mercredi 27 juillet 2022

"L'Autre Femme"

J'aime garder un contact régulier avec ma destination préférée : l'Italie. Un lien privilégié m'est offert grâce à la littérature et je lis souvent des romans de ce si beau pays, patiné par le temps et embelli par l'art.  Cristina Comencini, la fille du célèbre cinéaste, elle-même scénariste et réalisatrice, écrit souvent de bons romans et son dernier paru cette année porte un titre intéressant, "L'Autre Femme". La narratrice s'appelle Elena, une jeune femme de 25 ans. Elle est tombée amoureuse de son ancien professeur, d'une trentaine d'années de plus qu'elle. La différence d'âge ne lui pose aucun problème. Son amant, Pietro, a quitté son épouse, ses trois enfants et ressent une folle envie d'arrêter la fuite du temps. Une histoire somme toute assez banale sur le plan romanesque. Pourquoi lire une histoire aussi basique peut-elle encore intéresser ? L'écrivaine italienne utilise les réseaux sociaux pour mettre du piment dans ce couple asymétrique. Le trio épouse-mari-nouvelle compagne vole en éclats quand Elena entretient une relation amicale via Facebook avec "l'Autre Femme", l'ancienne femme de Pietro qui a pris une fausse identité pour dialoguer avec "l'usurpatrice", selon son analyse. Dans ce dialogue surréaliste, Elena comprend enfin qu'il n'est pas facile d'assumer le passé familial de son compagnon. Le doute commence à percer et l'ancienne épouse, blessée par l'échec de son couple, sape à petits bruits la confiance d'Elena envers Pietro. Le point de vue change au fil du récit, car les deux voix se mêlent à d'autres personnalités proches : un fils cadet du même âge qu'Elena, une amie du vieux couple, entremetteuse entre les deux femmes, l'ancienne et la nouvelle. L'écrivaine italienne interroge la notion de couple dans une perspective contemporaine. Comment retrouver sa jeunesse avec une partenaire d'une autre génération ? La différence d'âge est-elle un atout ou une entrave ? Le poids du passé peut-il représenter une menace ? Toutes ces questions traversent les monologues de l'ouvrage. Le féminisme est passé par là et influence en sourdine les comportements féminins. Ce roman se lit avec plaisir comme on déguste un spritz sur une terrasse en Italie. Frais, gouleyant et délicieusement italien... 

lundi 25 juillet 2022

"Le Dernier Royaume, "Les Ombres errantes", 1

Depuis quelque temps, j'éprouve le besoin de "relire" tous les livres que j'ai aimés tout au long de mon existence. Evidemment, je crains de ne pas réaliser ce projet irrationnel car je ne dispose pas, hélas, de plusieurs vies et par conséquent, je dois m'organiser pour relire de façon raisonnable le plus grand nombre de ces romans, lus une seule fois méritant amplement une redécouverte salutaire. Il existe un écrivain qui possède cette capacité d'émerveillement car plus on le lit, plus on le comprend. Et quand on reprend un texte, tout s'éclaire différemment. Je parle de "mon" Pascal Quignard et de son "Dernier Royaume". Si je conserve ses œuvres dans ma bibliothèque, c'est bien pour le retrouver, le rencontrer, le redécouvrir. Récemment, j'ai donc ouvert le premier volume, "Les Ombres errantes", paru en 2002 chez Grasset. Cet ouvrage a obtenu le prix Goncourt la même année, un choix surprenant loin des habitudes institutionnelles de ce jury primant davantage des romans dits "accessibles" pour le plus grand nombre. Ouvrir un "Quignard" demeure toujours une expérience originale qui peut soit déplaire fortement, soit séduire immédiatement. Ce style de récit hybride mélange tous les genres : du poème au conte philosophique, de l'essai à la fiction. Des références sur les mondes anciens égrènent le texte : auteurs latins et grecs, citations, petits fragments, personnages réels ou fictifs, moments biographiques au détour d'un paragraphe. Ce texte atypique ressemble davantage à un morceau de musique, un ensemble de notes blanches et noires car son titre provient d'une chaconne de Couperin que Pascal Quignard affectionne particulièrement. Ces "ombres errantes", ces mystérieuses "ombres errantes" symbolisent peut-être les disparus, les discrets, les effacés, les perdus, toute une communauté de solitaires lettrés qui se mettent hors de la société normative. Quand j'ai relu ce premier tome, j'avais marqué d'une croix quelques phrases qui m'avaient frappée vingt ans auparavant. Je les soulignerai à nouveau : "Il y a dans le livre une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c'est errer. La lecture est errance". Pascal Quignard "vénère" l'acte de lire et je me reconnais parfois dans cette manie obsessionnelle : "L'attraction qu'exercent sur moi les livres est d'une nature qui restera toute ma vie plus mystérieuse et plus impérieuse qu'elle peut le sembler à d'autres lecteurs". Je me suis donc plongée dans la prose énigmatique, envoûtante et obsédante de cet écrivain majeur. Comme Julien Gracq, il n'a besoin d'aucun prix, ni du Goncourt, ni du Nobel pour être reconnu ! Ce sont ses lecteurs et ses lectrices qui lui accordent un prix mémorable, celui d'un intérêt passionné.  

vendredi 22 juillet 2022

"Eté"

