vendredi 29 décembre 2023

"Un chien à ma table", Claudie Hunzinger

Claudie Hunzinger, à la réputation quelque peu rebelle, plasticienne et écrivaine, a obtenu le Prix Femina en 2022 pour "Un chien à ma table". J'ai choisi ce titre pour l'Atelier Littérature de janvier qui évoquera nos amis les bêtes dans les romans. Les deux personnages "humains" de cette histoire fortement autobiographique se nomment Sophie, romancière, et Grieg, son compagnon de toujours. Ils vivent isolés dans une vieille ferme des Vosges, "Les Bois Bannis". Sophie sent la vieillesse attaquer son corps mais elle ne veut pas renoncer à ses marches quotidiennes dans la forêt pour éradiquer ses douleurs physiques. Son drôle de compagnon dort le jour et lit la nuit. Il aime passionnément la littérature et ne supporte plus la société. Un jour, une chienne errante bouscule leur quotidien en faisant une irruption intempestive. Son pelage est "mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses et trempé". L'animal est blessé et a dû subir des violences de son maître. Une relation merveilleuse s'installe entre l'animal et la narratrice comme une aube nouvelle. L'une veille sur l'autre tout en parcourant la nature environnante : "Si on m'avait fait passer devant des rayons X (...), on y aurait peut-être vu un être composite avec une truffe de chien, des cheveux de ronces, des yeux de mûres écrabouillées, des joues faites de lichens, une voix d'oiseau et à l'intérieur ? Oh ! A l'intérieur ! Une myriade d'existences". La petite chienne est baptisée "Yes", celle qui dit oui à la vie. Ses nouveaux "parents", et non des maîtres, adorent cette chienne remplie "d'une tendre humanité". Mais, Sophie ne cesse d'évoquer l'atmosphère inquiétante des espèces menacées, des forêts dénaturées, d'une planète bien mal en point. Le monde social semble aussi un danger surtout pour Grieg, un homme effrayé se réfugiant dans les livres comme dans une forteresse de papier. La narratrice pose aussi la question de la survie des livres, des librairies, des bibliothèques. Les deux protagonistes octogénaires vivent en huis clos dans cette ferme mais ce lieu unique devient le monde tant ils observent avec un bonheur juvénile la nature, les plantes, les champignons, les animaux, le ciel et les nuages. Sophie dresse un bilan de sa vie,  se souvient de sa jeunesse, regarde avec passion la vie autour d'elle, arpente son territoire avec fierté. Elle analyse son couple avec tendresse : "D'étranges vieillards abritant un enfant. Des vioques. J'aime beaucoup ce mot, vioque, il dit l'effarement insoluble de l'enfant qu'on est resté". Un roman revigorant, éco-poétique, Ce livre sent la forêt des Vosges, fait entendre les chants des oiseaux et les jappements de la petite chienne. Un ode à la vie et à l'amour. 

mercredi 27 décembre 2023

"Le nœud de vipères", François Mauriac

J'aime énormément la littérature française du XXe siècle. Je pense souvent à nos grands ancêtres des Lettres qui ont consacré leurs heures à écrire, à imaginer, à créer des mondes romanesques. Cette année, j'ai redécouvert avec délectation notre grande Colette au style génial. Récemment, j'ai ouvert un roman de François Mauriac, "Le nœud de vipères", publié en 1932. J'avais envie de me plonger dans une ambiance d'Aquitaine, ma région d'origine. Ce roman singulier évoque la confession épistolaire de Louis, un ancien avocat de 68 ans. Ce patriarche se sent détesté par sa femme et par ses enfants qui rodent autour de lui pour s'approprier sa fortune. Il veut se venger des siens en les déshéritant. Ce texte testamentaire raconte l'imbroglio des relations familiales qui ne sont pas de tout repos. Le narrateur établit un bilan négatif de tout en entourage. Il détestait sa mère car elle l'aimait trop. Sa femme avait un premier amour dont il sera jaloux toute sa vie. Il est déçu par son fils, Hubert, et par sa fille, Geneviève. Il cherche une solution pour son héritage et il avoue qu'un fils "illégitime", Robert, vivant à Paris, pourrait recevoir sa fortune au détriment de sa famille. Mais, ce jeune homme craintif divulgue le secret de son père à Hubert. Qui est donc Louis, cet homme torturé, méfiant, avare et malheureux ? Souffre-t-il d'une dépression grave pour réagir de cette façon ? François Mauriac écrit en parlant de son personnage : "Non, ce n'était pas l'argent que cet avare chérissait, ce n'était pas la vengeance que ce furieux avait faim. L'objet véritable de son amour, vous le connaîtrez si vous avez la force et le courage d'entendre cet homme jusqu'au dernier aveu que la mort interrompt". Alors que Louis songeait à sa mort, il perd sa femme. Ce deuil brutal transforme Louis. Le narrateur avoue son malaise ainsi : "Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères : étouffé sous elles, saturé de venin, il continue de battre au-dessous du grouillement. Ce nœud de vipères qu'il est impossible de dénouer, qu'il faudrait trancher d'un coup de couteau".  Pourtant, Louis arrivera à trancher ce nœud, à la fin de sa vie. Ce roman n'a pas pris une ride et je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt. Les thèmes abordés par François Mauriac dans ce texte appartiennent à sa matrice littéraire : l'argent au cœur d'une famille, les relations du couple, la filiation, la religion catholique si prégnante à cette époque. Et le style, quel style ! J'ai revu un extrait sur François Mauriac qui citait ses deux écrivains préférés : Balzac et Proust, une indéniable influence heureuse. 

