cet homme vénal compte tout, du morceau de sucre à la portion de viande. Sa fille Eugénie est courtisée par des clans de la ville pour profiter de la fortune de Grandet. Innocente et naïve, la jeune fille obéit à son père sans se révolter. Un neveu de Paris, Charles, va bousculer la vie morne de la famille Grandet. Eugénie tombe folle amoureuse de ce cousin raffiné. Le père de Charles est ruiné et il se suicide, laissant son fils avec une dette colossale. Les deux jeunes gens vont s'apprécier et se promettre un amour éternel. Eugénie offre même son trésor de pièces d'or pour permettre à Charles de partir à l'étranger pour s'enrichir. Quand Grandet découvre le don de sa fille, il se met dans une rage folle et la punit en l'enfermant dans sa chambre. Sa femme tombe gravement malade après cet incident. Après d'autres péripéties sur les finances de Grandet, son père finit par pardonner sa fille. (La suite, demain)

jeudi 7 décembre 2023

"Tes pas dans l'escalier", Antonio Munoz Molina

 Antonio Munoz Molina a reçu le prix Médicis étranger en 2020 pour "Un promeneur solitaire dans la foule". Ecrivain espagnol très connu dans son pays et ailleurs, il vient de publier un roman étrange, fascinant, "Tes pas dans l'escalier", au Seuil. L'histoire se déroule dans la magnifique ville de Lisbonne et la ville joue un rôle magique dans ce texte déroutant. Un homme attend sa compagne qui doit le rejoindre au Portugal. Le couple a vécu à New York pendant quelques années. Lui a quitté le monde des affaires, licencié par ses patrons - des "gangsters corporatifs" - et elle, voyage beaucoup de colloque et colloque car c'est une grande spécialiste des neurosciences où elle étudie le phénomène de la peur chez les rats. Ils ont acheté un appartement dans un quartier populaire et leur nid surplombe le majestueux Tage. La maniaquerie du mari se manifeste dans la décoration de l'appartement où il recrée le même aménagement qu'à New York : de la cafetière au bureau, de la chambre à la terrasse. Il contrôle tous les objets pour que sa femme, Cécilia, retrouve à Lisbonne le même cadre qu'à New York. Ce mimétisme voulu par le narrateur commence à inquiéter tout de même son entourage. Il pense au moindre détail, s'imagine vivre dans une ambiance calme et tranquille. Il remarque le bruit des avions passant au dessus de leur quartier et cette contrariété le panique. Il évoque aussi la fin du monde, une menace sourde qui habite son esprit. Il recrute un autoentrepreneur un peu bizarre pour les travaux et cet homme ne se conduit pas toujours comme prévu. Heureusement, sa chienne Luria, lui tient compagnie dans cette ville étrangère où il ne connaît personne. Et en plus de son animal familier, il s'adonne à la lecture avec une fébrilité suspecte car les catastrophes climatiques l'intéressent beaucoup. Tout en vivant à Lisbonne, il rêve souvent de sa vie newyorkaise avec sa femme. Un jour, il reçoit un ami américain, Dan. Puis, un autre jour, il rencontre une femme dans une fête lisboète avec laquelle il pourrait entamer une histoire. Mais, ses relations éphémères ne détournent pas son attente de l'être aimé. Va-t-elle le rejoindre à Lisbonne ? Va-t-il entendre "ses pas dans l'escalier" ? Il faut lire ce roman halluciné sur l'amour perdu dans un couple où l'homme aime, nie le réel, et la femme n'aime plus, l'a quitté sans retour. Une histoire universelle que l'écrivain espagnol décrypte avec une maestria psychologique impressionnante. Un roman inquiétant, profond et subtil. J'ai écouté Antonio Munoz Molina sur France Culture et il racontait avec un humour certain le thème d'une certaine folie chez son personnage masculin qui n'accepte pas sa propre réalité comme elle est : la perte de l'amour et l'hostilité du monde. Un grand roman de la rentrée de septembre, passé trop inaperçu.  