 Pour la rentrée de l'Atelier Littérature en septembre, j'ai choisi le thème de l'été dans les romans, un été normal avec une chaleur "normale". L'été que nous vivons s'avère caniculaire et Il vaut mieux rester à l'ombre dans son salon avec un livre à la main en évitant le jardin ou une terrasse surchauffée. On va bientôt rêver au retour de l'automne et de l'hiver ! Dans ma liste bibliographique, j'ai recommandé le roman d'une écrivaine américaine, Edith Wharton, intitulé tout simplement "Eté". Edith Wharton (1862-1937), est issue d'une vieille famille de la grande bourgeoisie new-yorkaise. Elle s'installe en France en 1906 entre Paris et Hyères. Elle devient célèbre grâce à ses romans, "Chez les heureux du monde" et "Le Temps de l'innocence". Amie d'Henry James, d'André Gide, et de Paul Bourget, elle raconte avec ironie le déclin de l'aristocratie américaine en proie à l'affairisme. Dans ce roman, "Eté", écrit en 1917, l'écrivaine s'éloigne de la haute société pour raconter la vie confinée d'une communauté puritaine de la Nouvelle-Angleterre à North Dormer. La jeune Charity a été recueillie par un couple de notables. Elle se retrouve seule face à son tuteur qu'elle n'aime guère et se résigne à mener une vie morne et sans joie. Pour occuper son temps, Charity prend soin de la bibliothèque du village. Un jeune architecte, Lucius Harney, se présente devant elle pour emprunter un livre sur les maisons anciennes de la région. Cette rencontre va changer sa vie. C'est l'été des promesses amoureuses et la jeune fille s'éprend passionnément de lui. Elle sait la vérité sur ses origines modestes car sa mère, vivant dans la "Montagne", une région très pauvre, l'a abandonnée dès sa naissance. Humiliée par ce passé honteux, elle se met à rêver d'une vie meilleure et libre. Elle accepte de servir de guide à Lucius pour lui montrer les maisons et en découvrant une masure délaissée, ils finissent par devenir amants. Mais, cette idylle estivale ne se termine pas comme prévu. Charity prend conscience qu'il est parfois impossible de lutter contre les préjugés de classe. Son émancipation ne passera pas par Lucius, jeune homme ingrat et hypocrite : "Son cœur était ravagé par la découverte la plus cruelle que la vie nous réserve : le premier être humain venu vers elle à travers le désert de son existence lui avait apporté l'angoisse au lieu de lui apporter la joie". Edith Wharton analyse la complexité féminine et critique la société corsetée par les normes patriarcales. Ce classique venu d'Amérique n'a pas perdu son intérêt presque cent ans après sa publication. C'est le charme des classiques, leur intemporalité... 

mardi 19 juillet 2022

La Grande librairie, la 500e

 J'ai regardé en replay la dernière émission, La Grande Librairie, diffusée en début juillet. Un beau clap de fin pour l'animateur vedette, François Busnel, un passionné de littérature et de cinéma. Il a tenu quatorze ans, à raison d'une fois par semaine en s'imposant la lecture de cinq à dix livres par semaine ! Je suppose qu'il était aidé par des collaborateurs mais on ne peut pas interroger un écrivain si on ne l'a pas lu. On ne peut pas jouer la comédie avec un livre à la main. Je regardais régulièrement, "La Grande Librairie",  un rendez-vous incontournable pour les amoureux et pour les amoureuses des livres et de la littérature. Comme il veut tourner la page (!), François Busnel va toujours produire son émission qui sera animé par un journaliste littéraire, Augustin Trapenard, goguenard, impertinent, très cultivé. Je l'écoute de temps en temps à la radio et ses entretiens méritent bien le détour. Il faut féliciter le service public pour avoir maintenu depuis des décennies une émission culturelle, unique en ce genre et unique au monde. Je suis encore rassurée par le maintien de l'émission, symbole de la vocation littéraire de notre pays. Il avait invité un grand nombre de témoins sur sa saga du mercredi et il a demandé à chacun et à chacune le livre qui a transformé leur vie. Evidemment, je ne vais pas relater tous les coups de cœur égrenés dans la soirée festive, mais j'ai surtout applaudi certains de leur choix. Leila Slimani a retenu Kundera, "L'insoutenable légèreté de l'être", un roman formidable sur l'amour et sur la désillusion. Philippe Besson a évoqué le récit bouleversant d'Hervé Guibert, "Mes parents", un écrivain trop oublié aujourd'hui. Paul Auster a adoré "Vers le phare" de Virginia Woolf, un chef-d'œuvre absolu, un bonheur de lecture. Elisabeth Badinter a choisi "Tanguy" de Michel Del Castillo, choix surprenant mais compréhensible et a aussi ajouté le "Le deuxième sexe" de Simone de Beauvoir. Daniel Pennac était vraiment convaincant avec Pessoa, "Le Livre de l'intranquillité", un récit fleuve sur les perturbations de l'identité. Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, ne m'a pas étonnée quand il a sélectionné "Moby Dick" d'Herman Melville, un immense roman initiatique et allégorique. J'attendais Marcel Proust et il a surgi grâce à Catherine Meurisse, dessinatrice de BD. Et pour clore la séance des coups de cœur, Augustin Trapenard a offert à François Busnel, "Le Carnet d'or" de Doris Lessing, un roman magnifique et d'un féminisme humaniste. une révélation pour beaucoup de femmes dans les années 70. Je l'avais lu à l'époque et cela fait longtemps que je voulais le relire... Il est temps de retrouver cette écrivaine anglaise, Prix Nobel de Littérature en 2007, qui a marqué profondément la littérature anglaise contemporaine. Cette soirée a donné des idées de lecture, passionnantes dans leur ensemble. Rendez-vous le 7 septembre pour découvrir le talent du nouvel animateur et surtout pour se retrouver sur la planète Livres.

