mercredi 22 juin 2022

"Vue sur mer"

 Dans ma liste sur les lieux en littérature, j'ai choisi un essai ambitieux, "Vue sur mer", écrit par Isée Bernateau, psychanalyste et maître de conférences à l'Université Paris 7.  Dès la première page, elle met en exergue une citation de Georges Perec, tirée "d'Espèces d'espaces". Se sentir chez soi dans un enracinement heureux ou devenir un nomade où l'on se sent partout chez soi ? Ce dilemme, ce tourment s'emparent de tout humain qui cherche souvent son "Ithaque" comme Ulysse, cet éternel voyageur qui ne rêvait que de son île natale. L'essayiste définit ce sentiment nostalgique, "d'ancrage psychique" dans un lieu défini : "Qu'est-ce qu'une maison natale ? Un pays d'origine ? Pourquoi et comment y est-on attaché, et aussi, pourquoi faut-il s'en détacher ? Pourquoi dit-on qu'on a des racines ? Autrement dit, existe-t-il un lieu identitaire ou d'appartenance unissant le sujet au lieu d'où il vient, où il a vécu et où il vit ?". Pour illustrer cette analyse, Isée Bernateau raconte des histoires de vie à la façon de l'inestimable J.-B. Pontalis, autre écrivain psychanalyste. Gabriel a trois lieux de vie et les habite différemment : la ferme normande de son enfance, l'appartement impersonnel à Paris qu'il déteste et la maison des parents de sa compagne qu'il adopte. Clara fait de sa chambre, sa tanière où elle interdit à sa famille d'y entrer. Ramesh a beaucoup déménagé mais la chaleur de son foyer familial lui procure un ancrage symbolique, une maison "portative".  Lola vit dans sa maison natale et la quitter, ce serait se perdre. Ariane ne se sent jamais chez elle où que ce soit. Le "lieu à soi" serait donc familier, "l'heimlich" selon Freud et serait formé de "notre empreinte corporelle" : "Avant de pouvoir habiter un lieu, sans doute, faut-il habiter son propre corps". Pour appuyer ses développements analytiques, l'essayiste évoque des écrivains, des philosophes et des cinéastes : l'indispensable et incontournable Georges Perec, Gaston Bachelard, Alberto Eiguer (auteur de "L'inconscient de la maison" ), Martin Heidegger, Gus Van Sant. Un des passages les plus intéressants concernent l'adolescence, cette étape délicate et bouleversante. La quête d'un lieu à eux, loin des parents, s'avère parfois difficile à vivre, mais demeure indispensable pour "grandir" : "L'ancre se pose et se lève, elle n'est pas fichée dans le sol pour toujours, bien au contraire. Mais quand bien même on lève l'ancre, les points d'ancrage demeurent, indispensables coordonnées du psychisme humain".  Pour l'essayiste, le lieu peut être l'espace salutaire de la rêverie, de l'imagination, de la construction de sa personnalité profonde. Cet essai érudit m'a vraiment intéressée même si parfois la lecture m'a semblé bien complexe sur le plan psychanalytique. Il faut bien arpenter des chemins ardus pour découvrir des notions qui me paraissent passionnantes comme "l'ancrage psychique" et la notion de lieu. Chacun de nous habite bien quelque part et cette localisation choisie ou subie se doit d'être interrogée.