jeudi 27 mai 2021

"Copies non conformes"

 Alix Ohlin, jeune écrivaine américaine, raconte dans son deuxième roman, "Copies non conformes", publié chez Gallimard, l'histoire mouvementée de deux demi-sœurs, Lark et Robin. Profondément différentes, elles sont très solidaires, surtout face à leur mère célibataire distante et froide, préférant son indépendance plutôt que son rôle de parent responsable. Cette femme repoussoir provoque chez les deux sœurs des liens indestructibles. Lark, l'aînée de la fratrie, narratrice du récit, a choisi la réussite scolaire et se montre très sérieuse. Bien au contraire, Robin, choisit la fantaisie et la rébellion. Elevées à Montréal, l'ainée se découvre une passion pour le cinéma documentaire et l'art du montage. La cadette développe un intérêt particulier pour le piano. Lark part à New York faire ses études de cinéma et Robin est acceptée à la prestigieuse école musicale Juilliard. Mais, elle refuse de se conformer à la pression des professeurs pour améliorer sa technique pianistique. Elle se sent bridée dans son inspiration et refuse les contraintes liées à l'apprentissage musical. Son don pour le piano ne suffira pas à la stabiliser et elle abandonne l'école par dépit. Lark, avec sa force intérieure, s'obstine dans ses études de montagne et elle rejoint un réalisateur connu pour ses documentaires. Les deux sœurs vont se séparer mais maintiendront un lien au fil des années. Chacune va vivre une existence très différente. Lark se consacrera à son art du montage alors que Robin voyagera de pays en pays, rencontrera des hommes, choisira la cause des loups. Elles vont se retrouver quelques années plus tard autour d'un projet qui va les lier à tout jamais. Mais, je ne dévoilerai pas ce pacte qu'elles vont sceller ensemble. Ce roman électrique sur la sororité, l'ambition, le désir, l'art, la maternité se lit avec beaucoup d'intérêt. Alex Ohlin évoque à merveille le monde du cinéma documentaire avec de nombreuses références. Elle possède aussi l'art des paysages changeants, de la présence forte des personnages secondaires. Le lecteur(trice) se retrouve dans un roman de qualité, digne de la filiation "Philip Roth ou Paul Auster". Les deux sœurs constituent un noyau central en fusion même si la vie les a séparées longtemps. Dans les parutions de ce début d'année, ce roman, "Copies non conformes", illustre les ravages d'une mère non aimante sur ses deux filles qui trouvent, malgré tout, leur propre chemin, souvent chaotique. Mais, le lien indissoluble qui les unit les enracine l'une à l'autre. Un beau récit romanesque sur la sororité et sur la famille. A découvrir.  

mardi 25 mai 2021

Escapade basque, 4

 Pour savourer la beauté de Biarritz, il faut se lever tôt et se retrouver près de l'Eglise Sainte-Eugénie vers 9H du matin. Il n'y a littéralement personne ou peu de quidams qui arpentent les rues pentues qui bordent l'océan. J'ai mon parcours préféré dans cette ville impériale : grimper sur le rocher Le Basta, situé à l'extrémité du port des pêcheurs. Couvert de tamaris et accessible par un pont en pierre, je peux admirer le panorama sur la Grande Plage et le Cap Saint-Martin où se dresse le phare de la ville, construit en 1834. Je traverse ensuite le port des pêcheurs où quelques maisonnettes appelées crampottes ont gardé leur charme d'antan. La particularité du site biarrot se voit dans ses rochers massifs aux noms évocateurs, posés sur le rivage : La Frégate, l'Atalaye, Le Boucalot et le célèbre Rocher de la Vierge. Je monte des escaliers entre les hortensias et les tamaris et je parviens au musée de la mer, une institution indispensable de la vie marine. Une passerelle d'acier, construite par Gustave Eiffel à la fin du XIXe, joint le Rocher de la Vierge à la terre ferme. Ce lieu éminemment touristique attire la foule sauf pendant la matinée. J'ai croisé le vrai visage de Biarritz avec les pêcheurs, les travailleurs, les baigneurs et les randonneurs urbains comme moi (et mon frère). Le club local des Ours blancs prône la baignade quotidienne pour une santé de fer ! Je les vois s'éloigner avec un courage incroyable, de la plage de la Côte des Basques pour atteindre le rocher Le Boucalot malgré la houle, malgré le froid, malgré la pluie ! Ensuite, je passe par les rues du centre-ville, la place Sainte-Eugénie et la Place Clémenceau. Je m'arrête pour acheter un livre dans une des meilleures librairies de notre pays, le Bookstore. J'ai croisé ce jour-là un client masqué, Frédéric Schiffter, un philosophe élégant, vivant à Biarritz depuis longtemps. J'avais lu quelques ouvrages de lui où il dénonce le "chichi et le blabla" des philosophes qui se prennent trop au sérieux. Il appartient à la catégorie des sceptiques joyeux et pessimistes comme son aîné, Clément Rosset. J'aime cette librairie toute en bois noir avec son premier étage en forme de salon où les livres s'étalent sur les rembardes de l'escalier. Les livres de poche sont disposés dans un sous-sol exigu et cette librairie labyrinthe n'a pas changé son décor depuis plus de quarante ans. Une halte culturelle dans ma balade océanique. Je redescends sur la Grande Plage sans oublier de regarder les vitrines des pâtisseries-chocolateries patrimoniales comme Adam et ses macarons uniques et Miremont. Arrivée sur la Grande Plage, l'atmosphère devient impériale avec la présence du Grand Palais jouxtant la plage. Napoléon III et l'impératrice Eugénie font de Biarritz un lieu de villégiature et grâce à eux, tout le gotha de la société européenne fréquente la station balnéaire. Depuis cette époque, la ville a gardé son charme basque des années 20 où de nombreux artistes comme Picasso appréciaient cet air marin fortement iodé. Depuis quelques années, les médias parlent trop de Biarritz qui est devenue une ville victime de son succès. Le matin, c'est le seul moment où je goûte avec bonheur le charme de la cité basque qui mêle ses pierres urbaines aux rochers battus par les vagues du Golfe de Gascogne. Une balade revigorante avec la vue et la musique océaniques, les terrasses pleines en ce jour de mai,  un esprit de légèreté très agréable à vivre après la période du confinement !