vendredi 15 juillet 2022

"La Force des choses", 4

 J'ai donc relu les trois premiers volumes des Mémoires de Simone de Beauvoir depuis l'été dernier avec un recul de quelques décennies (déjà !). Quand j'avais découvert son œuvre autobiographique dans les années 70, je n'avais pas l'esprit critique d'aujourd'hui et surtout l'arrière-plan politique m'échappait quelque peu. Dans ma jeunesse, j'étais attirée par le changement sociétal, le féminisme et la justice sociale. Qui n'a pas vécu ces temps d'ambiance "révolutionnaire" à l'aube de sa vie ? Relire l'écrivaine philosophe m'a permis de revivre un pan entier de la vie intellectuelle française des années 30 à 60. Intellectuelle "sectaire", Simone de Beauvoir éprouve une détestation profonde pour le Général de Gaulle, qu'elle compare à un fasciste ! Elle abhorre la bourgeoisie, la religion, l'hypocrisie, le capitalisme. Elle admire les Fidel Castro et autres dictateurs de gauche sans éprouver le moindre doute. Mais, la personnalité de l'écrivaine ne se résume pas seulement dans ses convictions politiques que l'on qualifierait maintenant de gauche extrême. Elle vit souvent des moments d'émotion, de passion qui brouillent l'image d'une icône emblématique, dévouée aux différentes causes comme la décolonisation, la domination masculine, l'injustice sociale et le racisme. L'adjectif "woke" lui conviendrait à merveille. Elle affirme pourtant dans un aveu rare : "En fait, les hommes se définissaient pour moi par leurs corps, leurs besoins, leur travail ; je ne plaçai aucune forme, ni aucune valeur au-dessus des individus de chair et d'os". Elle éprouve la passion du monde, la beauté des paysages et des villes : "Je m'émouvais autant que dans ma jeunesse d'un coucher de soleil sur les sables de la Loire, d'une falaise rouge ou d'un pommier en fleur". Sa soif de liberté surtout en tant que femme a servi de modèle à des générations comme la mienne. Dans les dernières pages, elle dresse un bilan d'une lucidité toute stoïque en déclarant qu'elle se sent "flouée". Cette confession inhabituelle dans sa bouche la rend plus humaine, plus fragile, plus vulnérable. Le fait de vieillir et de mourir commence à percer son armure de militante théoricienne et elle songe à Sartre : "La seule chose à la fois neuve et importante qui puisse m'arriver, c'est le malheur. Ou je verrai Sartre mort, ou je mourrai avant lui. C'est affreux de ne pas être là pour consoler quelqu'un de la peine qu'on lui fait en le quittant ; c'est affreux qu'il vous abandonne et se taise". Simone de Beauvoir, une femme libre, audacieuse, heureuse a pourtant prononcé ces mots : "J'ai été flouée". Un constat, teinté de tristesse et de mélancolie qui tranche avec son sens du combat politique... Peut-être une femme plus sincère et plus vraie. Il me reste à redécouvrir le dernier volet de ses mémoires, "La Cérémonie des adieux", son dernier chant d'amour pour Sartre. 

jeudi 14 juillet 2022

"La force des choses", 3

 Les "Mémoires" de Simone de Beauvoir composent une fresque hors du commun d'une période historique et politique de la deuxième moitié du XXe siècle, une époque très dense que l'écrivaine décrypte avec ses yeux d'intellectuelle assumée. J'ai évoqué son ancrage actif, sa détermination farouche dans ses choix radicaux, son manque de doute sauf quand Budapest est envahie par les troupes russes. Vie sociale, vie politique, vie intellectuelle, vie intime, la mémoire de l'écrivaine mêle toutes ces facettes pour rendre compte de son présent, un présent qu'elle désire toujours aussi passionnant à vivre. Elle ne connaissait ni l'ennui, ni le repos même si elle sentait les effets des années qui commençaient à "réduire" selon son terme, sa vitalité légendaire. Un des aspects les plus intéressants de "La Force des Choses" se trouve dans ses déplacements très nombreux qu'elle effectue avec Sartre. Comme ils étaient très célèbres, les deux écrivains acceptaient des invitations pour donner des conférences. De Madrid à Lisbonne, de Belgrade à Moscou, de Rio-de-Janeiro à Pékin, en passant par Cuba, elle parcourt le monde avec un appétit jamais rassasié et une curiosité sans cesse renouvelée. Dans ses pérégrinations incessantes, elle n'oublie ni l'Afrique noire, ni le Maghreb. Elle écrit : "J'ai fait de longs voyages pendant lesquels je n'écrivais pas : c'est que mon projet de connaître le monde reste étroitement lié à celui de l'exprimer. Ma curiosité est moins barbare que dans ma jeunesse, mais presque aussi exigeante : on n'a jamais fini d'apprendre parce qu'on n'a jamais fini d'ignorer. (...) Il y a une constante volonté d'enrichir mon savoir". A la fin de la première partie, elle dresse déjà un bilan de sa vie : "Mais, ce qui compte avant tout dans ma vie, c'est que le temps coule ; je vieillis, le monde change, mon rapport avec lui varie ; montrer les transformations, les mûrissements, les irréversibles dégradations des autres et de moi-même, rien ne m'importe davantage". L'écrivaine fait toujours preuve d'une lucidité rare quand elle analyse l'épreuve du temps qui passe. Un lieu semble apaiser le couple et ils s'y rendent régulièrement : Rome, la cité éternelle. Elle consacre de très belles pages sur la ville où elle rencontrait l'élite intellectuelle. Je cite ce passage très éclairant sur leur vie : "Assise auprès de Sartre parmi les ruines du petit théâtre, j'ai retrouvé un instant le goût des bonheurs passés. Peu à peu, Rome m'avait apaisée ; mes rêves, la nuit, étaient calmes. Je me disais, je disais à Sartre : "Si nous devons encore vivre vingt ans, essayons d'y prendre plaisir. Ne peut-on pas rester présent au monde sans s'épuiser en émotions qui ne servent à personne ?" Ces parenthèses sereines montrent une Simone de Beauvoir parfois lasse de son activisme politique épuisant. (La suite, demain)

