jeudi 29 avril 2021

"La vie des morts"

 Jean-Marie Laclavetine a reçu le Prix Marguerite Duras pour son beau et émouvant récit, "Une amie de la famille", publié chez Gallimard en 2019. Il évoquait la noyade tragique de sa sœur Annie à l'âge de vingt ans dans un des lieux les plus dangereux de la Côte basque, la Chambre d'amour, près du phare de Biarritz, quand les mauvaises vagues emportent les promeneurs imprudents, arpentant les rochers qui parsèment le bord de l'océan. Pendant cinquante ans, la famille de l'écrivain a vécu sous une chappe de silence tellement la disparition de la jeune fille avait traumatisé ses proches et ses amis. J'avais parler de ce récit autobiographique quand j'ai découvert ce témoignage poignant, écrit avec pudeur et sobriété. Ce texte a provoqué une avalanche de réactions des amis proches d'Annie et Jean-Marie Laclavetine compose une lettre d'amour familial, adressée à sa sœur dans "La vie des morts", publié chez Gallimard : "Tu as coupé à un nombre conséquent d'enterrements, petite veinarde. Tu as échappé à tous ces coups qui un par un nous assomment et nous laissent comme des boxeurs groggy dans l'attente du gong final, tu as échappé aux plaintes et aux gémissements, partie avec sagesse et un brin de désinvolture dans la plaine force de tes vingt ans, nous laissant au tracas des deuils, des héritages, de l'absence, des tristes lendemains". Son récit démarre sur un hommage à la littérature car Annie est devenue, grâce à ce frère écrivain, une héroïne vivante, solaire, complexe entre son désir d'émancipation et sa peur d'oser vivre pleinement sa vie. Sa courte vie s'inscrit, dorénavant, dans la mémoire de la grande famille des lecteurs et des lectrices. Cet amour des mots se faufile avec justesse et avec élégance dans toutes les lignes du récit : "Voilà ce qui rend la littérature supérieure à la vie ordinaire : elle offre des territoires sauvages, inviolés, où l'on se promène dans une solitude enivrante ; mais on y est relié à l'humanité entière, tout peut y être partagé, la solitude y est peuplée, traversée par d'innombrables ruisseaux de vie, ce voyage est sans fin". Le narrateur lui confie toutes les réactions d'anciens amis d'Annie. Il convoque sa meilleure amie, son amoureux, ses parents et décrit ce séisme qu'a provoqué son accident mortel. Un surfeur avait ramené la jeune fille sur la plage mais elle décédait dans l'ambulance d'un arrêt cardiaque. L'écrivain retrouve ce jeune homme qui toute sa vie ressentira le remords de ne pas l'avoir sauvée. De nombreux lecteurs anonymes ont réagi en lisant "L'amie de la famille", en envoyant des lettres pour parler d'eux, de leurs souvenirs de deuil, de leurs pertes d'enfant ou de parents proches. Il évoque aussi ses amis disparus trop tôt, ses collègues chez Gallimard dont le merveilleux Roger Grenier, palois de naissance et écrivain digne d'un Anton Tchekhov. "Les jours filent, Annie. Je les regarde bondir comme un torrent de plus en plus sauvage, contrairement à l'idée qu'on se fait de l'âge, souvent présenté comme un fleuve plus serein, censé nous donner patience et sagesse et nous emmener avec la lenteur qui convient vers la froide demeure". Ce beau texte de gratitude, ce puzzle d'amitiés, d'amours, d'hommages plaident pour une réconciliation entre les vivants et les morts. Des retrouvailles parfois éprouvantes de tristesse et de regrets mais sans eux, tous nos chers disparus, que serions-nous vraiment ? Nous ne serions pas là tout simplement. Un texte élégiaque, empathique, à découvrir sans appréhension, ni effroi.