lundi 24 mai 2021

Escapade basque, 3

 Après Lekeitio, j'ai voulu revoir la Concha de Saint Sébastien, une des plus belles baies d'Espagne. Le soleil est revenu pour illuminer l'océan et surtout le "Peigne du Vent" (Peine del Viento), situé à l'extrême ouest de la ville au bout de la plage d'Ondarreta et aux pieds du mont Igeldo. Cette œuvre d'Eduardo Chillida a été installée en 1977 en collaboration avec l'architecte Luis Pena Ganchegui, chargé de concevoir le site. Cet ensemble se compose de plusieurs terrasses de granit rose et trois pièces monumentales d'acier rouillé accrochées aux rochers qui résistent au fracas incessant des vagues. Quand je suis arrivée devant ce lieu magique, le paysage urbain de la cité basque avait disparu et j'avais l'impression de me trouver sur une île déserte face à l'océan. Quand l'océan est déchainé, l'air propulsé par les vagues diffuse un son particulier grâce à des orifices creusés dans le sol de granit. Cette halte artistique et naturelle fait partie de mes pèlerinages préférés quand je reviens au "pays". J'ai revu avec plaisir l'ambiance sympathique du centre ville où j'ai fêté le déconfinement un jour avant la France sur une terrasse où j'ai savouré des "calamares à la plancha", une des spécialités du Pays Basque espagnol. Evidemment, je ressens un attachement particulier pour Bilbao et Donostia (Saint Sébastien en basque) pour leur dynamisme, leur vitalité et la place de la culture que ces deux cités ont mis en priorité pour doper un tourisme élégant. La langue basque se remarque partout dans les panneaux routiers comme dans les boutiques. Cette cohabitation entre deux langues se vit dans une convivialité totale et je regrette pour ma part de ne pas avoir appris cette langue si particulière qui s'enracine depuis des milliers d'années dans ce coin du Sud-Ouest européen. Je connais des mots courants de la vie quotidienne. La lune se dit "ilargia" (prononcer ilaguia) veut dire "lumière des morts", iguskia le soleil, etc. Si j'étais restée dans mon pays, j'aurais appris le basque ! En revenant à Anglet, j'ai repris mes habitudes : marcher tout au long de l'océan même en présence d'une pluie menaçante et du vent qui gonfle les vagues océaniques. D'ailleurs, je préfère la Côte basque avec un ciel voilé, nuageux, en présence d'un soleil fugace. Quand il domine, il écrase les couleurs alors qu'une météo variable offre des paysages plus nuancés, plus subtils. Si on préfère une météo flamboyante, il vaut mieux éviter la Côte basque... Je lisais dans un commentaire de clients qu'il trouvait son hôtel parfait mais qu'il protestait contre un inconvénient majeur : la pluie ! Ah, ces touristes ! Il y a déjà un monde fou en Pays basque. Heureusement que la météo en décourage certains ! 

vendredi 21 mai 2021

Escapade basque, 2

 Après Bilbao, je suis partie visiter un petit port de pêcheurs, Lekeitio à cinquante kilomètres de la capitale basque. Malheureusement, la pluie a commencé à tomber finement. Mais, ces épisodes météorologiques ne durent pas trop longtemps. La mer Cantabrique baigne la côte de soleil et de nuages, plus de nuages que de soleil. Les touristes sont prévenus car en Côte basque de Bayonne à Bilbao, on ne garantit pas la présence du soleil du matin au soir... La pluie s'invite souvent et tout indigène local prend ce phénomène avec philosophie. C'est bon pour les plantes, l'herbe grasse et les montagnes. Les touristes se plaignent bêtement de cette météo capricieuse. Mais, les autochtones respirent et s'en accommodent fort bien! Le petit port de Lekeito en Biscaye s'ouvre sur la mer par une petite baie avec dans son centre une petite ile, accessible à pied à marée basse. J'ai arpenté le port, la digue et la plage sous une pluie fine ressemblant à un nuage d'embruns. Les habitants vaquaient à leurs occupations professionnelles et familiales. J'ai remarqué que des jeunes parlaient le basque entre eux. Ce petit port de pêche tranquille, serein et simple dégage un parfum d'antan où ne pèse pas une modernité agressive des grandes villes... J'ai remarqué la présence de nombreux adolescents s'adonner à leur sport favori : ramer, ramer, ramer dans des traînières hautes en couleurs. Le village est réputé pour ce sport si pratiqué en Biscaye : l'aviron. Ces grandes barques portées à bout de bras par ces jeunes si motivés (filles et garçons) apportaient à ce décor une  authenticité étonnante. Vivre dans un tel endroit semble bien apaiser la vitalité de toute la jeunesse ! Il faudrait peut-être remettre nos jeunes gens à la rame pour qu'ils se sentent en harmonie avec leur environnement... Se promener dans le port, marcher sur la plage, admirer l'île aux mouettes, goûter aux pintxos, écouter le ressac de l'océan : une parenthèse enchantée dans ce paysage qui n'a pas changé depuis des années. Pêche, construction de bateaux, agriturismo, conserveries, les habitants semblent vivre une existence bien tranquille. Après Lekeito, j'ai traversé d'autres villages comme Ondorrea, Getaria et j'ai visité la plage d'Itzurun à Zumaia, un décor à couper le souffle. La série Games of Thrones a utilisé ce lieu grandiose et inchangé depuis des centaines d'années. Se dressent des splendides formations rocheuses en strates verticales. Des couches de flysch accessibles au public déroulent leurs dorsales tels des millions de crocodiles... Les falaises ressemblent à des livres avec des pages en pierre. Ce sanctuaire géologique daterait de plus de 50 millions d'années et raconte les événements climatiques et biologiques de première importance. Ce musée naturel de l'histoire du monde procure un vertige existentiel... La présence des humains sur notre Terre représente une seconde, une minute, une heure ? Pas de quoi pavoiser quand on se retrouve face aux falaises de Zumaia ! Une belle leçon de modestie ! 