mercredi 13 juillet 2022

"La Force des choses", 2

 Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre ont donc conclu un pacte d'alliance assez original pour l'époque qui laissait à chacun une "autonomie sexuelle" à condition qu'ils se révèlent ces relations amoureuses ponctuelles. Ils contrevenaient ainsi à la morale bourgeoise traditionnelle qu'ils considéraient comme hypocrite. Le couple s'interdit le sentiment de jalousie et par contre, leur partenaire respectif devait certainement souffrir de ce pacte fondateur dans leur entente secrète. Peut-être, vivaient-t-ils ce mode de vie libertaire avec une certaine insouciance car ils n'ont pas eu d'enfant et ont vécu chacun dans leur appartement. Ils passent malgré tout beaucoup de temps ensemble pour voyager. Sartre rencontre M., avec laquelle il aura une liaison de plusieurs années. Simone de Beauvoir rencontre Nelson Algren, écrivain américain et amoureux fou de cette Française célèbre. Il veut qu'elle quitte Paris pour le rejoindre mais il lui est impossible de quitter Sartre. Leur relation prend fin et Algren se remarie avec son ex-femme ! L'écrivaine fait face, se ressaisit et assume cette rupture. Quelque temps après, elle démarre une relation avec Claude Lanzmann, plus jeune qu'elle : "Nous savions cependant qu'il y avait entre nous dix-sept années de différence : elles ne nous effrayèrent pas. Quant à moi, j'avais besoin de distance pour engager mon cœur car il n'était pas question de doubler mon entente avec Sartre. Algren appartenait à un autre continent, Lanzmann à une autre génération : c'était aussi un dépaysement et qui équilibrait nos rapports".  Le lien avec Sartre était indestructible. Un élément va entrer en compte : la prise de conscience qu'elle "vieillit" alors qu'elle se trouve dans la "cinquantaine". Elle ressent une perte de vitalité pour entreprendre de longues marches dans la nature et voit apparaître des rides sur son visage. Elle écrit : "Signe de vieillesse : l'angoisse de tous les départs, de toutes les séparations. Et la tristesse de tous les souvenirs parce que je les sens condamnés à mort". Des réflexions sur ce sujet rappellent son essai important sur la vieillesse qu'elle écrira plus tard. Dans "La Force des choses", lui vient l'idée d'étudier la condition féminine : "Je regardai et j'eus une révélation : ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie par les mythes forgés par les hommes". Elle mettra deux ans pour écrire "Le deuxième sexe" qui paraîtra en 1949 et qui va changer la condition des femmes. Ses mémoires deviennent vraiment intéressantes quand elle évoque sa vie d'écrivain : ses essais et ses romans, leur matrice, leur écriture, le temps nécessaire et une solitude certaine pour se consacrer à son œuvre. Dans cette période décrite, elle parle de ses romans, "L'Invitée", "Le sang des autres" et les "Mandarins". La vie littéraire française très imbriquée dans celle de Simone de Beauvoir est racontée avec beaucoup de malice et de recul. Une rencontre avec Colette se lit avec intérêt et elle évoque souvent un Albert Camus, fêtard, infidèle et querelleur. Une image loin de celle qu'il diffusait. Leur amitié prendra fin après la publication de son essai en 1951, "Un homme révolté". Simone de Beauvoir revendique le terme d'intellectuelle : "L'écueil sautait aux yeux : nous étions des intellectuels, une espèce à part, (...) mais, après tout, nous étions des êtres humains, juste un peu plus soucieux que d'autres d'habiller notre vie en mots". Elle fait un éloge permanent de la littérature, une obsession quotidienne pour elle : "une passion, disons une manie. Au réveil, une anxiété ou un appétit m'oblige à prendre tout de suite mon stylo". La suite, demain. 