mercredi 6 décembre 2023

"Leçons", Ian McEwan, 2

 Roland Baines se pose beaucoup de questions sur les relations amoureuses. Les trois femmes de sa vie l'ont marqué à tout jamais, de sa rencontre sulfureuse avec son professeure de piano abusive et toxique à son mariage raté avec sa première épouse et son dernier amour apaisé avec une amie. D'autres personnages se détachent dans ce roman fleuve : les parents du narrateur, ceux d'Alissa, surtout sa mère, frustrée et perturbée, les compagnons fidèles, les amies de cœur et sa dernière compagne avec laquelle il va enfin trouver un bonheur paisible, mais chez McEwan, le bonheur ne dure pas longtemps et sa deuxième épouse meurt d'un cancer après leur mariage. La vie du narrateur omniprésent se déroule aussi dans un environnement socio-historique et défilent alors le nuage de Tchernobyl, la chute du Mur de Berlin, la vie politique anglaise, Cuba, le Brexit, l'irruption irréversible de l'informatique, et tant d'autres évènements de la Grande Histoire. Roland Baines vit tous ces changements avec une nonchalance distanciée et passive, trait principal de son caractère. Cet antihéros a raté ses études, sa vocation de poète, son mariage, sa vie professionnelle. Heureusement, il a quand même réussi sa relation avec son fils qui rejette sa mère quand celle-ci veut le revoir, vingt ans après son départ en Allemagne. Le monde autour de lui montre souvent une image chaotique, désordonnée, et la vie du narrateur présente les mêmes incohérences et les mêmes malentendus. Comment reprendre sa vie en mains se demande Roland ? Pourquoi ai-je subi ces pertes ? Il cherche des explications en allant revoir sa première femme malade et surtout en retrouvant son initiatrice sexuelle qui l'avait mis sous son emprise. Au fond, Ian McEwan raconte une histoire de vie d'un homme "sans qualités" à la façon de Robert Musil. L'histoire de ce "babyboomer" à l'idéologie progressiste travailliste traverse toutes ces années avec un sentiment d'avoir échappé à de grands drames historiques comme les guerres du XXe. Il se sent un "privilégié" protégé. Le plus dur à vivre pour lui se situe dans le vieillissement de son corps avec ses maladies souvent inévitables. Les leçons que l'on peut tirer de ce roman puissant, profond et tellement humain ne peuvent pas se résumer en quelques mots : chacun fait ce qu'il peut dans un monde complexe. Passé, présent, futur, l'auteur jongle avec ces trois dimensions temporelles sans gêner le fil du récit. A 75 ans, Ian McEwan nous donne surtout une magnifique leçon de littérature ! 

mardi 5 décembre 2023

"Leçons", Ian McEwan, 1

 Dans les nouveautés de la littérature étrangère, j'ai surtout retenu deux titres passionnants, le "Stupeur" de Zeruya Shalev et "Leçons" de Ian McEwan, tous les deux publiés chez Gallimard. Ces deux grands écrivains n'ont obtenu aucun prix automnal mais ils n'ont pas besoin de ces récompenses éphémères pour être lus. Ian McEwan a composé des chefs d'œuvre comme "Expiation", "Samedi", "Sur la plage de Chésil" entre autres dont je garde un souvenir marquant. Les univers romanesques de l'auteur anglais ne décrivent pas un monde de "Bisounours", un monde de bonté et de beauté. Bien au contraire. McEwan a lu Freud et sa conception de la condition humaine s'apparente à celle de notre psychanalyste viennois avec un pessimisme ironique concernant les grands moments historiques comme les vies individuelles. Hasards, malentendus, accidents, rôle de l'inconscient, violence naturelle, un registre bien sombre. Les 650 pages des "Leçons" se lisent comme une saga familiale des années 70 à nos jours : une vie d'homme, celle du personnage principal, Roland Baines. Cet homme "sans qualités" selon l'auteur, influencé par Robert Musil, ressemble à Ian McEwan. Né en 1948, un père militaire, un frère caché, coïncidences troublantes et romanesques. Le roman démarre avec un Roland Baines, âgé de 38 ans. Dans sa jeunesse, il se sentait voué pour la poésie. Quelques poèmes ont été remarqués et publiés dans une revue marginale. Cette vocation littéraire ne se réalise pas au fil des années car Roland Baines choisit la vie au lieu de l'écriture. Il se marie avec une femme remarquable, Alissa, et ils ont un fils, Lawrence. Mais le bonheur familial s'arrête brutalement quand sa femme le quitte sans lui donner des explications. Elle a préféré fuir son foyer pour "partir en littérature" dans son pays natal, l'Allemagne. Un grand voyage existentiel qu'elle va concrétiser en se consacrant uniquement à ses romans qui rencontreront un grand succès auprès d'un public international. La trajectoire de Roland commence mal avec cette rupture. Le narrateur se pose mille questions sur cet abandon et il se souvient d'une relation amoureuse abusive avec sa professeure de piano de dix ans son aînée quand il avait 14 ans. Il lui faudra des années pour comprendre la toxicité de cette rencontre. (La suite, demain)