jeudi 20 mai 2021

Escapade basque, 1

 Enfin, le geste de réserver des places pour un musée est revenu dans nos traditions culturelles ! J'ai profité de mon séjour à Biarritz pour une échappée en Biscaye après avoir passé un test PCR négatif pour franchir la frontière à Irun. Je m'attendais à être contrôlée mais aucun douanier n'arrête les voitures filant de Bayonne à Bilbao. Mardi dernier, j'ai donc ouvert la porte du musée Guggenheim dans le créneau de midi car un tiers des visiteurs est admis dans les murs, pandémie oblige. Quelle émotion de pénétrer dans cette nef de titane, immense et magnifique, en sommeil depuis plusieurs mois ! Au programme de la rentrée printanière, plusieurs expositions attendaient les regards des amoureux(ses) de l'art moderne et contemporain. J'ai découvert de nombreux tableaux de Kandinsky. Pionnier de l'abstraction, cet artiste russe (1866-1944) a voulu "libérer la peinture des liens qui la rattachaient à la nature" et l'amena à "découvrir une nouvelle thématique axée sur la nécessité intérieure de l'artiste". Alors qu'il vivait à Munich dans les années 1910, il a exploré les couleurs et la composition géométrique afin d'établir un "langage esthétique universel".  Il rejoignit l'école du Bauhaus en tant que professeur car il pensait que l'art pouvait transformer la société. Les nazis ferment les portes de l'école en 1933 et l'artiste se refugie dans la banlieue parisienne. L'industriel Salomon R. Guggenheim commença à collectionner les œuvres de Kandinsky dès 1929.  En regardant les nombreux tableaux de Kandinsky dont ses premiers figuratifs,  les compositions dynamisent les couleurs qui explosent littéralement sous nos yeux ! Certaines toiles accrochent le regard, d'autres semblent plus discrètes. Quelle audace picturale ! La peinture abstraite m'intéresse beaucoup et elle me permet de rêver, de m'abandonner à mon imagination... J'ai aussi revu avec un grand plaisir un de mes peintres préférés, Anselm Kiefer. Une salle entière présente cinq œuvres d'une dimension exceptionnelle dont celle de l'homme couché, contemplant le ciel étoilé, intitulé, "Les ordres de la nuit". Dès que je me rends à Bilbao, je ne manque jamais cet artiste métaphysicien. J'ai aussi parcouru une exposition sur les années folles et sur des peintres basques de Bilbao. L'ambiance covidienne persistait encore avec le port du masque, la jauge limitée (ce n'est pas plus mal) et la distanciation physique. J'ai revu avec plaisir le parc extérieur avec l'araignée de Louise Bourgeois, le chien fleuri de Koons, et d'autres sculptures disposées autour de ce bâtiment spectaculaire, œuvre de l'architecte canado-américain Frank Gehry avec son design innovateur qui donne à Bilbao une réputation mondiale. Ce lieu magique est devenu au fil des ans un rendez-vous quasi annuel (sauf pendant le covid). Dans mes escapades européennes, Bilbao pour moi, c'est le Guggenheim ! 

jeudi 13 mai 2021

"La Lumière du Sud-Ouest"

 Roland Barthes, né à Cherbourg, a vécu toute son enfance à Bayonne et à Urt, de 1916 à 1924. Il n'a cessé d'y retourner jusqu'à ses derniers jours. J'ai relu récemment un de ses textes, publié en 1977 et recueilli dans un ouvrage, "Incidents", édité au Seuil en 1987. Il propose une analyse sur cette grande région, le Sud-Ouest et lui rend un hommage vibrant. Il évoque, évidemment, l'accent qui n'est pas celui de Marseille ou du Sud de la France, "plus lourd, moins chantant". Puis, il évoque le trajet entre Paris et les portes du Sud-Ouest : "J'entre dans le pays de mon enfance ; un bosquet de pins sur le côté ; un palmier dans la cour d'une maison ; une certaine hauteur des nuages qui donne au terrain la mobilité d'un visage". Vient ensuite le passage sur la lumière de la région, "noble et subtile à la fois", "une lumière espace", "une lumière lumineuse". Il pleut souvent dans ce pays mais Roland Barthes précise que "ces accidents de la lumière n'engendrent aucun spleen". Son troisième Sud-Ouest, après l'accent et après la lumière, c'est Urt, son village près de Bayonne. Il aime tellement ce lieu qu'il donne le conseil suivant : "Pour juger, pour aimer, il faut venir et rester, de façon à pouvoir parcourir toute la moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières". Il n'oublie pas l'Adour, "un très beau fleuve méconnu". Il aborde ensuite le rôle du corps dans les premières impressions de son enfance avec les odeurs, les couleurs, les sons. Un quartier de Bayonne (le petit-Bayonne) l'a particulièrement marqué : "Tous les objets du petit commerce s'y mêlaient pour composer une fragrance inimitable : la corde des sandales, le chocolat, l'huile espagnole, l'air confiné des boutiques obscures et des rues étroites, le papier vieilli des livres de la bibliothèque municipale". Ces sensations olfactives ont forgé la relation étroite entre ce territoire et l'écrivain. Il termine ce texte avec cette phrase : "Car, "lire" un pays, c'est d'abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps. (...) C'est pourquoi l'enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n'est Pays que de l'enfance". Je partage avec Roland Barthes ce goût pour mon pays que j'ai quitté à l'âge de trente ans. Dès que je pose mes pieds sur le tarmac de l'aéroport de Biarritz, l'air est chargé de sel, d'une humidité océanique. Je me blottis dans une atmosphère d'enfance où tous ces paysages maintes fois traversés me sont familiers, intimes, proches. Comme la crise sanitaire s'affaiblit, je prends ma valise et je file  demain dans ce beau pays, tant aimé de Roland Barthes. Il a lui offert des belles lettres de noblesse dans ce texte court et dense qui ressemble à la belle lumière du Sud-Ouest. 

