mardi 1 juin 2021

"Enfance"

 J'ai de plus en plus envie de relectures : revenir sur les classiques du passé et d'aujourd'hui. J'avoue mon étonnement devant les listes des bibliothèques du réseau chambérien. Avant, j'attendais le nouveau Modiano, le nouveau Annie Ernaux, le nouveau Roth, etc. Hélas, trois fois hélas, les grands écrivains disparaissent des catalogues et ils prennent le chemin des dinosaures. Une comète symbolique s'est écrasée sur l'imagination humaine, sur la grande littérature française. Les achats des bibliothécaires concernent beaucoup de romans policiers, des romans sinistres avec des thématiques sociétales ou des romans légers, futiles. Où sont les écrivains contemporains majeurs ? Ma mémoire reste vive tout au long du XXe siècle pour citer des dizaines de grands écrivains mais en ce début du XXIe, je reste dubitative... Heureusement, j'analyse mon scepticisme par mon appartenance à une génération gâtée, née dans les années 50. J'ai lu tous nos aînés : de Colette à Malraux, de Sartre à Camus, de Simone de Beauvoir à Giono, de Mauriac à Perec, de Yourcenar à Duras sans parler de l'immense littérature étrangère que certains éditeurs ont fait connaître au public comme Gallimard, Stock, Le Seuil, etc. Cette nostalgie littéraire me pousse donc à revenir vers ces écrivains majeurs, qui transmettent leur façon de vivre, leur mode de pensée, leur analyse de la condition humaine. Ainsi, j'ai relu récemment "Enfance" de Nathalie Sarraute. Quel plaisir de lire ce chef d'œuvre ! L'écrivaine raconte les onze premières années de son enfance dans un dialogue entre elle-même et sa conscience. Ses souvenirs nous transportent dans une époque bien révolue au début du XXe siècle. Je conservais de ma première lecture dans les années 80 une admiration constante devant cette reconstitution d'une enfance particulière. A ma deuxième lecture, j'ai remarqué des détails plus précis, des tournures de phrases, des scènes oubliés. La narratrice s'interroge sur la vraie nature de sa mère. En effet, la petite fille observe la séparation de ses parents qui se déchirent sans cesse. Son père part à Paris et se remarie avec une femme plus jeune. Sa mère, restée en Russie, vit avec un écrivain connu. Nathalie se sent abandonnée par ses parents : elle se refugie dans la lecture et dans l'écriture, une passion qui fera d'elle un des plus grands écrivains du XXe. Elle écrit : "J'étais un corps étranger... Qui gênait. Oui un corps étranger. Tu ne pouvais pas mieux dire. C'est cela que tu as senti alors et avec quelle force". L'originalité du récit se situe dans ce dialogue entre les deux "moi" de l'auteur : la première voix relate les faits comme elle les a vécus et l'autre voix la met en garde sur la déformation des souvenirs. Ce va et vient constant donne le ton et révèle les problèmes liés à la question de l'entreprise autobiographique. Ce récit émouvant, subtil, profond n'a pas pris une ride tellement sa modernité frappe encore aujourd'hui. Lire et relire "Enfance", c'est rencontrer un univers, un style, une pensée, de la vraie littérature, unique et universelle. Un classique contemporain bien plus passionnant qu'un roman médiocre paru ces dernières années. Ces livres-trésors ne doivent plus attendre dans nos bibliothèques !