lundi 28 février 2022

Escapade à Antibes, 1

 J'ai choisi la Côte d'Azur pour ma première escapade de l'année et la météo de dimanche à jeudi a bien confirmé mon choix. Quand on descend en voiture vers la mer, il faut cinq à six heures de conduite pour apercevoir la Grande Bleue. Mais, avant d'atteindre le bord de mer, j'ai fait une halte à Aix en Provence car l'Hôtel de Caumont, un centre d'art dans un hôtel particulier du XVIIIe, proposait une exposition sur les "Trésors de Venise". La Fondation Cini a prêté au centre quelques chefs d'œuvre de la période du XIVe au XVIIIe. J'ai retrouvé l'art italien avec un plaisir immense à travers quelques artistes mythiques comme Fra Angelico, Lippi, Pontormo, Véronèse. Enrichie d'une sélection de sculptures, d'émaux et d'ivoires ainsi que des dessins et des enluminures, j'ai parcouru les salles avec ma curiosité dévoratrice de la "chose artistique". J'avais vu l'année dernière, dans cet Hôtel une exposition sur le peintre espagnol, Sorolla et le lieu se prête bien à redécouvrir des artistes majeurs. J'ai respiré un grand bol d'air culturel, venu de Venise, avant de repartir pour Antibes. D'Aix en Provence à Antibes, l'autoroute traverse des paysages méditerranéens remarquables, en particulier la montagne de Cézanne, la Sainte Victoire. Dès que j'ai pris mes quartiers chez une amie, j'ai voulu évidemment me précipiter sur le bord de mer tellement elle me manquait depuis le mois de novembre. Heureusement en Savoie, le lac du Bourget me donne ce sentiment océanique que j'éprouve quand je retourne dans mon pays natal, la Côte basque. La Méditerranée n'a qu'un seul défaut : l'absence des vagues fortes et énergiques de l'océan atlantique. Mais, cette eau bleue infinie devant mes yeux provoque en moi une sérénité comme un retour aux sources. J'ai passé trente ans de ma vie près de l'océan et évidemment, ces paysages marins ont structuré mon "moi" profond. Ce dimanche 20 février, j'ai ainsi arpenté quelques plages de la Garoupe en suivant du regard les mouettes azuréennes. J'ai retrouvé l'ambiance "bord de mer" typique de ces lieux où règne une insouciance estivale. Les grands hôtels de luxe rappellent le passé des années folles quand les Anglais et les Américains festoyaient loin de leur pays respectif, en particulier Francis Scott Fitzgerald dont une plaque célèbre sa présence à Juan les Pins. Aujourd'hui, ce sont les milliardaires russes qui fréquentent le Cap d'Antibes et des commerces d'épicerie fine aux coûts exorbitants (caviar et champagne) montrent la présence provoquante et insolente de ces oligarques voyoucrates, proches du pouvoir russe. Il semblerait que leurs jets privés vont les embarquer loin d'Antibes... Malgré tout, ce petit coin de paradis offre des panoramas superbes sur Nice et sur les Alpes. Revoir la mer me rend toujours euphorique comme si j'éprouvais une joie d'enfant devant cette masse liquide d'une couleur bleue à foison. Thalassa, Thalassa, une promesse de bonheur. 

samedi 19 février 2022

"L'amour la mer"

 Pascal Quignard, le plus grand écrivain français d'aujourd'hui à mes yeux, publie son nouveau roman, "L'amour la mer", publié chez Gallimard. L'univers de cet écrivain secret et fabuleux ne ressemble en rien à celui de l'autre "grand écrivain", Michel Houellebecq, mille fois, cent mille fois plus célèbre que le discret Quignard comme l'était Julien Gracq. Tous les deux partagent le côté "moine copiste du XIVe" et se retirent du cirque médiatique des lettres pour mieux se consacrer à la littérature qui prend une dimension sacrée. L'œuvre multiforme de Pascal Quignard englobe des genres anciens, les contes, les légendes, le romanesque, la psychanalyse et la philosophie. Il est aussi créateur d'aphorismes, de pensées fulgurantes, de références savantes. Il arrive que son lecteur(trice) perde parfois le fil du récit ou s'égare dans tant de chemins inconnus. Il vit au cœur des siècles sans se soucier des trépidations contemporaines. Lire Quignard représente un plongeon dans le temps comme le figure l'image du plongeur, Boutès, dans une fresque de Paestum. Dans son dernier roman, il ressuscite quelques personnages de son univers romanesque comme le fantomatique Monsieur de Sainte Colombe, le musicien emblématique de "Tous les matins du monde". Il évoque des grands musiciens, le luthiste Charles Fleury de Blancrocher qui se tua en chutant dans un escalier, le claveciniste Froberger, mort dans la cuisine du château de Héricourt. La vie de ces musiciens constamment en tournée dans les banquets s'avérait dangereuse dans ce XVIIe siècle pendant les guerres de religion et le brigandage. Une histoire d'amour surgit dans ce roman polyphonique entre la violiste scandinave, Thullyn, et l'organiste compositeur Lambert Hatten de Mulhouse. Il décrit la sensualité de la jeune femme et la force d'Hatten mais cette histoire désespérée ne peut pas survivre dans le temps long : "Ils vécurent ensemble deux fois neuf mois, parfaitement heureux. Ils auraient dû vivre ensemble toujours".  il n'est pas toujours facile de suivre l'intrigue amoureuse tant les fils du roman se chevauchent comme dans une broderie féminine, avec des lieux multiples, des périodes temporelles différentes, la présence de la musique, de la mer, de l'amour. Dès que j'ai terminé ce livre étrange, incandescent, hermétique, lumineux, je me suis dit qu'il fallait le relire dans quelques mois pour retrouver la musique de Pascal Quignard, un magicien des mots, des images, des sensations, des senteurs et des sentiments. Ce roman mystérieux et secret résume à lui seul l'univers atemporel de cet écrivain qui me fascine depuis des décennies...  je l'avais rencontré à Paris lors d'une de ses conférences à la Bibliothèque Nationale François Mitterrand en 2020 et ce brève aparté avec lui restera toujours gravé dans ma mémoire... 