mercredi 12 mai 2021

"Une histoire universelle des ruines"

 Dans mes escapades que j'entreprends depuis que je suis à la retraite, mes préférences se portent souvent vers des villes dont l'empreinte du passé me plonge dans une parenthèse hors du temps. La Grèce et l'Italie réunissent la plupart des traces de la civilisation gréco-romaine et par conséquent, ces destinations me comblent tout particulièrement. Rome et Athènes, Naples et Corinthe, Delphes et Mycènes, Venise et Nauplie, Herculanum et Pompéi, Paestum, la vallée des Temples en Sicile, et tant de lieux que j'ai visités possèdent un esprit où l'on sent la présence fantomatique des ancêtres qui circule entre les pierres, les colonnes, les fresques, les statues, les mosaïques. Un livre monumental m'a attirée récemment et quand je l'ai feuilleté en librairie, je suis repartie avec ce pavé de 750 pages, richement illustré et d'un grand format. Cette Bible des amateurs d'Antiquité et des anciennes civilisations, "Une histoire universelle des ruines", est devenue pour moi une source inépuisable d'informations sur cette notion qui me fascine depuis longtemps : notre rapport au temps, un temps infiniment long et un temps infiniment mystérieux. L'auteur d'une érudition stupéfiante, Alain Schnapp, archéologue, a publié cette somme impressionnante au Seuil dans la collection "Librairie du XXIe". Le premier chapitre traite de la notion de ruine qu'il développe avec des références littéraires, historiques et sociologiques. Chateaubriand définit la fascination des ruines ainsi : "Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence". Plus loin, l'auteur cite Benjamin Péret : "L'attention portée aux ruines est une marque de respect de soi et des autres, l'affrontement de la nature et de la culture s'efface devant l'inconstance de la mémoire humaine et celle des civilisations". Ce beau livre se compose de plusieurs chapitres : "Le sentiment du passé dans l'Orient ancien, les ruines apprivoisées dans le monde gréco-romain, la voie chinoise, les ruines de l'empire et l'Europe médiévale, le monde pré-islamique et islamique, de Pétrarque à la découverte de l'Amérique, l'universalité des ruines, etc." L'éditeur précise que cet ouvrage est l'œuvre d'une vie consacrée à l'archéologie. Historien de l'art et de l'architecture, des savoirs et des sensibilités, Alain Schnapp se met à la portée des lecteurs(trices) en proposant un "parcours, une méditation et même un véritable roman des ruines, forcément poétique".  Comme tous les ouvrages encyclopédiques, ce outil documentaire nous invite à entreprendre un long, très long voyage à la recherche des traces que les humains ont déposé dans le paysage : des mégalithes aux pyramides, des tombes étrusques aux temples grecs, des thermes romains aux théâtres grecs et tant d'autres signes des civilisations englouties par le temps. Entre l'oubli et la mémoire se joue une lutte incessante : ce livre-monument laissera des traces heureuses et contemplatives chez tous les passionné(e)s d'archéologie. Cette "Histoire universelle des ruines", un guide indispensable pour comprendre le lien temporel entre les vieux mondes et les nouveaux ! 

mardi 11 mai 2021

"Ce matin-là"

 Gaëlle Josse dédicace son roman à "tous ceux qui tombent". Ses lecteurs et ses lectrices très fidèles à son œuvre apprécient son immense empathie envers ses personnages et vont la retrouver dans son dernier opus, "Ce matin-là", publié chez l'éditeur, Noir sur Blanc, en 2021. Ce "matin-là" fatidique, la battante Clara, une employée modèle dans une banque, n'arrive pas à démarrer sa voiture. Cette panne subite et inattendue va provoquer chez elle une panne de son être. Elle s'effondre littéralement, le moteur de sa vie ne la propulse plus dans la réalité sociale. Plus d'énergie, plus de ressort, le vide existentiel. Elle consulte un médecin qui lui donne quelques jours de congé maladie. La jeune Clara commence à comprendre que son travail ne lui apporte plus aucune satisfaction : "Mais, depuis un moment, elle n'a plus envie. Une lassitude sans se l'avouer. Un ressort détendu". Elle refuse de jouer le jeu de l'employée corvéable, "positive" et "corporate" avec un fort potentiel. Quand elle écoute son manager les incitant à sortir du rang, "Vous êtes des samouraïs, des guerriers", Clara ne supporte plus ce discours managérial, ce cynisme d'entreprise qui utilise les salariés comme des conquérants de la vente. Elle a constaté qu'elle mettait en danger des clients qui s'endettaient pour la vie. Cette comédie d'entreprise rebute la jeune femme. Sa dépression la paralyse et la maintient dans une inertie éprouvante : se réfugier dans son lit, ne plus manger, ne plus voir personne, ne plus affronter un réel trop stressant. Ses parents ne savent rien, ni son frère. Ses collègues ignorent aussi le malaise qui la ronge. Son compagnon, Thomas, l'abandonne malgré sa bonne volonté. Il pensait connaître une jeune femme triomphale et se retrouve avec une jeune femme défaite. Clara s'enfonce dans l'isolement mais, un jour, elle reprend contact avec sa meilleure amie, mariée à un agriculteur et infirmière à domicile. Elle part donc chez eux et reprend un regain de courage grâce à l'amitié sans faille de son amie Cécile. Cette visite va lui procurer un certaine distance sur sa dépression car elle remarque les difficultés de son amie pour survivre économiquement. Cécile l'encourage à changer de vie. Cette idée va germer et se concrétiser. Va-t-elle vaincre cette descente en enfer que certains nomment d'un mot anglais (encore un) un burn-out ? La mise entre parenthèses de sa vie lui permet enfin de prendre une décision libératrice. Cette histoire assez convenue et traitée souvent dans les romans contemporains se révèle touchante et vraie. Clara symbolise tous ceux et toutes celles qui ont vécu un effondrement psychologique et ce roman-miroir écrit avec une délicatesse rare se lit avec une empathie partagée. Gaëlle Josse a déclaré : "J'ai voulu écrire un livre qui soit comme une main posée sur l'épaule". Ce roman discret et intimiste se lit comme on écoute une petite sonate de Schubert... 

