vendredi 5 mars 2021

"L'anomalie"

 J'ai enfin lu "L'anomalie" d'Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020 et l'un des plus gros tirages du prix (plus de 500 000 exemplaires) à l'égal de Marguerite Duras avec "L'amant". Président actuel de l'Ouvroir (Ouvroir de littérature potentielle), cet écrivain peu connu du grand public doit encore s'étonner lui-même de ce succès colossal, assez rare en littérature. L'intrigue du roman concerne un avion d'Air France qui traverse un cumulonimbus supercellulaire suivi d'une tornade de grêlons. Cet avion se pose en mars 2021 pour la première fois et trois mois plus tard, le même appareil réapparait sur le même tarmac: le même Boeing, les mêmes passagers, deux vols Paris-New York. Un délire de science-fiction, un sujet de série télévisée, un roman d'anticipation, une audace romanesque oulipienne. Les acteurs du drame : Blake, un tueur à gages, bon père de famille, menant une double vie, Slimboy, une star nigériane, homosexuel, las de vivre dans le mensonge, Joanna, une avocate américaine, défendant une firme pharmaceutique, Victor Miesel, un écrivain français, que se suicide avant de publier son dernier roman, "L'anomalie", Lucie, une monteuse de films, David, le pilote de ligne, atteint d'un cancer, André, un architecte français en couple avec Lucie de trente ans sa cadette. Quand le deuxième avion demande l'atterrissage, la tour de contrôle refuse et comprend le problème, "l'anomalie". L'avion est dirigé sur une base militaire où le FBI interroge les pilotes et les passagers. Même le Président américain qui ressemble à Trump intervient pour comprendre ce mystère.  Ces personnages se dédoublent avec ce laps de temps de trois mois. Il se passe beaucoup d'événements en un trimestre. Imaginons une scène invraisemblable où un des personnages rencontre son sosie qui partage la même mémoire, la même histoire, une vie commune. L'un a vécu trois mois de plus, ce qui implique des ruptures, des maladies, des changements, des accidents, etc.  Pour ne pas perdre le fil de l'intrigue, l'auteur baptise ses protagonistes de March et de June (mars et juin). Le FBI enquête et organise les rencontres entre les passagers de mars et de juin.  Ce roman puzzle à la Georges Perec, d'un humour raffiné, pose le problème de la "singularité", de la duplication, du virtuel et du réel. Dans un article de Philosophie Magazine, le critique décrypte d'une manière magistrale la matrice du roman : "L'humanité ne serait ni l'œuvre d'un créateur, ni celle du hasard, mais issue d'un programme conçue par un ordinateur surpuissant".  Sommes-nous des êtres réels ou virtuels ? Mathématicien et astrophysicien, Hervé Le Tellier tente de répondre à cette question existentielle fondamentale. En dernier ressort, l'auteur connecte la singularité de l'être humain à l'amour et rend un hommage vibrant à la puissance de la fiction, qui, seule, peut "donner corps à un réel" compréhensible. Ce roman procure un grand bonheur de lecture où Hervé Le Tellier s'amuse de notre civilisation "numérique", glisse dans son texte, des réflexions littéraires et philosophiques. Un prix Goncourt original, atypique et follement intelligent !