vendredi 18 février 2022

Rubrique Séries : "Six Feet Under"

 Depuis quelques mois, j'ai redécouvert le charme vintage de la relecture. La lecture demande de la lenteur et dans ma jeunesse, je sais que je lisais parfois à une allure de galop. Maintenant, j'adopte le trot... Cette démarche de deuxième visite s'applique aux chefs d'œuvre de la littérature et maintenant aux séries du soir. En décembre, j'ai revu avec plaisir les saisons de Downtown Abbey dans son intégralité. On s'attache vite aux personnages, à l'ambiance feutrée d'une Angleterre délicate et délicieusement civilisée avec l'heure du thé, le salon-bibliothèque aux murs garnis de livres reliés, les domestiques liés à la famille, les classes sociales, les années 1900, la guerre de 14, les intrigues amoureuses, l'émancipation des femmes, les mésententes familiales. Ma deuxième relecture concerne "Six Feet Under" ou "Six pieds sous terre", réalisé entre 2001 et 2005 par Alan Ball. Dans cette nouvelle forme cinématographique, il est habituel de voir des super-héros aux pouvoirs particuliers, des histoires tordues d'amours impossibles, des aventures de vampires, de survivants sur une île déserte, des trafics de drogue, des adolescents perturbés, des univers fantastiques, des policiers corrompus, des médecins héroïques, etc. Comme dans le monde de la littérature, il existe des bons et de mauvais livres et dans le marché audiovisuel, on peut trouver des bonnes et de très mauvaises séries. Mais, dans cette masse d'images, quelques séries sortent du lot et deviennent des diamants noirs. J'ai donc revu les trois premières saisons de "Six Feet Under" sur les cinq et des années après, ma vision s'est renouvelée. J'ai mieux apprécié les personnages, les thèmes et les "messages" que délivre le réalisateur. Pourtant, ce sont tous des hommes et des femmes ordinaires qui se débattent dans leurs difficultés de vivre. Tous ces personnages habitent ensemble dans une entreprise de pompes funèbres (pas glamour du tout !) et ils côtoient tous les jours la mort. Chaque épisode démarre par une mort imprévisible et parfois drôle. Puis, nous suivons ces héros du quotidien. Le père décédé réapparaît dans des dialogues comme un Charon menant les morts vers les enfers. La mère esseulée cherche l'amour avec maladresse, le fils aîné rencontre une femme complexe et attirante, le fils cadet est un homosexuel tourmenté et culpabilisé et la petite dernière, artiste en herbe, tombe toujours sur des garçons paumés. Avec cette famille ordinaire, la fresque prend des couleurs vives et parfois plus sombres au fil des années. Malgré la proximité de la mort quotidienne, ils essaient tous d'affronter la vie avec courage, avec solidarité et avec panache. Cette série iconique a été classée l'une des meilleures par les cinéphiles. Un écrivain et essayiste français, Tristan Garcia, a écrit un livre sur "Six Feet Under" où il explore les personnages dans leur dimension individuelle, sexuelle, familiale, professionnelle. Chacun peut se retrouver dans ces trajectoires de la famille Fisher et des personnages secondaires devenus essentiels. La narration multiplie les points de vue, bouscule les clichés sociologiques, les stéréotypes, l'hypocrisie des relations sociales. Cette série américaine rare et passionnante mérite vraiment sa consécration par sa dimension philosophique, psychologique et sociologique. A voir absolument. 

jeudi 17 février 2022

"555"

 Que signifie  555 ? Il est question du nombre de sonates pour le clavecin composées par Domenico Scarlatti (1685-1757), ce merveilleux musicien. Hélène Gestern élabore un roman musical, intitulé "555",  autour d'une sonate de Scarlatti, découverte dans la doublure en tissu d'un étui de violoncelle. Cet instrument de musique vénérable repose sur l'établi d'un ébéniste chargé de le restaurer. S'agit-il de la 556e sonate de l'illustre vénitien ? Drôle de sujet pour un roman du XXIe siècle ! Il faut oser évoquer ce thème, la musique classique, une pratique minoritaire dans notre univers culturel. Dans ce texte choral, cinq voix dominent et chaque chapitre concerne un des cinq personnages. L'ébéniste vit seul car sa femme l'a quitté, partie sans explication après le suicide de son frère musicien. Son ami, luthier célèbre, artisan habile, collabore avec l'ébéniste. Sa vie amoureuse est très mouvementée et il perd beaucoup d'argent dans les jeux. Les deux compères trouvent par hasard la partition de Scarlatti et sont bien embarrassés par cette trouvaille inédite. Un collectionneur fortuné, veuf inconsolé, convoite cette sonate et un musicologue spécialiste du musicien mène une enquête pour authentifier cette partition. Le cinquième personnage s'appelle Manig Terzian, claveciniste virtuose, aux doigts déformés par l'arthrose. Elle rêve d'interpréter cette sonate retrouvée par hasard. Reste une sixième voix anonyme qui apparaît entre deux chapitres pour dévoiler une machination concernant la partition. Hélène Gestern ne décrit pas un milieu idyllique. Bien au contraire, elle raconte la dureté des relations dans les conservatoires, la concurrence acharnée entre musiciens, les répétitions épuisantes. La sonate mystérieuse d'une beauté parfaite provoque un changement dans la vie des six personnages. L'ébéniste rencontre la nièce de la claveciniste et entame une relation amoureuse. Le luthier comprend enfin que sa vie est un chaos sans fin. La claveciniste va passer au piano pour interpréter les sonates de Scarlatti. A la fin du roman, la voix anonyme va enfin résoudre l'énigme de la sonate. Ce roman au style élégant et précis se lit avec un très grand plaisir, surtout quand on aime la musique classique. J'aurais eu envie d'écouter cette mystérieuse sonate de Scarlatti et quand Hélène Gestern la décrivait, j'entendais les notes du clavecin. Dans cette rentrée de janvier, ce roman choral et musical m'a vraiment enchantée ! 