lundi 10 mai 2021

"Armen"

 Hélène Gestern retrace la vie d'un poète peu connu, Armen Lubin (1903-1974), dans un ouvrage particulièrement imposant de presque 600 pages, intitulé tout simplement "Armen", publié chez Arléa en mars 2020. Passé quasi inaperçu l'année dernière, ce livre, par sa densité, peut effrayer un lecteur pressé. D'ailleurs, il faut le lire avec une certaine lenteur. Armen Lubin, né Chahnour Kérestédjian, à Constantinople, a survécu aux persécutions turques pendant le génocide arménien. Il s'est réfugié en France en 1923. Ce poète était édité chez Gallimard et un recueil de ses poèmes a paru en 2005 dans la prestigieuse collection "Poésie/Gallimard". L'écrivaine s'est emparée de cette figure littéraire, un expatrié malheureux en le considérant comme un frère en souffrance. Il la connaissait bien cette souffrance car il était atteint d'une horrible maladie, la tuberculose osseuse, nommée le mal de Pott. L'écrivaine décrit cette douleur permanente, vécue avec un stoïcisme exemplaire : "L'écriture l'enserre, le fragmente, le décortique, le recompose, un peu comme ces cellules qu'on nettoie de leur charge virale avant de les réutiliser pour leur donner vie". A Paris, il fréquente malgré tout les surréalistes et les symbolistes. Sa terrible maladie l'oblige à  se soigner dans divers sanatoriums dont celui de Bidart en Côte basque.  Souvent, l'écrivain demeure le seul lettré de ces hôpitaux et entretient des relations épistolaires intenses avec de nombreux malades rencontrés lors de ses cures. La narratrice compose sa biographie d'Armen Lubin en la combinant avec la sienne, une audace littéraire d'une grande originalité. Pourtant, elle manque d'informations sur lui, à peine quelques photos, quelques correspondances, de rares archives. Un écrivain contemporain évoque un écrivain du passé, une fraternité retrouvée, un éloge de la poésie et de la création littéraire. Ils partagent cette passion de l'écrit et une mélancolie rêveuse. Les quatre-vingt chapitres alternent les deux destins, celui d'Hélène et celui d'Armen. Le milieu littéraire (Jean Follain, Jean Paulhan, Henri Thomas) de l'époque soutenait le poète en toutes circonstances. Cette enquête biographique très fouillée rejoint le ressenti de l'écrivaine sur sa vocation, vécue comme une expérience transcendant la douleur. Ce dispositif biographie-autobiographie oscille entre les deux existences "où résonnent les questions de l'exil, de la souffrance, de l'amour, du rapport à l'écriture". Hélène Gestern se reconnaît dans le destin d'Armen Lubin : "Reconnaître sa douleur dans les mots des autres, c'est se sentir moins fou et moins seul". Evoquer ce poète rappelle à Hélène Gestern le propre destin de sa famille apatride : "Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde". La littérature ressemble pour l'écrivaine à un travail d'ébéniste : "Je fabrique des morceaux de récits, je coupe, je taille, j'assemble, je fixe, je polis". Le texte finit par composer un meuble à plusieurs tiroirs où le lecteur choisit celui qu'il préfère ouvrir. Hélène Gestern réussit un double pari : faire connaître un poète secret, oublié et s'exposer elle-même dans sa passion de l'écriture, présentée comme une archéologie de soi. Cet ouvrage ambitieux mérite toute notre attention. Réhabiliter Armen Lubin représente déjà un acte complet de générosité en sortant de l'oubli un pan de la littérature française des années 50. Il y a tellement d'écrivains oubliés, perdus de vue, engloutis par l'indifférence du public ! Hélène Gestern sort de l'oubli une grande période de la littérature française des années 50 en la personne d'Armen Lubin. 

vendredi 7 mai 2021

"Quand je n'aurai plus d'ombre"