mardi 12 juillet 2022

"La Force des choses", 1

 Comme tous les étés, je reviens souvent vers mes chers classiques, j'ai repris ma Pléiade de Simone de Beauvoir pour relire "La force des choses", le troisième tome de ses mémoires après "Mémoires d'une jeune fille rangée" et "La Force de l'âge". Les sept cents pages couvrent les dix-huit années de sa vie, de 1944 à 1962. Simone de Beauvoir évoque évidemment Jean-Paul Sartre, son influence littéraire et politique sur cette période si clivante en France où la philosophie marxiste régnait en maitre dans les rangs des intellectuels sauf du côté d'Albert Camus et de Raymond Aron. Les écrivains dits "engagés" comme on les définit encore aujourd'hui réagissaient sans cesse sur toutes les crises que le pays traversait, en particulier, la colonisation et la guerre d'Algérie. L'écrivaine consacre de nombreux passages de son livre sur cet événement tragique et fratricide. Elle analyse la situation en soutenant radicalement la rébellion algérienne et ces réflexions politiques montrent une France très clivée.  Il n'est pas toujours facile de la suivre sur ses engagements politiques qui frôlaient un aveuglement politique qu'ils n'ont jamais renié. La revue "Les Temps modernes" a vu le jour pour approfondit toutes les idées sartriennes. Autour du couple, gravitent des personnalités exceptionnelles comme Albert Camus, Merleau-Ponty, Claude Lanzmann, Michel Leiris, Arthur Koestler et tant d'autres intellectuels de l'époque, oubliés aujourd'hui. Ce monde ancien d'une gauche radicale semble bien renaître aujourd'hui comme un éternel retour. Elle déteste De Gaulle et la bourgeoisie, se mettant toujours du côté des vaincus, des "dominés", de la classe ouvrière. Cette fibre marxiste révolutionnaire, sans adhérer au parti communiste, résume son engagement total qui semble bien appartenir à l'Histoire. Ces développements politiques présentent malgré tout un intérêt documentaire évident, en particulier sur la Guerre Froide. Malgré toutes les crises sociales du pays, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre vivent aussi des moments de fête avec leur bande d'amis : "Nous buvions dur à l'époque ; d'abord parce qu'il y avait de l'alcool ; et puis, nous avions besoin de nous défouler ; c'était fête ; une drôle de fête ; proche, affreux, le passé nous hantait ; devant l'avenir, l'espoir et le doute nous divisaient".  Sur sa vie intime, Simone de Beauvoir ne renonce pas à son contrat de vérité : tout dire sur sa vie aussi bien sociale que privée. Et son obsession première demeure sa relation avec Sartre, un couple atypique, libertaire mais d'une solidité de marbre. (la suite, demain)

lundi 11 juillet 2022

Sylvie Germain, victime des réseaux sociaux

 Comment choisit-t-on les sujets du bac de français dans le Ministère de l'Education ? Certainement par un groupe de travail, composé de professeurs de français. Ces enseignants avaient un goût certain pour la littérature contemporaine car ils et elles ont présenté un texte de Sylvie Germain, une écrivaine française singulière. Cette sélection opportune et légitime a provoqué des conséquences inattendues et révélatrices d'une certaine confusion mentale dans une partie de notre public lycéen. Ce texte extrait d'un roman, "Jours de colère" publié en 1989 chez Gallimard avait obtenu le prix Femina. Certains lycéens ont buté sur le vocabulaire trop complexe et sur la trame romanesque trop embrouillée. Ils ont réagi sur leur compte Instagram ou autre en insultant carrément Sylvie Germain. J'imagine l'ébahissement de l'autrice qui reçu une quantité astronomique d'insultes sur les réseaux sociaux à la fin de l'épreuve. Heureusement, la presse écrite et certains médias audiovisuels ont relayé cette lamentable affaire qui, malgré tout, révèle un niveau scolaire insuffisant pour une partie des lycéens. Comment peut-on attaquer, insulter, vilipender un écrivain ? Quelle est cette nouvelle lubie de se plaindre sans cesse quand une difficulté surgit dans leur univers formaté par les nouvelles technologies ? La lecture vit une crise sans précèdent auprès de nos jeunes qui lisent de moins en moins. Evidemment, ces lycéens sont paradoxalement intelligents car ils manient cent fois mieux Twitter et le cyberharcèlement que la beauté de la langue française. Comment ressentir la vibration littéraire ? Sylvie Germain souligne ce symptôme de la pauvreté du vocabulaire (les candidats ne connaissaient pas le sens de "séculaire", de "venelle", par exemple). Elle déclare dans le Figaro : "C'est grave que des élèves qui arrivent vers la fin de leur scolarité puissent montrer autant d'immaturité, et de haine de la langue, de l'effort de réflexion autant que d'imagination, et également si peu de curiosité, d'ouverture d'esprit". Elle ajoute aussi : "Tout écrit un peu élaboré leur est un défi, un outrage". Elle ressent un sentiment de "désolation devant tant d'aveuglement et d'absence de remise en cause". Enseigne-t-on encore la littérature au collège et au lycée ? J'en doute après cet épisode malheureux. Sylvie Germain a reçu aussi beaucoup de soutien et de réconfort de la part de son lectorat, fidèle et passionné. Son œuvre ambitieuse, forte et originale compte une quarantaine de romans et offre un univers étrange, souvent sombre, mêlant Histoire et Fantastique, se référant à la Bible et à l'art. Ces lycéens mal lunés et cultivant l'arrogance de leur inculture ont au moins donné l'occasion de redécouvrir Sylvie Germain qui vient de publier un nouveau roman, "La puissance des ombres" chez Albin Michel. Cet été, lisons un roman de Sylvie Germain comme un geste de réparation et d'hommage à une littérature ambitieuse. 

vendredi 8 juillet 2022

"Indépendance, Terra Alta II"