mercredi 16 février 2022

"Le Désert des Tartares"

Dans l'atelier Littérature de février, j'avais intégré dans ma liste de romans sur la fuite du temps, le texte culte de Dino Buzzati, "Le Désert des Tartares", publié en 1940. Huit décennies plus tard, cet ouvrage n'a pas pris une ride tellement son sujet demeure intemporel. Je l'ai redécouvert dans sa dimension philosophique et métaphysique. Giovanni Drogo, jeune lieutenant, sorti de l'Académie militaire, est expédié dans le fort Bastiani, près d'une frontière au Nord, à la limite d'un désert où des Tartares peuvent d'un moment à l'autre attaquer le fort pour envahir le pays. Le climat rude entre pluie et neige, le paysage de montagnes arides, la discipline routinière des soldats et des gradés forment un décor austère et inhospitalier mais cette ambiance menaçante va finir par fasciner le jeune Drogo. Pourtant, dès son arrivée, il voulait fuir mais le commandant lui recommande de rester quatre mois. Les quatre mois vont se transformer en quatre années. Le lieutenant assiste à quelques incidents dans le fort comme un cheval à l'abandon derrière la frontière, des ombres mouvantes, la mort d'un soldat que la sentinelle abat sans reconnaître un de ses camarades de combat. Il part en permission et retrouve son foyer familial mais il se sent étranger dans ce monde familier. Tout a changé en son absence : sa mère, ses amis et son amour de jeunesse. Il retourne dans sa garnison et les années passent dans un ennui contemplatif et dans une routine rassurante. Quand l'envie de partir lui revient, il apprend d'un Général qu'il n'est plus prioritaire et qu'une vingtaine d'officiers partira avant lui. Quinze ans après, il part en permission et revient vite dans le fort. Il n'est plus apte à la vie civile. Après vingt ans de présence, il tombe malade et il est mis en réserve alors que la guerre semble proche. Son dernier combat ne ressemble pas à celui qu'il avait attendu, combattre contre les Tartares, mais c'est la mort qui le cerne. Ce roman passionnant sur l'attente métaphysique a été écrit pendant la Deuxième Guerre mondiale évoque aussi l'absurdité de la guerre, de l'héroïsme, de la solitude et de la mort. Drogo, ce personnage immensément seul, décrit sa vie ainsi : "Il est difficile de croire à quelque chose quand on est seul et que l'on ne peut en parler avec personne. Juste à cette époque, Drogo s'aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l'un de l'autre, malgré l'affection qu'ils peuvent se porter ; il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit ; il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie". Un chef d'œuvre de la littérature mondiale. Un joyau de l'Italie. J'ai pensé aussi à un roman fascinant de Julien Gracq, "Le Rivage des Syrtes" , un jumeau littéraire à découvrir. 

mardi 15 février 2022

Atelier Littérature, 3

 J'avais conseillé "Du côté de chez Swann" de Marcel Proust, mais hélas, aucune lectrice n'a choisi ce titre. J'ai donc pris la parole pour évoquer l'un des plus grands écrivains français que j'ai relu pour cette occasion. Cela faisait des années que je n'avais pas ouvert un Proust. La célébration du centenaire de sa mort en 1922 m'a redonné envie d'ouvrir "Du côté de chez Swann". Sur France Culture, Marcel Proust bénéficie d'un "podcast" ou rediffusion (toujours cet anglais conquérant !) général d'une quarantaine d'émissions à son sujet. Quelques thèmes dominent dans ces rediffusions : Proust et les neurosciences, Proust et la cuisine, la Tante Léonie, le Baron de Charlus, Proust sociologue paradoxal, de Combray à Balbec, etc. Dans son récit fascinant "Le Lambeau", Philippe Lançon évoque Proust et il s'explique dans l'émission, "Répliques", avec Antoine Compagnon. Ils dialoguent sur la question : "Proust aide-t-il à vivre ou à revivre ?". Pour se plonger dans son œuvre monumentale, il faut absolument connaître la vie de l'écrivain, son environnement social, ses amours, ses amitiés et sa famille. La biographie de Jean-Yves Tadié reste la plus passionnante pour découvrir notre écrivain national, le plus connu dans le monde entier. Quand j'ai ouvert le Folio, j'ai retrouvé la magie du style, l'esprit des lieux, une explosion de sensations, des portraits fabuleux, parfois bienveillants, parfois cruels. Je soulignais des passages entiers en les relisant pour la deuxième fois, je retrouvais mon éblouissement que j'ai vécu lors de mes premières lectures. Comme le temps a passé, ma redécouverte de Proust s'est avérée plus profonde, plus intense comme si je retrouvais un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps et que j'avais délaissé. Je me disais que j'avais de la chance de le lire directement sans traduction et je me sentais "fière" de partager la même langue que lui : le français... Le thème du temps a traversé tous les romans que j'ai proposés mais pour "Du côté de chez Swann", le temps devient le sujet du roman, un temps disséqué, analysé, revisité, essentialisé, perdu et retrouvé, un temps à l'état pur comme un diamant, un passé revécu au présent et un présent imbibé de passé. Je vais continuer ma relecture de Proust tout au long de l'année tout en effectuant parfois des incursions ailleurs dans les nouveautés ou d'autres classiques. Mais, le monde de Proust inimitable, unique, tragico-comique, ressemble à une "série hautement littéraire" avec plusieurs saisons qu'il faut découvrir sans se presser, en adoptant une lenteur toute proustienne. A chaque coin de page, une citation philosophique surgit pour nous faire lever la tête, réfléchir, se souvenir, penser. Pour terminer l'évocation de cet immense écrivain, je lui donne la parole : "En moi aussi, bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n'aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre". Proust, un Homère de la mémoire.