 L'éditeur Actes Sud présente Adriaann van Dis comme "l'auteur d'une œuvre considérable à travers laquelle s'impose une voix majeure de la littérature néerlandaise". J'ai découvert cet écrivain après avoir lu une bonne critique dans le Monde des Livres sur son dernier roman, "Quand je n'aurai plus d'ombre", paru en avril 2020. Une mère très âgée et malade demande à son fils de l'aider, une aide spéciale car elle compte sur lui pour abréger sa vie. Les relations entre cette mère qui cache beaucoup de secrets et ce fils sexagénaire ne semblent pas apaisées, ni franchement aimantes. Il accepte sa demande à une seule condition : la révélation de ses secrets. Alors, s'engage un huis clos et un drôle de duo entre une mère et son fils, entre  un passé trop opaque et un présent trop cruel. A l'âge de seize ans, Le narrateur (double de l'auteur) a tenté de voler la clé d'un coffre où sa mère avait déposé des papiers mystérieux sur sa vie. Mais, elle s'est agrippée comme une désespérée et a repris la clé à son fils après une bataille enragée. Trois mois plus tard, le jeune homme quitte le foyer et ne verra sa mère que trois fois par an avec quelques appels téléphoniques sporadiques. A 90 ans, sa mère se retrouve dans une maison de retraite. Entre temps, elle a perdu ses deux maris, ses deux filles. Sa troisième fille vit en Italie et son fils à Paris. Cette femme âpre, dure et amère est née dans une famille de grands propriétaires terriens. Dans les années 20, Marie a fui cette famille étouffante en épousant un élève officier ("caramel" comme elle le définit) d'une école militaire toute proche. Elle a suivi son mari aux Indes néerlandaises, l'actuelle Indonésie. Il lui donnera ses trois filles, mais la vie dans ces Indes colonisées ne s'avère pas facile : racisme, mépris des uns et des autres, la guerre et le camp japonais des prisonniers. Elle perd son mari, se rapatrie en Hollande avec son deuxième mari. Adriaann, le narrateur, naîtra de cette union. Après la mort de celui-ci, elle se replie sur elle, sur la magie des plantes et sur les livres ésotériques. Le fils découvre cette vie par bribes dans le désordre des souvenirs parfois confus de cette mère en fin de vie. Ce fils si démuni face au caractère invivable de Marie veut absolument découvrir les non-dits de sa vie. Il la prend en charge, veille sur elle, la soigne, la lave même. Il appelle sa sœur qui vient enfin à l'aider à assumer cette fin difficile.  Cette femme rebelle et aventurière s'est enfermée dans une colère sans issue et "vieillir, c'est aussi une guerre", dit-elle à son fils.  Même au seuil de son départ, elle ne lâche pas prise malgré la présence de ses deux enfants. Ce roman original et puissant ne fait aucune concession  à la légende familiale, qui suppose souvent un un amour réciproque entre parents et enfants. Adriaan van Dis offre dans ce texte une analyse subtile, lucide et forte sur une relation chaotique, celle d'un fils mal aimé par une mère cabossée par la vie. La littérature venue du Nord de l'Europe frappe souvent par sa force romanesque... Une lecture un peu rude parfois mais percutante !

jeudi 6 mai 2021

Revues mensuelles

Les revues sur papier ont un grand mérite : elles peuvent rester sur une petite table de salon, ou sur une table de chevet pendant des jours. Je ne les lis pas en continu mais par "sauts et gambades" dirait Montaigne, selon mon humeur du moment. Ces lectures parcellaires répondent à mes curiosités permanentes : la littérature et la philosophie. Le mensuel, Philosophie Magazine, propose dans son numéro de mai, un sujet intéressant : "Faut-il toujours viser l'utile ?" dans le contexte actuel où l'existence est "entièrement dévolue à des tâches essentielles comme manger, dormir, travailler, s'occuper des enfants". La revue revient sur l'utilitarisme expliqué par Catherine Audard. Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction, vient d'écrire un essai, "Comment ne pas être esclave du système ?" où il avance des idées sur le post-utilitarisme : "Maximise ton utilité ou ton profit, mais sous contrainte d'idéal". Le dossier comporte aussi un duo de philosophes sur ce sujet, Peter Singer et Michael Sander. Dans ce numéro printanier, on peut aussi lire un entretien avec Robert Badinter, un portrait de la féministe "qui ne manque pas d'air", Luce Irigaray, et un article passionnant de Frédéric Schiffter sur le pessimisme chic où il évoque en particulier Clément Rosset, un des philosophes français les plus stimulants. Clotilde Leguil, philosophe et psychanalyste, nous invite à revisiter Jean-Jacques Rousseau en ces temps incertains de la pandémie. Un sommaire toujours aussi riche et ambitieux pour tous ceux et toutes celles qui se posent des questions et trouvent parfois des réponses grâce à la philosophie. Lire-Magazine littéraire de mai affiche sur sa page de titre un dossier sur la "graphologie des grands écrivains", une enquête sur les secrets de l'Iliade et l'Odyssée, un grand entretien avec Erik Orsenna sur Beethoven, un article sur les années "facho" de Yann Moix. On trouve les rubriques habituelles concernant les nouveautés du moment. Depuis que les deux revues littéraires ont fusionné, j'avoue que je ne retrouve pas la qualité d'antan du Magazine Littéraire qui proposait des articles plus fouillés, plus érudits, plus sérieux, plus littéraires dans le sens noble du terme. En parcourant la revue dans son format actuel, je constate l'irruption du phénomène "raccourci". Tous les textes semblent courts et légers pour éviter l'effort de lecture, pour ne pas intimider, pour ne pas "donner mal à la tête"...  Bientôt les journalistes écriront avec des smiley ou des dessins... C'est révélateur d'un remplacement générationnel au sein des rédactions. Je prends un coup de vieux terrible sur ma tête quand je remarque ces changements... Tant pis pour moi, je finirai par ne plus les lire mais, je m'accroche car il faut bien accepter avec sagesse le temps qui passe ! 

mercredi 5 mai 2021

"A la recherche de Milan Kundera"

