jeudi 1 juillet 2021

"L'homme surnuméraire"

 J'avais beaucoup apprécié le dernier roman de Patrice Jean, "La poursuite de l'Idéal", paru chez Gallimard en 2020. J'ai eu la curiosité de lire "L'homme surnuméraire", édité en 2017. Cette fiction savoureuse et d'une ironie très "kunderienne" s'avère bien plus complexe que son dernier ouvrage et j'ai retrouvé des thèmes chers à cet auteur français, né à Nantes. La construction du texte est constituée de deux fictions qui se chevauchent sans dérouter son lecteur(trice). Le premier niveau de lecture évoque la vie de famille de Serge Le Chenadec, un banlieusard de la classe moyenne. Marié depuis vingt ans et père de famille de deux adolescents, il devient quasiment invisible aux yeux des siens. Sa femme le délaisse, le méprise et elle préfère militer avec des féministes qui l'encouragent à se libérer. Les deux adolescents ne lèvent plus les yeux sur leur père qui se sent donc de trop, "surnuméraire". Ce personnage d'antihéros, falot et lâche, ne se rebelle jamais, accepte cette indifférence familiale. Le deuxième niveau du roman concerne le livre de Patrice Horlaville dont le titre coïncide avec "l'homme surnuméraire". L'écrivain introduit un deuxième narrateur en la personne de Clément, un jeune homme de trente ans, intelligent et cultivé, mais dilettante et peu soucieux de trouver un travail. Lise, sa compagne, brillante universitaire, l'entretient sans complexe. Autour d'eux, se démènent d'autres universitaires où la jalousie et la rivalité règnent. Grâce à ces fréquentations, Clément est engagé par un éditeur peu scrupuleux qui propose de créer une collection de littérature "humaniste" où les textes d'auteurs seraient expurgés de toutes les idées qui offenseraient la bien-pensance : il faut dorénavant éviter le machisme, la misogynie, l'homophobie, le racisme, le mépris de classe, etc. La tyrannie des minorités exerce son plein pouvoir. Patrice Jean avait anticipé à cette époque les problèmes d'aujourd'hui avec le "wokisme", le politiquement correct. Le roman d'Horlaville (alias Patrice Jean) est truffé de signaux négatifs. Clément doit se charger de contacter cet auteur (qui rappelle aussi Houellebecq) pour qu'il édulcore ses propos. Le destin un peu rétréci de Serge, agent immobilier, beauf de service, se met en parallèle avec celui de Clément, tous deux abandonnés par leur compagne. tous deux embrouillés dans leurs contradictions et dans leurs lâchetés, des perdants malheureux comme une image inversée de la situation des femmes, très longtemps jugées les victimes éternelles. Cette fiction à contrecourant des idées dites progressistes se lit avec plaisir tant l'autodérision imprègne toutes les pages. Philip Roth avait exploité ces thèmes dans un roman percutant et visionnaire avec "La tâche" où un professeur était accusé injustement de racisme par une jeune étudiante. L'élite universitaire fait partie des cibles de l'auteur qui critique la morgue des professeurs, leur détestation clanique et leurs querelles intellectuelles vaines et souvent dérisoires. Patrice Jean appartient à la catégorie des écrivains qui décrivent la comédie humaine en pessimiste réjoui. Seule la littérature "non trafiquée" peut échapper à son humour décapant et désespérant. Un roman ambitieux à découvrir.