vendredi 11 février 2022

Atelier Littérature, 2

 Geneviève nous a présenté avec enthousiasme le roman de Nuala O'Faolain, "Best love Rosie", publié chez Sabine Wespieser en 2008. Rosie décide de rentrer à Dublin après avoir travaillé dans le monde entier. Elle veut s'occuper de Min, sa vieille tante qui l'a élevée. Rosie veut aussi écrire un livre de développement personnel pour les adultes de plus de cinquante ans. Elle repart à New York pour son travail et sa tante, dépressive et alcoolique, la rejoint. Une nouvelle vie s'annonce pour elle. Galvanisée par l'ambiance américaine, elle noue des relations amicales, trouve un emploi dans un restaurant et ne veut plus rentrer en Irlande. Mais, la nostalgie s'empare de Rosie quand elle hérite d'une maison familiale en Irlande, elle finit par s'installer dans ce décor si familier de son enfance. L'écrivaine irlandaise a évoqué avec une grande tendresse, ses deux personnages féminins au caractère bien tranché. Son humour caustique, son charme certain lui permettent d'aborder des thèmes intimistes comme le sentiment maternel, l'exil, la solitude et l'avancée inexorable de l'âge. Ce roman lumineux a vraiment touché Geneviève qui nous a donné envie de le lire. Nuala O'Faolain est malheureusement décédée en 2008 à la parution de son livre à l'âge de 68 ans. Danièle a choisi "Dans le café de la jeunesse perdue" de Patrick Modiano. J'ai commenté ce roman dans mon blog et pour ne pas me répéter, je ne résumerai pas l'intrigue. Danièle a aimé cette atmosphère parisienne, le portrait de Louki, cette jeune fille insaisissable, son histoire familiale bancale et ses relations évanescentes. Le destin tragique de Louki met un point final à une vie précaire. Ce roman très modianesque se lit avec une certaine nostalgie des années 60 et comme dans toutes ses œuvres, l'écrivain se lance toujours dans une enquête sur les traces du passé, d'un passé opaque, mystérieux, évanoui. Odile a présenté "L'année de la pensée magique" de Joan Didion. Disparue en décembre 2021, l'écrivaine américaine a écrit ce récit autobiographique après la mort de son mari adoré avec lequel elle a vécu pendant 40 ans. Elle ne se résigne pas à la mort de son époux, s'occupe de sa fille hospitalisée, et rappelle sans cesse les derniers moments de sa vie heureuse. Quand on perd son compagnon ou sa compagne, Joan Didion dit avec pudeur, avec sobriété que la vie s'arrête. Cette expérience indicible passe malgré tout par les mots, par la littérature. Un classique à lire absolument sur le deuil et sur la perte. (La suite, mardi)

jeudi 10 février 2022

Atelier Littérature, 1

 Cet après-midi, l'Atelier Littérature s'est tenu dans la salle Liberté autour du thème du temps dans les romans que j'avais recommandés. Même encore masquées, ces contraintes sanitaires ne nous ont pas empêchées de nous réunir comme en 2020 où les séances, malheureusement, n'ont pas eu lieu. Ce rythme mensuel de nos rencontres convient à toutes car pour lire, il faut du temps, ce temps si précieux dont nous avons analysé l'influence dans la fiction littéraire. Odile a démarré avec un roman de Stefan Zweig, "Voyage dans le passé", écrit dans les années 30 et publié tardivement en France en 2008. Louis, un jeune homme pauvre, mais ambitieux, tombe amoureux de la femme de son riche bienfaiteur. Mais, il doit partir au Mexique pour une mission de confiance. Ils se promettent de se revoir. Louis ne peut plus revenir car la Guerre de 14-18 éclate et ils ne retrouvent que neuf ans plus tard. Le mari est mort. Ils partent en voyage et ce retour vers le passé ne se passe pas comme prévu. Stefan Zweig résume l'échec des retrouvailles : "Tout est comme autrefois, sauf nous". La magie Zweig a opéré sur Odile et sur Geneviève. Un roman crépusculaire et subtil sur le temps qui transforme les êtres. Janelou a découvert le chef d'œuvre de Dino Buzzati, "Le Désert des Tartares", publié en 1940. Le lieutenant Drogo apprend son affectation au fort Bastiani, une citadelle sombre et silencieuse, juchée dans une zone de montagnes arides et gardienne d'une frontière inutile où des Tartares peuvent attaquer à tous moments. Drogo est muté pour quatre mois en espérant quitter ce lieu au plus vite. Mais le lieutenant s'installe dans une attente indéfinie, routinière et oppressante. Les quatre mois durent des années et quand il décide de vraiment quitter le fort, il est trop tard. Ce roman extraordinaire sur la fuite du temps, sur l'absurdité de cet héroïsme sacrificiel mérite un billet supplémentaire dans mon blog tellement j'ai apprécié ce roman culte. Janelou a découvert avec un grand plaisir l'un des plus grands écrivains italiens du XXe. Véronique a présenté "La petite trotteuse" de Michèle Lesbre, paru en 2007 chez Sabine Wespieser. La narratrice récupère une montre de son père qui s'était tue depuis trente ans. Le tic-tac de cette montre la plonge de nouveau dans le passé pour comprendre des événements de son enfance. La narratrice s'est mise en mouvement pour visiter des maisons qui pourraient lui apporter des réponses à ses questions. D'une écriture juste et délicate, ce roman intimiste et nostalgique capte les vies passées et les propres souvenirs du personnage central surgissent pour éclairer son présent. Voila pour la première partie de l'atelier, la suite demain. 