 Ariane Chemin, journaliste au journal Le Monde, semble fascinée par Milan Kundera. Elle lui consacre un livre reportage, "A la recherche de Milan Kundera" aux Editions du Sous-Sol, paru en avril. Paradoxalement, elle ne le rencontrera pas car cet écrivain déteste la célébrité, la mise en scène de soi-même, la transparence médiatique. Agé de 92 ans, il vit avec sa femme Vera, toujours dans le même appartement à Paris au bout d'une impasse du 7e arrondissement. La journaliste le croise parfois dans ce quartier et rêve d'obtenir un rendez-vous pour un entretien : "Je le connais. J'ai souvent aperçu la longue silhouette de Milan Kundera accrochée à celle de Véra, sa femme depuis plus de cinquante ans. Deux corps aussi bouleversants que leurs vies de tourments à travers les siècles et les frontières, deux âmes sœurs enroulées l'une à l'autre dans un même destin, comme condamnés à vivre et à mourir enchaînées". Milan Kundera appartient à cette catégorie d'écrivains qui se méfie des médias, de la gloire littéraire, des apparences trompeuses. Avant lui, Julien Gracq, Maurice Blanchot, Beckett vivaient cachés et apparaissaient rarement dans la "vidéosphère". Milan Kundera a définitivement choisi de s'effacer devant son œuvre et dans l'édition de sa Pléiade, il n'a donné aucune biographie officielle. Ariane Chemin le qualifie de "disparu volontaire" et seuls, ses livres demeurent. Elle rappelle sa "timidité, son goût du silence". Cet écrivain érige "l'intimité en valeur suprême". Cette préférence pour la vie secrète vient peut-être de sa jeunesse où il a vécu dans une société communiste, collectiviste, étouffante comme dans la Tchécoslovaquie des années 50. Obsédé par son invisibilité sociale, l'écrivain se refuse à tout entretien : "je n'aime pas faire le mélodrame de ma vie" et Ariane Chemin ajoute qu'il a "posé des scellés sur la sienne". La journaliste relate, sur un plan chronologique, la vie de l'écrivain et de sa femme depuis Brno et Prague, leur fuite en voiture de leur pays et leur installation jusqu'à Rennes et Paris. La journaliste révèle quelques éléments de leur vie quotidienne : les voyages du couple dans les îles, les amitiés, les relations dans l'édition, les activités professionnelles. La journaliste est partie sur ses traces à Brno, à Prague, à Rennes et à Paris. Véra semble prendre une place essentielle dans la vie de Milan Kundera : interprète, garde du corps, épouse et amie, gestionnaire de sa vie quotidienne. Cet ouvrage ne révèle aucun secret, ni aucune information fracassante. A travers cette enquête documentée et illustrée de photographies, Ariane Chemin rend un hommage à ce couple singulier, unique et fascinant. Milan Kundera a choisi la France pour nous enchanter avec ses romans et ses essais depuis cinquante ans !!! Longue vie à ce Monsieur, notre plus grand écrivain vivant contemporain ! Et il n'a toujours pas reçu le prix Nobel de littérature. Quel gâchis... 

mardi 4 mai 2021

"Le dernier été en ville"

 Gianfranco Calligarich, écrivain italien, a grandi à Milan et s'est installé à Rome en tant que journaliste et scénariste. Gallimard a choisi "Le dernier été en ville" publié dans son pays en 1973. Ce roman culte retrace la vie d'un jeune Milanais, Léo Gazzara, en proie à une crise existentielle : "Mes amis avaient des idées très précises, obtenir un diplôme, se marier et gagner de l'argent, mais cette perspective me répugnait". Son départ à Rome dans les années 60 ressemble à une fuite, loin de sa famille milanaise. Il mène une vie bohème dans cette ville magique, mais d'une magie maléfique. Sa "dolce vita" va donc se dérouler dans un milieu d'artistes, d'aristocrates déchus, d'intellectuels cyniques : "Des gens qui erraient comme moi, essentiellement des intellectuels aux têtes de réfugiés et aux yeux pleins d'attente". Il erre dans les soirées de fête arrosées à l'alcool et sa dérive nocturne se déroule dans une ville hallucinante de beauté. Léo cherche avec désespoir une raison de vivre. Il tombe amoureux d'une femme belle et fantasque, Arianna, avec laquelle il ne parvient pas à vivre un amour serein et solide. Sa quête amoureuse s'adresse aussi à la ville qui porte en elle "une ivresse particulière qui brûle les souvenirs". Il trouve un emploi précaire dans le journalisme sportif, traverse la nuit avec des amis occasionnels, s'agrège à des rencontres mondaines stériles. L'écrivain emploie un adjectif surprenant, "brancal", un concept pour définir une attitude d'un jeune homme sans désir, sans idéal, qui se laisse porter au gré des vents. Le trentenaire, grand lecteur de Proust, est habité par un désenchantement existentiel que rien ne n'atténue vraiment, ni l'amour d'Arianna, ni les relations amicales. Son âme ressemble aux murs délabrés des vieux palais romains dont il décrit la beauté troublante. Ce roman fellinien évolue comme une pérégrination cinématographique, du Campo di Fiori à la Piazza Navone, en passant par celle Del Popolo jusqu'au bord de mer. Cette déambulation urbaine donne au roman une ambiance mélancolique de rêve et de poésie. Pourtant, Léo cultive un certain amour de la vie dans ses contacts sensuels avec cette cité trois fois millénaire. Mais, Arianna, la fugitive proustienne, échappe sans cesse à son appel : "Elle arriva avec moins de vingt minutes de retard sur le trottoir écrasé de soleil. Ses talons s'enfonçaient dans mon cœur". Ce premier roman d'une clarté sombre scintille comme un diamant noir où chaque instant se vit dans une attente d'un bonheur introuvable. Rome est peut-être le personnage principal et évidemment fascinant de ce premier roman au parfum nostalgique des années 70. Un roman à découvrir pour Rome, évidemment... 

