vendredi 17 août 2018

"Un balcon en forêt"

Dans ma reconquête estivale des classiques contemporains, j'ai saisi sur mon étagère la pléiade de Julien Gracq que je n'ai pas relue depuis très longtemps. Je garde dans ma mémoire de beaux souvenirs de lectures gracquiennes en particulier, "Le Rivage des Syrtes" qui m'avait subjuguée dans ma jeunesse. J'ai relu récemment "Un balcon en forêt", publié en 1958. Ce roman de l'attente diffuse une étrange ambiance qui régnait pendant la "drôle de guerre" de septembre 1939 à mai 1940. Julien Gracq a vécu cette expérience d'officier et il s'inspire de ce vécu dans ce texte. Quand on lui posait la question des sources de son inspiration : il répondait par : "De l'image des Ardennes" et de "L'idée de la solitude". L'aspirant Grange est cantonné dans une maison forte des Hautes Alizes, près de Moriarmé, dans les Ardennes. Cette maison en surplomb est un blockhaus en béton, construit au cœur de la forêt afin de signaler l'avancée des chars allemands entre la Belgique et la France. Un souterrain a été creusé permettant une évacuation rapide dans la forêt. Grange partage ce huis clos avec trois soldats, Hervouet, Gourcuff et Olivon. Il ne se passe presque rien dans leur vie : ils braconnent, coupent du bois, se préparent les repas dans une attente insouciante. Pourtant, l'aspirant Grange sent monter en lui une angoisse latente quand il arpente les sentiers forestiers. Il écrit : "On eut dit que sur le coeur de l'Europe, sur le cœur du monde, était descendue une énorme cloche à plongeur, et on se sentait pris sous cette cloche, dont l'air mou serrait les tempes et faisait bruire les oreilles d'un bourdonnement léger". Mais, cette drôle de guerre ne provoque pratiquement aucun incident. Tout semble lointain, distant, irréel. Cette irréalité de la guerre met la vie en suspens, entre parenthèses, enrobée de coton. L'aspirant se rend dans un village proche où il rencontre Mona, une très jeune femme plus proche de l'enfance que de l'âge adulte. Il la rejoint la nuit clandestinement et cet amour furtif lui offre un répit dans cette période menaçante. Quand les Allemands avancent, le village est évacué et Mona disparait. Le blockhaus finit par être attaqué et Grange sera blessé alors qu'il perd deux soldats. Ce roman à la fois réaliste et à la fois poétique se lit lentement, ligne après ligne avec une attention extrême tellement le style de l'écrivain nous envoûte littéralement. Je cite cette phrase emblématique de la magie gracquienne : "La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu'au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d'où on ne savait pas quel retour des temps - un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées - on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l'air un parfum oublié qui la faisait revivre". Julien Gracq a offert à la littérature française contemporaine, une de ses plus belles proses. J'ai appris que cette œuvre fut inscrite au concours de l'agrégation de Lettres en 2008. Une reconnaissance évidente pour cet écrivain somptueux et une  deuxième lecture encore plus intense que la première.