mercredi 9 février 2022

"Dans le café de la jeunesse perdue"

 Dans l'atelier Littérature de février, j'ai établi une liste de romans sur le thème du temps. J'ai choisi évidemment un Patrick Modiano et son nostalgique, "Dans le café de la jeunesse perdue", paru chez Gallimard en 2007. Ce roman est construit par plusieurs narrateurs : une étudiant de l'Ecole supérieure des mines, un détective privé, l'héroïne elle-même, Louki et Roland, son amant. Le personnage central et énigmatique s'appelle Louki, mais aussi Jacqueline, épouse Choureau. Louki a quitté le foyer conjugal et un mari insipide. Elle erre dans Paris. Peu à peu, l'écrivain brosse un portrait mosaïque de cette femme perdue. Elle rejoint souvent un bar, le Condé, où elle se mêle à la tribu parfois marginale et bohême des clients. Les quatre narrateurs fréquentent ce café et remarquent Louki, une jeune femme sans attache et nimbée d'une aura de mystère. Son mari qu'elle a quitté convoque le détective pour la retrouver. L'enquêteur découvre l'enfance de Louki auprès d'une mère célibataire qui travaillait dans le célèbre cabaret du Moulin Rouge. Quand Louki prend la parole dans le texte, elle raconte ses fugues dans Paris, les cafés, l'errance, la marginalité, le milieu interlope qu'elle fréquentait. Elle avoue : "Je n'étais pas vraiment moi-même qu'à l'instant où je m'enfuyais". Patrick Modiano possède cet art majeur de la reconstitution mémorielle et surtout de l'évanescence de certains destins : "Dans cette vie qui vous apparaît comme un terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n'avoir plus l'impression de naviguer au hasard". Cette femme en perdition se lie avec un ésotériste qui lui a fait connaître une certaine "Louise du Néant" à laquelle elle s'identifie. Et enfin, le dernier narrateur, Roland, jeune écrivain, vit une passion particulière pour Louki, Cet amour à la Gérard de Nerval l'installe dans une "flottaison" d'être. Mais, un jour, alors qu'il revient dans le bar, il apprend son suicide. Elle s'est défénestrée. Patrick Modiano raconte le destin funeste  d'une jeune femme éperdue et perdue dans les années 60 et plus tard, il rêve encore d'elle : "Tout va recommencer comme avant. Les mêmes jours, les mêmes nuits, les mêmes lieux, les mêmes rencontres. L'Eternel retour". Un beau roman sur le temps qui passe et sur la perte des êtres aimés. 

mardi 8 février 2022

"Les Enchanteurs"

Dans cette rentrée littéraire de janvier et derrière le mastodonte Houellebecq, j'ai repéré le dernier roman de Geneviève Brisac, "Les Enchanteurs", publié chez l'Olivier. Ecrivaine du familier, elle séduit ses lecteurs(trices) par son regard narquois et elle raconte avec un talent fou le côté loufoque et absurde de la vie en société. Dans une émission sur France Culture, elle expliquait la matrice de son livre : elle voulait décrire le monde du travail, le monde du tertiaire, de la vie des bureaux. On retrouve Nouk, personnage récurrent de l'écrivaine, un double d'elle-même : "C'est ma marionnette ; elle se nourrit de moi et je ne le cache pas". Qui est Nouk ? Elle a fait un parcours scolaire d'excellence : Ecole Normale Supérieure et Agrégation de lettres. Révoltée et féministe, elle a traversé l'extrême gauche dans les années 70. Plus tard, elle travaille dans le monde de l'édition pour tourner le dos à l'enseignement. L'écrivaine connaît à la perfection ce milieu car elle a dirigé longtemps l'Ecole des Loisirs de 1989 à 2016. Pendant quarante ans, elle a vécu les transformations du travail avec l'arrivée de l'informatique et surtout avec l'irruption de l'implacable loi de la rentabilité. Geneviève Brisac manie l'humour mordant en intégrant dans son texte des scènes quasi théâtrales, des tableaux vivants à la manière de Carpaccio. Sa jeunesse mouvementée lui fait dire : "Pour survivre, il ne faut ni obéir, ni désobéir, il faut ruser. Contourner. Mais à quel prix ?". Elle rencontre Berg, un militant politique, avec qui elle donne naissance à une petite fille. Un éditeur charismatique et original, Olaf, la recrute et la petite entreprise se révèle un champ de bataille, jonché de rivalités, de jalousies et de coups bas. Elle perd ce premier poste, ayant perdu la confiance de son gourou de patron qui se jouait d'elle en la mettant en concurrence avec les autres femmes de son "harem". Werther, son deuxième employeur, semble plus sérieux et plus compétent. La vie de bureau est décrit comme un monde ritualisé avec des alliances et des rivalités. Des scènes se succèdent à un rythme syncopée, où l'écrivaine a un goût de l'ellipse, du raccourci en ciblant l'essentiel. Elle raconte dans ce roman toutes les mutations du monde de l'édition où a régné une misogynie flagrante.  Sa causticité rageuse dénonce en basse continue les petitesses des humains dans le travail avec cette culture d'entreprise souvent humiliante. Ce roman virevoltant se lit avec beaucoup d'intérêt et j'ai particulièrement apprécié le "tempérament" volcanique de la narratrice. Son amour inconditionnel de la littérature se manifeste par les nombreuses citations qui parsèment le texte. Et en plus, elle affirme que le Journal de Virginia Woolf  "qui lui a sauvé la vie tant de fois". Un roman vivifiant de cette rentrée de janvier. 