 J'avais lu l'été dernier "Terra Alta" de Javier Cercas, publié chez Actes Sud. J'avais bien apprécié ce roman policier atypique avec un personnage central, Melchior Marin, fou amoureux d'une bibliothécaire et amateur passionné des "Misérables" de Victor Hugo. Cet homme devenu policier par souci de justice n'a jamais oublié le lâche assassinat de sa mère, une prostituée de Barcelone dont la police n'a jamais retrouvé les meurtriers. Il revient dans ce deuxième volume, "Indépendance" pour mener une enquête concernant la maire de la ville, Virginia Oliver, fondatrice d'un parti conservateur. Cette femme politique puissante est victime d'un chantage à la "sextape". Si elle ne verse pas 300 000 euros, la vidéo pornographique sera diffusée sur les réseaux. S'agit-t-il d'une affaire d'extorsion de fonds ou d'une déstabilisation politique ? Le policier à la réputation irréprochable s'empare du dossier et tente de démêler cette histoire sordide. Javier Cercas s'est interrogé dans ses romans précédents sur le passé de l'Espagne, sur la guerre civile et sur sa période franquiste ("Les soldats de Salamine", "Le monarque des ombres"). Dans la série "Terra Alta", il explore les contradictions de la démocratie surtout en Catalogne.  En 2017, cette région autonome a tenté la sécession séparatiste qui n'a pas abouti, un épisode traumatique pour le pays. L'écrivain plonge son policier dans le milieu politique, issu de la haute bourgeoisie catalane, une caste de privilégiés. Ils sont capables des pires méfaits et l'intrigue policière repose sur trois politiciens qui, dans leur jeunesse dorée, violaient des étudiantes qu'ils droguaient. Un quatrième larron filmait les scènes sexuelles. Argent et corruption, ambition démesurée, cynisme abject, le milieu politique barcelonais repose sur un mensonge honteux. Melchior Marin mène son enquête en solo et parvient à dénouer les liens douteux de la maire avec ses acolytes. Je ne dévoilerai pas les ficelles de l'enquête car ce roman policier se lit d'une traite. La portée politique de cet ouvrage sans concession sur "la trahison des élites" de Barcelone comme d'ailleurs, tire l'alarme sur les dérives de toute société amorale. A la fin du roman,  Melchior apprendra enfin la vérité sur l'assassinat de sa mère. Un très bon policier sociologique sur l'Espagne contemporaine avec ses conflits intérieurs et ses fragilités démocratiques. A lire cet été... 

jeudi 7 juillet 2022

Atelier Philo, bilan de la saison 2021-2022

 Comme je l'ai fait pour l'Atelier Littérature, j'ai ressenti le besoin d'évoquer l'Atelier Philo ou Partage des idées, animé par Agnès, professeur de philosophie à la retraite. Je ne sais pas si ce type d'animation culturelle est courant dans de nombreuses villes de France mais à Chambéry, je me réjouis de pouvoir fréquenter un atelier qui me redonne le goût de la philosophie. Je vis ces moments, deux fois par mois hors des vacances scolaires à la Maison de Quartier du Centre Ville, comme un bain de jouvence. Quand j'étais en Terminale au lycée de Bayonne, j'ai connu le choc "philo". Je n'en revenais pas de découvrir Platon, Aristote, Descartes, Rousseau et tant d'autres cités dans des sujets fascinants comme la vérité, la justice, la raison, les émotions, le langage, les sciences, la démocratie, etc. Je lisais les textes, je me nourrissais de références, je consultais les dictionnaires et à cette époque, les lycéens et les lycéennes ne disposaient pas de Wikipédia ou de google... Je me souviens encore du sujet de la dissertation en 1970 : La pensée et le langage. Je m'étais assez bien débrouillée avec ce thème étudié dans l'année. J'ai donc gardé une curiosité pour la philosophie même si j'ai choisi de suivre la licence de lettres car j'adorais déjà la littérature. La question de suivre une première année de philosophie grâce à l'enseignement à distance s'est posée mais avec mes métiers successifs dans les métier du livre, j'ai abandonné cette idée par paresse intellectuelle. J'ai repris le chemin de la réflexion à l'AQCV dès que j'ai pris ma retraite. J'ai suivi les cours de Daniel, puis d'Agnès qui a pris le relais depuis trois ans. Cette année, elle a abordé l'art, un cycle passionnant et la liberté, un sujet incontournable. Retrouver le groupe deux fois par mois reste pour moi un vrai plaisir. Malgré le port du masque, nous étions très nombreux en septembre (une trentaine) et nous avons terminé la saison aux Charmettes (un lieu philosophique par excellence) en juin (une petite dizaine de présents). J'appartiens à la catégorie des fidèles et je ne m'absente rarement. Je connais l'investissement d'Agnès et c'est une marque de respect d'assister à ces cours que nous commentons à base de questions quand on ne comprend pas un concept. Elle n'évite aucune difficulté et nous apporte une connaissance érudite et parfois ardue. Quand elle parle de Kant, d'Heidegger, d'Hobbes, de Platon et d'autres philosophes, j'ai l'impression de vivre sur une planète "intelligente", cultivée, idéale. Je me vois déambuler avec Socrate dans l'agora d'Athènes et je l'écoute avec une concentration toute admirative mais, soudain, je me souviens que les femmes n'avaient pas accès à cet enseignement ! Heureusement, Agnès accepte les femmes dans son atelier et je remarque que les hommes sont minoritaires. Ah la tête de Platon s'il revenait parmi nous... Pendant l'été, je n'oublie pas la philosophie et je vais relire "Le Banquet" car Agnès va nous présenter à la rentrée le thème universel de l'amour. Tout un programme. 

mercredi 6 juillet 2022

"Les chemins de sable"