lundi 3 mai 2021

En liberté surveillée

 Bientôt, l'étau va enfin se desserrer même si certains spécialistes médicaux auraient préféré nous confiner encore et encore. Pourquoi pas pendant des années ! La mi-mai va enfin prendre un air du monde d'avant avec l'ouverture des terrasses, des cinémas, des musées, etc. Je ressens un certain soulagement avec la décroissance des cas et des malades. On a tous besoin de prendre l'air à plus de dix kilomètres de chez soi. Cet après-midi, j'ai fêté cet événement en me promenant sur les bords du lac du Bourget à Aix-les-Bains à quinze kilomètres de Chambéry. Quel plaisir de retrouver ces paysages, mes cabanes de livres, le jardin vagabond, la baie de Mémard, les cormorans, les voiliers ! J'admire la discipline exemplaire de la majorité des Français et des Françaises, presque tous rangés chez eux à partir de 19h !  Je m'imagine bientôt avec un verre de vin blanc devant l'océan au moment du sacro-saint apéritif que les Français apprécient particulièrement, surtout dans ce doux pays aquitain. J'ai lu récemment Vladimir Jankélévitch qui exprimait bien cette idée de liberté dans son ouvrage, "L'irréversible et la nostalgie", paru dans la collection Champs de Flammarion. Il écrit : "La possibilité de se mouvoir a toujours été considérée par les hommes comme la plus précieuse et la plus caractéristique de toutes les libertés. (...) Et cette liberté est pour l'homme une latitude aussi élémentaire et aussi vitale que l'oxygène atmosphérique". Depuis que le Covid a fait son apparition (plus d'un an !), nous expérimentons une mobilité réduite (très profitable pour la diminution de la pollution, au moins les écolos sont contents). Cette traversée un peu interminable de la menace virale pèse sur nos nerfs, sur notre moral. Encore quelques jours d'attente et nous allons retrouver une vie normale en plusieurs étapes. Le 19 mai, je vais au musée, au cinéma, au restaurant ! Une nouvelle réjouissante à mes yeux, la chappe de plomb va enfin s'effondrer et libérer notre énergie. Evidemment, on a tous perdu un peu de vue tous ces plaisirs culturels et chacun de nous pouvait éprouver un sentiment étrange de vivre dans un nouveau monde, digne d'une série américaine dystopique où la culture a disparu. Au fond, à force de privations, on finit par s'habituer à ce présent encagé. Rappelons-nous cette existence légère où l'insouciance régnait sans lavage des mains, sans port de masque, sans mettre de la distance entre soi et les autres. Cette vie empêchée  va-t-elle revenir ?  Le vaccin va nous sauver même s'il faut renouveler sa prise tous les six mois. Je suis preneuse...  Même notre Président s'est rendu compte que l'on ne pouvait pas vivre éternellement confiné. C'est une très bonne nouvelle. 

samedi 1 mai 2021

"On va déguster l''Italie"

 François-Régis Gaudry, animateur sur France Inter de l'émission "On va déguster", s'attaque à l'une des cuisines les plus succulentes de la planète : la cucina italianna ! Son livre se veut une encyclopédie avec plus de mille fiches techniques sur les produits,  plus de 350 sujets, 265 recettes, des portraits, des anecdotes historiques, des références littéraires : un pavé royal de 3,5 kilos d'un format exceptionnel ! Le chef d'orchestre de cette initiative culinaire a rassemblé une kyrielle d'amis, des professeurs, des spécialistes de la cuisine, qui se sont tous attachés à célébrer, plus qu'une façon de manger, un mode de vie de la civilisation occidentale. Les saveurs de l'Italie enchantent depuis toujours tous les palais du monde entier. Pour ma part, je voue un culte passionné à ce pays pour sa culture, évidemment mais j'avoue une tendresse particulière pour tous les plats que j'ai dégustés avec un bonheur gourmand, dans mes diverses escapades. Je me souviens de la pizza aux anchois de Naples, des spaghetti à la vongole à Venise, du mille-feuille à Rome, des gelati à Milan, du risotto à Bologne, de l'agneau grillé à Florence, sans oublier la cuisine sicilienne d'une saveur particulière... Cette encyclopédie propose des fiches sur les produits mythiques du pays transalpin : l'huile d'olive, la tomate, les pâtes, le vin, le pesto, les grissini, les glaces, le tiramisu, le parmesan, la mozzarella, les vins et tant d'autres produits mythiques. La cuisine représente l'âme d'un pays, son cœur palpitant, sa dolce vita. Je pense à Stendhal, notre grand amoureux de l'Italie qui évoquait son syndrome, une explosion de sensations palpitantes  devant tant de beautés. Je l'imagine dans une trattoria dégustant un plat de pâtes ou un tiramisu sublime. Qui n'a pas savouré du panettone avec un café ? Qui n'a pas bu un spritz dans une terrasse de bar ? Je garde, gravé dans ma mémoire, celui de Palerme à la veille de mon départ. Ce livre magnifique et délicieusement gourmand se lit avec délectation et confirme que ce pays concentre à lui seul une myriade de chefs d'œuvre, de Léonard de Vinci à un baba au rhum napolitain. Quand j'ai visité Berlin, Prague, Stocklhom, Londres, je n'ai aucun souvenir d'un plat unique qui s'est incrusté dans ma mémoire sensorielle... Dès que je mets les pieds en Italie, je ne passe pas une journée sans la marquer d'une découverte culinaire. La culture se loge dans les fibres du vivant et l'Italie m'offre ces promesses culturelles. "On va déguster l'Italie" est devenu mon livre de chevet et compense mon manque frustrant de ne pas avoir remis les pieds en Italie depuis un an à cause de la pandémie. En attendant mes futures escapades, j'apprends l'italien, une langue musicale souriante, je lis des romans et des guides et je me nourris avec les meilleurs produits de la péninsule. Cet ouvrage encyclopédique, une Bible incontournable pour tous les amoureux et pour toutes les amoureuses de ce pays si proche de notre Savoie.