lundi 7 février 2022

"L'après-midi de Monsieur Andesmas"

 Je n'avais jamais lu "L'après-midi de Monsieur Andesmas" de Marguerite Duras, publié chez Gallimard en 1962. J'aime lire l'ensemble d'une œuvre et ce titre m'avait échappé. J'aime me replonger dans la prose durassienne, unique, originale de cette musicienne des mots et cette modéliste du style. Depuis deux ans, j'ai décidé de retourner à mes premières amours : mon quatuor de génie, les deux Marguerite, Duras et Yourcenar, Simone de Beauvoir, mon intellectuelle préférée et Virginia Woolf, ma sublime anglaise. J'ai aussi un programme pour les génies masculins dont le premier de tous, Marcel Proust. Dans ce texte court, Monsieur Andesmas vient d'acquérir une maison en Provence pour sa fille Valérie. Autour de la maison, une forêt, un chemin vers un étang, le village en contrebas et la mer à l'horizon. Il est quatre heures de l'après-midi et Monsieur Andesmas attend un entrepreneur qui se chargera de construire une terrasse. Il espère aussi la visite de sa fille, qu'il aime par dessus tout. Dans cette attente infinie, le vieux homme voit passer un chien, puis une petite fille, celle de l'entrepreneur, Michel Arc, qui l'informe du retard de son père. Un bal a lieu dans le village et sa rumeur musicale parvient aux oreilles de Monsieur Andesmas, La petite fille semble sauvage et bizarre. Plus tard, la femme de l'entrepreneur arrive aussi pour confirmer l'absence de son mari et dans ce face à face particulier, elle se confie sur son doute. Elle imagine que Valérie et son mari dansent ensemble à la fête du village et vont s'aimer. La même angoisse étreint les deux personnages qui vivent le même abandon. A la question de Madame Arc : "Valérie sait-elle ce qu'elle est, ce qu'elle veut, ce qui va devenir par elle ?", Monsieur Andesmas murmure : "Elle le sait, elle le sait". Comme dans beaucoup de romans de Marguerite Duras, l'intrigue romanesque n'a pas une grande importance. L'ambiance de solitude, le style impressionniste, l'attente vaine, la trahison, la perte de l'amour composent un texte fluide sur ce vieil homme désemparé, abandonné et déçu par sa fille qu'il pensait bien connaître : "Je crois que je mourrai avec tout le poids de l'amour de Valérie sur mon cœur. Je crois que ce sera ainsi". Au-delà de cette attente, Monsieur Andesmas appréhende sa propre finitude car il est fatigué et malade. La femme de Monsieur Arc partage le même destin que ce vieil homme, celui sentiment de trahison de la part de son mari. A la fin de la journée, surgit le nouveau couple devant Monsieur Andesmas, une scène d'une insolence inouïe. J'avais choisi ce roman dans le cadre de l'atelier littérature sur le thème du temps, de l'attente. J'ai retrouvé toute la magie durassienne sur le sujet qu'elle traite dans toute son œuvre : l'amour et le désamour...

vendredi 4 février 2022

"L'année de la pensée magique"

