lundi 10 mai 2021

"Armen"

 Hélène Gestern retrace la vie d'un poète peu connu, Armen Lubin (1903-1974), dans un ouvrage particulièrement imposant de presque 600 pages, intitulé tout simplement "Armen", publié chez Arléa en mars 2020. Passé quasi inaperçu l'année dernière, ce livre, par sa densité, peut effrayer un lecteur pressé. D'ailleurs, il faut le lire avec une certaine lenteur. Armen Lubin, né Chahnour Kérestédjian, à Constantinople, a survécu aux persécutions turques pendant le génocide arménien. Il s'est réfugié en France en 1923. Ce poète était édité chez Gallimard et un recueil de ses poèmes a paru en 2005 dans la prestigieuse collection "Poésie/Gallimard". L'écrivaine s'est emparée de cette figure littéraire, un expatrié malheureux en le considérant comme un frère en souffrance. Il la connaissait bien cette souffrance car il était atteint d'une horrible maladie, la tuberculose osseuse, nommée le mal de Pott. L'écrivaine décrit cette douleur permanente, vécue avec un stoïcisme exemplaire : "L'écriture l'enserre, le fragmente, le décortique, le recompose, un peu comme ces cellules qu'on nettoie de leur charge virale avant de les réutiliser pour leur donner vie". A Paris, il fréquente malgré tout les surréalistes et les symbolistes. Sa terrible maladie l'oblige à  se soigner dans divers sanatoriums dont celui de Bidart en Côte basque.  Souvent, l'écrivain demeure le seul lettré de ces hôpitaux et entretient des relations épistolaires intenses avec de nombreux malades rencontrés lors de ses cures. La narratrice compose sa biographie d'Armen Lubin en la combinant avec la sienne, une audace littéraire d'une grande originalité. Pourtant, elle manque d'informations sur lui, à peine quelques photos, quelques correspondances, de rares archives. Un écrivain contemporain évoque un écrivain du passé, une fraternité retrouvée, un éloge de la poésie et de la création littéraire. Ils partagent cette passion de l'écrit et une mélancolie rêveuse. Les quatre-vingt chapitres alternent les deux destins, celui d'Hélène et celui d'Armen. Le milieu littéraire (Jean Follain, Jean Paulhan, Henri Thomas) de l'époque soutenait le poète en toutes circonstances. Cette enquête biographique très fouillée rejoint le ressenti de l'écrivaine sur sa vocation, vécue comme une expérience transcendant la douleur. Ce dispositif biographie-autobiographie oscille entre les deux existences "où résonnent les questions de l'exil, de la souffrance, de l'amour, du rapport à l'écriture". Hélène Gestern se reconnaît dans le destin d'Armen Lubin : "Reconnaître sa douleur dans les mots des autres, c'est se sentir moins fou et moins seul". Evoquer ce poète rappelle à Hélène Gestern le propre destin de sa famille apatride : "Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde". La littérature ressemble pour l'écrivaine à un travail d'ébéniste : "Je fabrique des morceaux de récits, je coupe, je taille, j'assemble, je fixe, je polis". Le texte finit par composer un meuble à plusieurs tiroirs où le lecteur choisit celui qu'il préfère ouvrir. Hélène Gestern réussit un double pari : faire connaître un poète secret, oublié et s'exposer elle-même dans sa passion de l'écriture, présentée comme une archéologie de soi. Cet ouvrage ambitieux mérite toute notre attention. Réhabiliter Armen Lubin représente déjà un acte complet de générosité en sortant de l'oubli un pan de la littérature française des années 50. Il y a tellement d'écrivains oubliés, perdus de vue, engloutis par l'indifférence du public ! Hélène Gestern sort de l'oubli une grande période de la littérature française des années 50 en la personne d'Armen Lubin.