jeudi 14 décembre 2017

"L'ordre du jour"

Eric Vuillard a obtenu le prix Goncourt 2017 à la surprise des médias car il n'était pas le favori... Mais, je comprends le jury pour deux raisons évidentes : l'Histoire et le Style. On ne parle pas assez de cet élément essentiel, primordial, capital dans une œuvre littéraire : le don de la langue. L'auteur de "l'ordre du jour" écrit une histoire dans l'Histoire en apportant un soin unique et rare de nos jours : les mots, ses mots. Le roman démarre ainsi : "Le soleil est un astre froid. Son cœur, des épines des glaces. Sa lumière sans pardon". Le décor posé, il évoque un événement anodin, daté du 20 février 1937,  qui va se dérouler dans l'indifférence des "gens ordinaires" : "Pourtant, la plupart passèrent leur matinée, plongés dans ce grand mensonge décent du travail, avec ces petits gestes où se concentre une vérité muette, convenable, et où toute l'épopée de notre existence se résume en une pantomime diligente". Ce jour fatal de février, vingt-quatre "messieurs" allemands d'influence se réunissent, car ils sont convoqués par le Président du Reichstag, Goering. Le nouveau chancelier, Hitler, fait son apparition et demande l'appui financier de tous ces industriels, fascinés par le programme politique des nazis : éloigner la menace communiste, éliminer les syndicats, imposer la force. Après cette rencontre qui scelle l'alliance mortifère des nazis avec les puissants de l'économie allemande, le texte bascule sur un deuxième événement majeur et prémonitoire : l'annexion de l'Autriche dans le Reich. Le chancelier autrichien Schuschnigg est convoqué par Hitler pour préparer son pays à l'inéluctable. Le projet d'Eric Vuillard réside dans cette description au scalpel de la lâcheté humaine à travers des personnages historiques d'une faiblesse certaine ou d'une férocité totale. Il active un zoom sur ces moments cruciaux où l'Histoire bascule dans le tragique, dans la violence et dans l'injustice. Il n'a aucun besoin de personnage central, de récit linéaire et pourtant, ce texte se lit comme un roman. A l'origine du livre, l'auteur raconte dans Télérama : "un sujet qui m'intéresse, sur lequel j'ai lu des tas d'ouvrages depuis des années, et tout à coup survient un embryon d'idée, à quoi s'ajoute cette brûlure intime qui fait que j'ai envie d'écrire, de m'y mettre". Ce roman dénonce le pouvoir des Puissants et l'écrasement des Faibles et dans une phrase fulgurante, Eric Vuillard écrit : "Les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas". Un Prix Goncourt audacieux et mérité.