 Dans la liste sur les lieux, j'avais choisi un récit de Chantal Thomas, "Les chemins de sable", publié au Seuil en 2006. Ces pages, nées d'une conversation avec Claude Plettner pendant un an, racontent le charme certain de cette écrivaine, élue à l'Académie française en janvier 2022. Cet art du bavardage cultivé s'apparente à la conversation des salons au XVIIIe, siècle que Chantal Thomas apprécie tout particulièrement. Il n'est pas étonnant qu'elle succède à Jean d'Ormesson dont elle a fait un éloge brillant en juin dernier. Ils partagent un talent particulier : la vie leur semble un bonheur continu malgré les épreuves difficiles rencontrées. Leur optimisme vital défie toutes les contrariétés que l'on peut vivre dans une longue existence. Ces entretiens ressemblent à un journal intime où elle récapitule tous les lieux qui l'ont formée. Son attachement au siècle des Lumières l'inspire dans ses romans historiques et sa passion de la liberté reste une de ses obsessions les plus entêtantes :  "un désir de liberté vraie, c'est à dire une liberté pour soi". Dans l'introduction, elle évoque une "phrase-existence" : "Je pense souvent à cette phrase-existence, à ses pauses, ses ralentissements, ses tâtonnements, ses parenthèses, ses emballements à plusieurs voix, ses resserrements en monologues, ses passages par le rêve, ses phases de fatigues, d'appauvrissement,  ses regains de richesse et d'énergie...). Dès le début de l'ouvrage, elle définit une journée idéale : une journée de plage pour une adolescente d'Arcachon, un premier chemin de son enfance océanique. La lecture devient aussi un lieu essentiel, un lieu immatériel mais aussi un lieu de naissance de soi. Elle parle de ses écrivains fétiches comme Michelet, Dostoïevski, Kafka, Thomas Bernhardt. Ces vastes lectures aboutissent à l'acte d'écrire qu'elle analyse ainsi : "Ecrire est du domaine de la folie, une folie la plupart du temps discrète, invisible, mais sur fond de rupture avec l'ensemble des sentiments attendus avec l'appartenance à la communauté".  La "topographie intime" de Chantal Thomas se décline en variations diverses : les cafés, le séminaire de Barthes, les salons du XVIIIe, le bassin d'Arcachon, les jardins, des villes étrangères, les bibliothèques de recherche. Elle termine son récit par Venise, une ville enchantée. Ce récit lumineux démarre un cycle autobiographique qu'elle poursuivra avec "Cafés de la mémoire", "Souvenirs de la marée basse", "Café Vivre", "De sable et de neige" et son dernier "Journal de la nage". Pour compléter la connaissance de cette écrivaine si libre, il faut se rendre sur le site internet de l'Académie française où l'on peut lire avec plaisir son discours sur Jean d'Ormesson et la réponse de Dany Laferrière. 

mardi 5 juillet 2022

"Ton absence n'est que ténèbres"

 Lors de l'atelier de mai, Régine avait évoqué avec enthousiasme le roman de l'écrivain islandais, Jon Kalman Stefansson, "Ton absence n'est que ténèbres", publié chez Grasset en janvier 2022. Odile a aussi écouté cet auteur chez Garin lors d'une rencontre littéraire en mai. Je n'avais jamais lu un de ses romans et j'avoue mon étonnement émerveillé dès que j'ai lu les premières pages. Il est assez rare de se laisser emporter par une bourrasque de mots ou une vague d'émotions. Et pourtant, ce roman ample et vaste m'a submergée et j'ai même regretté d'avoir quitté cette terre, l'Islande, les hommes et les femmes de ce pays si particulier, si singulier. Le narrateur de cette saga souffre d'amnésie. Il n'a plus aucune idée de son identité, de son passé et de son présent. Il va donc entreprendre un retour vers son histoire familiale sur cent vingt ans mais cette traversée pose parfois un problème d'identification des personnages sans le recours à la chronologie traditionnelle. Il ne faut pas oublier l'amnésie du personnage central et la reconstitution qu'il entreprend pour évoquer des personnages inoubliables se nimbe d'un brouillard épais. Le thème des disparus devient le fil conducteur du récit : "Les morts nous suivent toujours. A la fois ténèbres et lumière, consolations et reproches". Pour repérer quelques personnages clés, j'ai retenu le personnage émouvant de Gudridur, une femme quasi analphabète qui écrit un article sur un ver de terre, le lombric. Son destin va changer quand un pasteur découvre son talent scientifique. La voilà promue dans une revue d'intellectuels à la fin du XIXe. Son choix existentiel s'avère poignant. Quitter son mari et ses enfants n'était pas monnaie courante. Dans ce portrait d'une ancêtre, l'écrivain islandais pose le dilemme philosophique du changement : "Il convient de choisir la vie sans jamais la vouvoyer quand elle se manifeste, de la cueillir sans se soucier des conséquences".  Au delà des personnages d'une humanité profonde, les questions existentielles jaillissent dans chaque page. Quelle vie mener ? Comment être heureux ? Qu'est-ce que l'amour ? Faut-il rester en Islande ou partir ailleurs ? L'écrivain répond : "Quelle est la solution, étouffer les voix du cœur dans l'espoir que le monde ne bougera pas d'un pouce ou s'accrocher aux sentiments, leur laisser le pouvoir et faire ainsi de son existence un saut dans le vide ? Ce roman fleuve, ce roman océanique ne se résume pas facilement et il serait vain de ma part d'établir une liste de tous les personnages flamboyants qui choisissent la déraison plutôt que la sagesse. Il faut se jeter dans ce texte sans bouée et sans boussole. Le mot d'ordre de Stefansson : "Ecrivez. Et nous n'oublierons pas. Ecrivez. Et nous se serons pas oubliés. Ecrivez. Parce que la mort n'est qu'un simple synonyme de l'oubli". Lors d'un entretien, l'écrivain islandais précisait son projet littéraire titanesque : "On fait parfois le choix de rester pour éviter le chaos. Mais le chaos se produit lorsque l'on tente de garder le contrôle, de retenir ce qu'il y a de déraisonnable en nous. Nous pensons être des êtres de raison, mais nous ne sommes que des boules de sentiments". 600 pages volcaniques venus d'un pays lui-même volcanique ! A découvrir cet été car ce  texte puzzle d'une architecture novatrice combine le romanesque avec le philosophique, l'histoire islandaise avec l'intime des vies. Une réussite exceptionnelle tout simplement... 