 Joan Didion, écrivaine américaine, s'est éteinte le 23 décembre dernier à l'âge de 87 ans. Sa renommée internationale provient surtout d'un récit, "L'année de la pensée magique", qui a obtenu le prix Médicis en 2007. Dès la première page, ces mots percutent le lecteur(trice) : "La vie change vite. La vie change dans l'instant. On s'apprête à dîner et la vie telle que l'on a connaît s'arrête. La question de l'apitoiement". En décembre 2003, Joan Didion et son mari, John Gregory Dunne reviennent de l'hôpital où leur fille adoptive, Quintana, est plongée dans le coma après une pneumonie sévère. Au moment de partager un souper, le mari de Joan Didion s'effondre dans son fauteuil, victime d'une crise cardiaque. Les secours arrivent, mais le décès est constaté à l'hôpital. Mariés depuis quarante ans, fusionnels, complices, ils ne se sont jamais quittés. Une certaine pensée magique s'installe dans son comportement. Elle attend qu'il revienne, refuse de donner ses chaussures, se met en tête qu'il est toujours auprès d'elle. Pourtant rationnelle, Joan Didion perd sa raison dans cette rupture brutale, un choc absurde et injuste : "Quand les temps sont difficiles, m'avait-on enseigné depuis toute petite, lis, apprends, révise, va au texte. Savoir, c'est contrôler". Pour conjurer le deuil, elle lit pour se guérir de ce chagrin inépuisable : Freud, Mélanie Klein, Thomas Mann, Philippe Ariès, etc. Avant la mort de son mari, elle possédait une faculté essentielle : le contrôle de soi et de sa vie : "Et nous ne pouvons pas non plus connaître par avance l'absence sans fin qui s'ensuit, le vide, la succession sans pitié de moments au cours desquels nous serons confrontés à la l'absence radicale de sens". Elle explore une nouvelle planète dans ce texte autobiographique, celle des endeuillés, de ceux et de celles qui ont perdu un proche : "Les gens qui ont perdu récemment quelqu'un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l'ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaître. (...) C'est un air d'extrême vulnérabilité, une nudité, une béance". La page où se trouve cette citation m'a semblé le cœur du texte quand elle évoque la traversée de l'un "de ses fleuves légendaires qui séparent les vivants et les morts". Elle voulait "hurler", elle voulait que son marie revienne. Joan Didion affronte la perte la plus cruelle et s'inquiète aussi pour sa fille Quintana, très gravement malade. Elle perdra sa fille deux ans plus tard et écrira aussi un récit sur cette tragédie intime dans "Le Bleu de la nuit". Ce texte exemplaire, sans pathos, lucide, héroïque, se lit avec une tension certaine. Mais, les mots existent, la littérature existe pour calmer l'énigme de la mort, l'effroi de la perte, l'angoisse de vivre. Joan Didion, essayiste, scénariste, écrivaine, journaliste savait que la littérature représentait une immense consolation : "Nous sommes d'imparfaits mortels, conscients de cette mortalité alors que même nous la rejetons, trahis par notre propre complexité, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c'est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu'un jour nous ne serons plus du tout". Un récit profond de cette grande dame de la littérature américaine. A lire sans tarder. 

jeudi 3 février 2022

"L'horloge sans aiguilles"

 Carson McCullers (1917-1967), écrivaine américaine, disparue trop jeune, est surtout connue pour son premier roman attachant, "Le cœur est un chasseur solitaire". J'ai lu dernièrement "L'horloge sans aiguilles", publié en 1961 et disponible en Livre de Poche. Dans les années 50, J.T. Malone, pharmacien dans une petite ville de Géorgie, apprend qu'il est touché par la leucémie : "La mort est toujours la même, mais chacun meurt à sa façon. Pour J. T. Malone, cela commença d'une manière si banale qu'un temps il confondit la fin de sa vie avec le début d'une nouvelle saison". Le médecin lui donne un an à vivre. Malgré son état, il se prescrit des fortifiants et continue à mener son train de vie. Pendant ce temps, le juge Clane, juge puissant et atteint, lui, d'un profond racisme, regrette le temps du Klux Klux Klan et de la ségrégation institutionnelle. Le juge a perdu son épouse et cohabite avec son petit-fils, Jester, car le fils du juge s'est suicidé. Ce jeune homme est attiré par les garçons et il se lie d'amitié avec Sherman, un jeune Noir aux yeux bleus. Sherman, adopté dans sa petite enfance, recherche désespérément ses parents biologiques. Le juge Clane subit une crise de diabète et recrute le jeune Noir comme secrétaire personnel. Il est aussi très contrarié car il voit se profiler avec inquiétude la promulgation de nouvelles lois mettant fin à la ségrégation raciale. Jester assiste un jour à un lynchage raciste et cet événement provoque une prise de conscience déterminante. Les quatre personnages se débattent avec leur angoisse particulière. Le pharmacien ressent une très grande solitude face à sa mort prochaine sans l'aide de sa femme, ni de ses enfants. Le juge n'accepte pas l'évolution politique de son pays. Jester veut découvrir les raisons du suicide de son père et s'oppose à son grand-père. Sherman, abandonné sous le porche d'une église, vit dans la haine et dans le ressentiment. Carson McCullers écrit une sorte de testament dans son dernier opus. Son Amérique ancrée dans un racisme latent changera grâce aux jeunes adolescents et les deux adultes représentent un passé rétrograde. L'ambiance du roman, imprégnée de chaleur moite et poisseuse, révèle des existences suspendues à des choix décisifs. Ecrit en 1957 (et traduit en français en 1961), ce texte fort et poignant n'a pas pris une ride et devrait être considéré comme un grand classique sur le racisme aux Etats-Unis. L'écrivaine américaine déclarait dans un entretien : "Mon travail d'écrivain a toujours été très pénible. Mais j'ai toujours su qu'il ne suffisait pas de travailler. La pénible progression du travail doit être illuminée par une révélation, une divine étincelle". J'avais lu ce livre dans les années 70 et cette relecture m'a vraiment étonnée pour sa modernité et son humanité. Carson McCullers appartient à la catégorie des écrivains un peu oubliés. Quel dommage... 

