mardi 11 juin 2019

"Frantumaglia"

Ce drôle de mot italien, "Frantumaglia" signifie fourre-tout, fragments, morceaux, et Elena Ferrante se livre enfin dans cet ouvrage complet paru chez Gallimard en 2019. Ce recueil de lettres, d'interviews, de réflexions sur la fiction forme un formidable matériau littéraire composite où l'écrivaine révèle quelques vérités sur sa personnalité. Elena Ferrante a longtemps refusé tout passage médiatique, tout entretien, toute confession même écrite. On la lit sans la connaître, on ne l'a jamais vue en photo, et même certains milieux de l'édition ont évoqué plusieurs plumes pour la saga "L'amie prodigieuse". Je cite un passage : "Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu'ils sont écrits. S'ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs". Pour elle, l'anonymat est un respect de sa vie privée. Seule, compte l'écriture. La connaissance de l'auteur n'apporte rien à la compréhension de l'œuvre. Ce principe d'effacement appartient à une grande tradition littéraire comme l'a vécue Julien Gracq exécrant les médias. Quand on parcourt cet ouvrage si éclairant sur elle, ses admirations littéraires vont à Jane Austen, Virginia Woolf, Anna Maria Ortese, Alice Munro et surtout la géniale italienne Elsa Morante dont elle a reçu un prix. Elena Ferrante écrit évidemment mais quelle grande lectrice ! Elle évoque les héroïnes de ses romans composés avant sa tétralogie mythique : "Poupée volée", "Les jours de mon abandon", "L'amour harcelant". Le rôle de l'écriture met en ordre une "intériorité morcelée", l'univers si complexe des relations femmes-hommes, le rapport aux enfants, Naples. Ce livre se lit avec un plaisir certain à condition d'avoir découvert toute son œuvre. Quand une journaliste lui demande d'expliciter le titre "Frantumaglia", l'écrivaine répond : "la frantumaglia est cette partie de nous-mêmes qui échappe à la verbalisation ou à d'autres formes de réduction et qui, dans les moments de crise, réduit à elle-même, anéantit l'ordre à l'intérieur duquel, nous pensions être stablement insérés. Toute intériorité, au fond, est un magma qui se heurte à la maîtrise de soi et c'est ce magma qu'il faut tenter de raconter, si nous voulons que la page possède de la force". Elena Ferrante raconte avec un charme discret et modeste son métier : fabriquer des histoires qui résonnent et qui résonnent si bien que ses lecteurs et ses lectrices lui vouent une admiration sans fin.  Un ouvrage indispensable pour rencontrer une très belle personne des lettres italiennes.