lundi 4 juillet 2022

Atelier Littérature, bilan de la saison 2021-2022

 Enfin, l'atelier littérature s'est déroulé normalement entre septembre et juin : une saison de lectures sans interruption malgré le port du masque pendant quelques séances de septembre à avril. L'atelier réunit souvent de huit à dix lectrices sur les treize inscrites. Pour vivre au mieux un partage égal autour des livres, il ne me semble pas opportun d'agrandir le cercle même si deux nouvelles recrues, Odile et Colette, sont arrivées à la rentrée et ont très bien intégré l'atelier en toute convivialité. Les thèmes choisis dans la saison reflètent un éclectisme voulu : les nouveautés de la rentrée littéraire, le rôle du père, l'hiver, les rapports de la photographie avec la littérature, le temps, la psychanalyse et son influence sur les romans, l'Europe et les femmes écrivains, les ruptures et les lieux. Dans les listes sur ces sujets, je choisis dix livres, en majorité des romans et je me permets parfois d'intégrer des essais. J'ai remarqué que les dix ouvrages sélectionnés ne sont pas tous lus et à partir de la saison prochaine, j'arrêterai mon choix à huit pour permettre des échanges plus collectifs sur les titres en question. Pendant l'été, je peaufine mes listes, un exercice ludique qui me permet de persévérer dans mon identité de libraire-bibliothécaire de 1975 à 2010. 35 ans de vie professionnelle au milieu des livres et des lecteurs-lectrices : des ouvrages par milliers passés dans mes mains, des cartons ouverts avec gourmandise, des surprises et des découvertes littéraires dans cette carrière vouée à la lecture ! Dès que j'ai pris ma retraite en 2010, j'ai démarré cet atelier lectures au sein de la Maison de Quartier du Centre Ville après avoir suivi l'atelier écriture proposé et animé par mon amie Mylène que j'avais rencontrée à la Bibliothèque universitaire de Chambéry. Ecriture et lecture se tiennent bien ensemble : un gout des mots pour vivre mieux. Et pendant des années, ces deux ateliers ont fonctionné en alternance. J'ai poursuivi l'atelier Lectures une fois par mois et à la rentrée dernière, j'ai remplace le mot lectures par Littérature. Mon objectif demeure inchangé depuis l'origine : se rencontrer autour des romans et des essais, partager nos impressions, découvrir des nouvelles voix littéraires, vivre des moments conviviaux, débattre, donner son avis, dire ses enthousiasmes ou ses déceptions.  Et je félicite toutes les lectrices de l'atelier, fidèles, motivées, présentes et amicales. Une nouvelle saison nous attend dès septembre...  

vendredi 1 juillet 2022

Atelier Littérature, 4

 Pascale a choisi "Les lieux de Marguerite Duras", un ouvrage illustré de photos, édité aux Editions de Minuit. Pour lire ce récit-témoignage, il vaut mieux connaître les œuvres principales de l'écrivaine. Dans le dialogue entre Duras et Michelle Porte, l'essentiel de la conversation se résume en une idée centrale qui symbolise la matrice durassienne : l'importance d'un lieu. A la base de son inspiration romanesque, l'Indochine représente son enfance et son adolescence que l'on retrouve dans "Un barrage contre le Pacifique". Dans ces romans, elle décrit toujours une ambiance particulièrement envoûtante d'un lieu comme dans "India Song". Elle ne pouvait écrire que dans sa maison de Neauphle-le-Château ainsi que son appartement de Trouville, face à la mer. Pour faire naître l'écriture, il faut peut-être trouver son nid, un espace pour rêver et imaginer les textes magnifiques intemporels que nous pouvons encore lire aujourd'hui. Danièle a beaucoup aimé "Epuisement d'un lieu parisien" de Georges Perec. En octobre 1974, l'écrivain s'est installé pendant trois jours dans un café de la place Saint-Sulpice à Paris. A différents moments, il a noté tout ce qu'il voyait : les passants, les autobus, les chiens, les voitures, les nuages, les événements ordinaires de la rue. Sa folie douce des listes pour épuiser le Réel définit la démarche de Perec à la recherche d'un lieu stable qu'il n'a jamais connu avec son enfance orpheline de père (mort à la guerre) et de mère (morte dans un camp de concentration). Dans ce texte descriptif, l'auteur dévoile les mille détails d'un lieu précis : des riens insignifiants, des événements mineurs, des mouvements imperceptibles, que personne ne remarque. Des variations quasi musicales : "Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance ; ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages". Georges Perec définissait cette démarche descriptive d'infra-ordinaire, un réel observé avec des yeux neufs, curieux, décalés. Tout un monde nouveau. Pour le dernier ouvrage commenté de la liste,  "Vue sur mer" d'Isée Bernateau, maître de conférences en psychopathologie à Paris, Régine a écrit ce texte  : "Dans cet essai, paru en 2018 aux PUF, elle aborde le thème du lieu, de la maison natale qui est le premier ancrage (qui a vu sur mer/mère). Au travers de la présentation de 5 cas d'adolescents, qu'il s'agisse de celui qui ne se sent de nulle part que celui qui passe d'une maison à l'autre, elle met en évidence qu'il est essentiel pour l'adolescent de revisiter, de remanier cet ancrage, élément essentiel pour la construction de son psychisme. (...) Les références à différents auteurs sont nombreuses (Bachelard, Heidegger, Bourdieu, Pontalis, Freud, Platon) mais elle s'attache plus particulièrement à Perec et à Gus Van Stant. Il n'est de lieu que dans et par le langage". Un essai ambitieux mais aussi très éclairant sur le sujet du lieu.