mercredi 2 février 2022

"Anéantir", 2

 Le roman de Michel Houellebecq prend des formes littéraires variées : thriller politique, essai sociologique, fragments journalistiques, romances diverses, drame, comédie. Pour ma part, j'ai suivi le fil que me tendait Paul, le héros de ce texte hybride. Cet homme assez banal et assez sympathique se conduit "moralement" bien : il regrette l'échec de son mariage, il se préoccupe de son père malade, il a de l'affection pour sa sœur d'un catholicisme affirmé, il aide son frère malheureux et surtout, il éprouve une amitié rare et sincère pour son patron de Bercy. Un homme bienveillant, un contre modèle quand on relève les choix d'autres personnages : le nihilisme meurtrier des terroristes, le suicide du frère, trop malheureux et poussé au suicide par Indy, son ex-femme, haineuse, revancharde, un tyran domestique. La religion serait le refuge idéal pour la sœur de Paul et le service de l'Etat pour son père. Son patron ministre voue sa vie à la politique. Chacun essaie de trouver du sens à sa vie. Mais pour cet écrivain, la vie n'a aucun sens... Mais, coup de théâtre : le ton change dans la troisième partie du roman quand Paul est atteint d'un cancer de la mâchoire. Le texte se resserre, ne divague plus en digressions diverses et se concentre sur le renouveau du couple, Paul et Prudence. Le sentiment de la maladie mortelle les submerge. Face à l'échéance finale, ils retrouvent l'unité perdue de leur relation amoureuse. Au fond, l''amour est vécu comme une ultime lueur. Les critiques se sont divisés en deux camps : les pessimistes  ont aimé alors que les optimistes ont détesté. Cette grille de lecture ne me semble pas adapter en littérature. On ne lirait pas Flaubert, Proust, Beckett, Céline et tant d'autres génies si on commence à lire avec des lunettes idéologiques. Cet écrivain français incontournable décrypte une réalité souvent déprimante et sa vision de la société française sonne souvent juste. Il est convaincant dans sa description de la solitude urbaine à la manière d'un Edward Hopper avec des personnages cabossés et mal aimés. Il analyse aussi le malaise d'une société désorientée par une modernité à marche forcée. Un roman intéressant, complexe et déroutant. 

mardi 1 février 2022

"Anéantir", 1

Michel Houellebecq a donné naissance à son huitième roman, très attendu par ses lecteurs et lectrices. Cette dystopie, "Anéantir", a pris l'apparence séduisante d'un beau livre cartonné d'une blancheur candide, une édition de luxe, accompagnée d'un signet rouge pour marquer les 733 pages. L'éditeur Flammarion a accepté les conditions de son écrivain en "or". Il sait que cet ouvrage va dépasser les deux cents mille exemplaires, ce qui est assez rare aujourd'hui. La campagne publicitaire et commerciale a commencé en décembre, ce qui semble un peu inutile pour un auteur aussi réputé.  Evidemment, il faut un certain temps pour lire ces centaines de pages houellebecquiennes. Son huitième roman va-t-il surpasser le prémonitoire "Soumission" en 2015 et l'explosif "Sérotonine" en 2019 ?  Ce romancier "balzacien" du XXIe siècle (il déclare souvent son amour de la "Comédie humaine") se lit toujours avec un intérêt certain même si, parfois, il sature son texte de considérations sociales et sociétales. Dans son dernier opus "Anéantir", notre Michel national et international (le français le plus traduit dans le monde) raconte l'histoire d'un "héros" qui peut ressembler à Monsieur Tout le Monde. Nous ne sommes pas dans le monde stendhalien ou proustien où la vie est magnifiée par l'amour et par l'art. L'intrigue se situe en 2026, soit quelques mois avant le début de l'élection présidentielle de 2027. Paul Raison, un quasi quinquagénaire et personnage central, travaille auprès du Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, Bruno Juge, le sosie de notre ministre actuel, Bruno Lemaire. Le climat politique est inquiétant car des attentats terroristes sophistiqués se propagent en Europe sans faire de victimes humaines : piratages informatiques, explosion d'un porte-conteneurs, saccage d'une banque de sperme, etc. Les motivations des auteurs semblent difficiles à évaluer, à analyser et surtout la traque de ces criminels semble perdue d'avance. Le père de Paul, Edouard, retraité, est un ancien membre des services secrets et avant qu'il ne soit atteint d'un AVC invalidant, il menait sa propre enquête sur les attentats. Sa compagne l'assiste avec amour dans sa maladie car il est placé dans un établissement hospitalier. L'auteur consacre quelques pages sur les maltraitances des résidents dans les EHPAD. Autour de Paul, sa femme, Prudence, également fonctionnaire, entretient avec lui une relation distante et s'intéresse à la mode vegan. Dans leur bel appartement parisien, ils cohabitent avec une lassitude indifférente. Leur relation ressemble à un "désespoir standardisé". La sœur de Paul, Cécile, catholique pratiquante, mariée à un notaire conservateur, habite Arras et vote pour le "Rassemblement national". Son frère cadet, restaurateur d'art, est marié à Indy, une femme dominatrice au caractère détestable. Dans ce portrait d'une famille hétéroclite et éclatée, l'auteur dresse en parallèle un rapport pessimiste (ou lucide) sur la France d'aujourd'hui. Passent dans le texte des allusions sur les panneaux solaires, la campagne électorale, les boomers, l'écolo fascisme, la misère sexuelle, l'euthanasie, les rêves, les nouvelles technologies, etc. Ce grand marché contemporain sous la critique acérée de l'auteur est l'un des marqueurs de la prose houellebecquienne. Il évoque aussi des journalistes médiatiques comme David Pujadas, François Lenglet ou Michel Drucker. Cette fresque familière d'un quotidien télévisualisé ne manque pas d'ironie caustique. Guy Debord, le pape de la société du spectacle, aurait bien apprécié ce roman labyrinthique sur la société actuelle. (La suite, demain)