lundi 4 décembre 2023

"La Danseuse", Patrick Modiano

 Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature en 2014, publie un nouveau texte, "La Danseuse" et je ne manque jamais ce rendez-vous, nimbé de nostalgie. Sa recherche lancinante d'un passé brouillé et lointain constitue la "basse continue" de toute son œuvre entière, plus de 45 titres. Certains critiques semblent las de cette répétition incessante, de ce tempo en sourdine car sa démarche ne révèle pas un renouvellement des thèmes modianesques. Ce roman de 100 pages, 'La Danseuse", représente la quintessence de tous ces textes précédents. Le flou s'installe d'emblée dès la première page : le narrateur se souvient de la danseuse mais il a oublié les autres visages "qui se sont estompés avec le temps". Ce temps, le personnage principal de Patrick Modiano :  "le temps qui a brouillé les visages a aussi gommé les points de repères. Il reste quelques morceaux d'un puzzle, séparés les uns des autres pour toujours". Ce puzzle littéraire concerne une jeune femme qui apprend le métier de la danse à Paris : "La danse est une discipline qui vous permet de survivre", dit son professeur, Boris Kniaseff. Une discipline de fer tout comme l'écriture, semble avouer le narrateur, le double de l'écrivain. La jeune femme se donne corps et âme à la danse tout en élevant son fils seule. Le père de cet enfant a disparu du décor mais on devine vite que c'était un homme peu recommandable. La vérité des personnages nage toujours dans le flou, dans le flottant, dans le cotonneux. Le passé omniprésent et le présent passéiste s'entrechoquent, se mêlent pour former un nuage romanesque sur le couple improbable que forment la danseuse et le narrateur. Un critique du journal le Monde évoque l'effet "sfumato" de la démarche poétique de Patrick Modiano. Pourtant, tel un Petit Poucet, il sème dans son texte quelques détails réalistes : une adresse, des numéros de téléphone, des noms de rues, des restaurants, des personnes réelles. Un personnage équivoque a provoqué les souvenirs du narrateur, un nommé Verzini, qu'il rencontre par hasard dans un coin de Paris, cinquante après l'avoir connu. La danseuse a disparu de son horizon vital mais elle conserve une aura dans son horizon mental. Il ne l'a jamais oubliée ainsi que son petit garçon, Pierre, et cet amour ancien resurgit dans sa mémoire telle la madeleine de Proust. Patrick Modiano fouille sa mémoire fuyante et fugace, tel un archéologue du passé et grâce à l'écriture, il dévoile tout un pan du passé où cette femme l'a enchanté pendant quelques mois, un enchantement qui dure toujours. Modiano ou le magicien des mondes perdus et retrouvés : "Il faut marcher à pas comptés pour déjouer le désordre et les pièges de la mémoire". Ce roman si dense malgré sa minceur a conservé tout le charme nostalgique de l'œuvre modianesque. 

vendredi 1 décembre 2023

"Cézanne, des toits rouges sur la mer bleue", Marie-Hélène Lafon

 Quand un écrivain ou une écrivaine s'empare d'un artiste, d'un peintre, d'un sculpteur, le destin de ces hommes et de ces femmes s'inscrit dans la littérature et ce geste donne à tous les créateurs une dimension mythique. D'un côté leurs tableaux, leurs sculptures, leurs œuvres et de l'autre, des mots pour dire les émotions que l'on éprouve quand on se retrouve dans un musée, devant les chefs d'œuvre. Marie-Hélène Lafon avait déjà écrit sur son "dieu", Gustave Flaubert et ces exercices d'admiration se prolongent avec Paul Cézanne dans ce beau récit, "Cézanne, des toits rouges sur la mer bleue", publié chez Flammarion. Comme dans ses romans, l'écrivaine raconte les effets "Cézanne", une "nécessité" dans sa relation à la vie : "Mon chantier violent était donc un chantier de famille, intestin, carabiné, et la plongée en pays cézannien s'accompagne d'une roborative sensation d'allègement après cette rugueuse remontée aux sources". Pourtant, des grands spécialistes du peintre ont déjà raconté toute la mythologie cézannienne comme Philippe Sollers, Ramuz, Rilke, etc. Ce texte ressemble à des "variations" sur la famille de Cézanne. Comment devient-on ce peintre sublime ? Son ancrage à Aix en Provence révèle son goût de l'enracinement même s'il a vécu à Paris. Le père, Louis-Auguste, banquier, ne comprend pas son fils artiste. Il aimerait tellement qu'il s'intéresse à son monde si pragmatique. La mère, Anne-Elizabeth, aimante et rassurante pour le jeune Paul, une complice indispensable. Les sœurs, Marie et Rose, piliers de la famille. Le terrain familial est un terreau fertile pour Paul Cézanne, fou de dessin et d'art. Des scènes cézaniennes alternent avec des moments biographiques de la narratrice comme cette visite au Louvre devant le tableau des "Sous bois". Elle se saisit des pensées d'un père déçu, d'une mère admirative et des amis du peintre. Un chapitre évoque les paysages de Cézanne et lui-même annonçait à son entourage : "Je vais au paysage tous les jours". Et Cézanne voulait recréer ce qu'il voyait : "Perdre, trouver, chercher, on est à l'épicentre, on cherche la peinture, dans la lumière et dans le vent, dans le chatoiement des choses". Cet essai sur l'art de Cézanne prend des couleurs et de la chair tellement Marie-Hélène Lafon plante son personnage principal dans un décor familial, artistique et géographique d'où émerge un homme ermite voué à sa vocation artistique. Ce texte se lit comme un roman avec la griffe inimitable de l'écrivaine. Un très bon moment de lecture qui donne envie de lire d'autres essais sur Cézanne et des beaux livres sur lui.