lundi 19 août 2019

"Cadence"

Critique musical au Monde de la musique et au Nouvel Observateur, Jacques Drillon est aussi pianiste, linguiste, journaliste, blogguer et écrivain, un homme d'un éclectisme culturel rare. Le titre de son autobiographie résume le rythme du texte : "Cadence", publié chez Gallimard en 2018. J'ai feuilleté cet ouvrage de 400 pages chez Garin et je suis repartie avec lui sans me douter que je lirai un livre d'une densité littéraire exceptionnelle. La construction du texte peut désorienter le lecteur(trice). Les chapitres se suivent avec des intitulés, des mots-clés, des digressions, des associations, des souvenirs, des tableaux de famille, des colères, des apaisements : un patchwork autobiographique. Je me suis laissée porter par cette prose d'une élégance rare, la première phrase donnant le tempo : "Jamais je n'ai voulu être un autre plus violemment que pendant mon enfance. Tout ce qui n'était pas moi me semblait désirable et supérieur". Tel un escrimeur de mots, il attaque d'emblée la fiction familiale en égratignant la plupart de ses proches, en particulier sa mère, qui lui demande : "Que fait son père ?" quand il fréquente une amoureuse. Sa mère adorait les gradés, les diplômés, les diplomates, les membres de la classe dominante. La religion catholique était "la clef de voûte de son système". Il intègre dans ses portraits de famille des réflexions personnelles d'un pessimisme radical : "Depuis le temps que l'on cherche à démocratiser la culture, elle devrait avoir imprégné toute la population, mais, non, il reste toujours plus facile de préférer le pain et les jeux aux quatuors de Haydn". Il décrit son enfance ennuyeuse dans ce milieu bourgeois et mesquin, issu d'une droite nationaliste. Jacques Drillon n'est pas tendre avec les siens : ni sa mère "étriquée et pétrifiée", ni son père "faible et un peu raté", ni sa fratrie n'attirent sa compassion, ni sa compréhension. Pour lui, ces liens reposent sur un malentendu et sur une imposture. Mais, son récit autobiographique dépasse les frontières du genre. Il expose aussi ses idées, ses lubies, ses phobies. Son immense érudition littéraire et artistique se manifeste dans chaque page. Il se confie sur ses admirations pour des écrivains (Voltaire, Charles Péguy en particulier), mais aussi sur ses détestations pour d'autres. Il voue une passion inconditionnelle pour Mozart et pour…  la langue française,  d'une musicalité comparable. Il dénonce avec humour  l'appauvrissement du vocabulaire, les anglicismes ridicules, le trop-plein de la place de l'anglais dans notre pays. Ses colères salutaires donnent une "cadence" au texte, un aspect décapant. Cet écrivain singulier, au caractère bien trempé et d'une humeur-humour à fleur de peau compose son œuvre comme un musicien en jouant avec des allegros, des crescendos, des adagios, des lentos, des ostinatos. Cela n'a rien d'étonnant pour un passionné de musique classique… Un livre symphonique…