lundi 27 décembre 2021

"Le Voyant d'Etampes"

 Dès que j'ai lu les premières lignes du roman d'Abel Quentin, "Le Voyant d'Etampes", j'ai eu le sentiment que j'allais passer quelques heures très agréables en sa compagnie. Lauréat du Prix Flore, ce jeune écrivain de 36 ans aurait mérité un prix littéraire bien plus médiatisé. Jean Roscoff, professeur d'Histoire à l'Université à Paris VIII, spécialiste du maccarthysme, vient de prendre sa retraite à 65 ans. Divorcé malgré lui, il traverse une crise et noie trop sa dépression dans l'alcool. Il lui faut un projet pour supporter la vacuité de son existence. Il décide d'écrire une biographie d'un poète ayant vécu à Etampes : "J'allais conjurer le sort, le mauvais œil qui me collait le train depuis près de trente ans. Le Voyant d'Etampes serait ma renaissance et le premier jour de ma nouvelle vie. J'allais recaver une dernière fois, me refaire sur un registre plus confidentiel, mais moins dangereux". Cet ex-militant de SOS racisme a commis un ouvrage dans les années 90 où il avait dénoncé l'exécution à la chaise électrique des époux Rosenberg aux Etats-Unis. Son ouvrage paraît clamant l'innocence du couple accusé d'espionnage en faveur des Russes. Peu après, les services américains ont prouvé leur culpabilité. Le livre de Jean Roscoff devenait ridicule et mensonger. Le professeur trop pétri d'un esprit de gauche plus que naïf se réfugie dans son métier d'universitaire routinier. Mais, comme il est de nouveau libéré de sa mission professorale, il se met à rêver d'une revanche intellectuelle. Il veut remettre à l'honneur un poète obscur, Robert Willow, un américain communiste, fuyant son pays. Il a traversé le Paris branché de Saint Germain des Prés au temps de Sartre et de Camus. Ce poète romantique, à contre-temps, s'est tué au volant de sa voiture dans son exil volontaire à Etampes. Il contacte un éditeur confidentiel pour publier les poèmes de l'américain et pour éditer sa biographie. Jean Roscoff se heurte très vite à un oubli involontaire dans sa biographie. Robert Willow était un poète "afro-américain" et ce fait, laissé de côté, l'embarque dans un tourbillon de critiques sur les réseaux sociaux : "J'avais posé un regard non racisant sur mon sujet, Robert Willow. Je l'avais déracisé. Je n'avais vu, je n'avais voulu voir que le poète frère, mon frère mélancolique. Je n'avais pas vu le Noir". Le choix de réhabiliter le poète seulement dans son talent littéraire tombe dans le piège de l'antiracisme. Cet emballement imprévisible va obliger notre personnage à la clandestinité. Son crime se résume en quelques mots : il s'est approprié d'un sujet qu'il n'aurait pas du traiter, lui un homme blanc ! Ce roman drôle et  enlevé pose la question actuelle de la culture woke, dominante dans les milieux universitaires et dans la presse. Lui, l'ancien militant antiraciste se voit accusé de racisme. C'est un comble ! Abel Quentin met habilement en scène le harcèlement médiatique, la toxicité des réseaux sociaux, la cancel culture, le fossé générationnel. Le professeur trouvera une issue à cette déferlante médiatique mais je ne dirai pas laquelle. Il faut lire ce roman hilarant, tonique et "mécontemporain" dirait Alain Finkielkraut. Sourire en ce moment tient de l'exploit et Abel Quentin a réussi ce coup de maître ! Un des meilleurs romans de l'année 2021.