mardi 26 décembre 2023

"Les Prodiges de la vie", Stefan Zweig

 Dans l'Atelier Littérature de décembre, j'avais intégré dans ma liste une nouvelle de Stefan Zweig, "Les Prodiges de la vie", publié pour la première fois en 1904 et traduite en français en 1990. L'écrivain autrichien a écrit ce texte court d'une centaine de pages à l'âge de 23 ans et cette précocité exceptionnelle préfigure une œuvre dense et profonde. L'histoire se passe à Anvers en 1566. Un homme riche et pieux veut offrir un tableau à son église pour la récompenser d'un miracle concernant sa mère. Il demande à un vieux peintre de réaliser la Vierge Marie. Celui-ci trouve son modèle par hasard quand une jeune fille apparaît sur un balcon. Un gérant de taverne, ex-soldat, l'a adoptée lors d'une campagne. Toute sa famille est morte dans un pogrom. Farouche et méfiante, elle travaille dans la taverne de son père. Le peintre lui propose de l'argent pour qu'elle pose tous les après-midis. Elle accepte ce projet avec une grande réticence. Malgré toutes les poses que son modèle exécute avec modestie, il ne parvient pas à la représenter seule dans le tableau et lui vient l'idée de la peindre en Vierge à l'Enfant.  Le peintre lui confie un bébé pour les besoins du tableau. Apeurée par cette présence charnelle (le bébé est nu), elle finit par s'attacher à cet enfant d'un amour maternel. Le peintre devinant sa religion juive essaie de la convertir au catholicisme mais il renonce et l'accepte comme elle est. Le contact physique avec ce bébé développe en elle des sensations inconnues d'affection mais, un jour, le bébé a disparu car le peintre a terminé son œuvre. La peinture est installée dans l'église et la jeune fille se rend souvent devant l'image de cet enfant qu'elle chérit. Elle contemple cette peinture pour revivre cet amour maternel. Le pays est troublée par des émeutes dans la ville et la pauvre jeune fille se retrouve mêlée à cette tragédie en perdant la vie. Stefan Zweig évoque dans ce court récit plusieurs thèmes : la religion, l'art, l'amour et la violence historique. La jeune fille découvre sa féminité à travers l'enfant et elle s'ouvre à la vie même devant le tableau dans l'église, une sorte de transcendance pour elle. La tragédie de l'Histoire veut qu'elle meure pour protéger la toile d'une foule protestante désireuse de détruire les images et les symboles du catholicisme. Cette nouvelle, pétrie de spiritualité, montre les ravages du fanatisme religieux et résonne fort de nos jours. A découvrir. 

vendredi 22 décembre 2023

"Les Insolents", Ann Scott

 Par curiosité, j'ai lu récemment un des prix littéraires de la rentrée, le prix Renaudot, "Les Insolents" d'Ann Scott. D'habitude, je ne mentionne pas les flops, les coups de griffe, les échecs de lecture. Je me suis vraiment forcée à lire ce roman ultra contemporain d'un vide abyssal. Ann Scott a même été invitée à la Grande Librairie ! Elle se définit comme une autrice "punk" pour marquer sa différence existentielle. L'histoire est toute simplette : Alex, le personnage principal, écrit son journal intime. Compositrice de musique de films (c'est courant comme métier...), elle peut travailler n'importe où. A 45 ans, elle décide de tourner le dos à la capitale. Cette femme s'exile donc... en Bretagne, dans le Finistère ! Pour une citadine pur sucre, la région bretonne ressemble à une contrée exotique à des milliers de kilomètres de Paris. Elle quitte aussi ses deux meilleurs amis, Margot et Jacques. Alex loue une maison assez isolée et raconte son déménagement. Elle précise qu'elle ne dispose pas de voiture et utilise les taxis pour faire ses courses. Evidemment, cette écrivaine évoque les paysages, la plage proche, sa solitude et ses désillusions. Mais, elle n'évite pas de mentionner qu'elle use de la drogue pour se détendre comme si c'était une norme sociale, usage courant et familier. Bisexuelle, elle raconte ses amours entre une femme et un ami. Plus j'avançais dans le texte, plus j'étais dépitée par la minceur de l'histoire et surtout par le style d'une platitude banale avec un vocabulaire très amaigri et parfois vulgaire. Ann Scott comme sa consœur, Virginie Despentes, représente les tendances rebelles "punk". Je ne relate pas les suicides, les traumatismes que la narratrice évoque dans ce roman soi-disant "magnifique" pour certains critiques. Mon verdict est sans appel : sans intérêt et pourtant, le sujet ouvrait des perspectives sympathiques sur un retour vers une vie plus naturelle en bord de mer. Le conformisme social aujourd'hui se niche dans ces romans sans profondeur et sans aucun humour distancié (Elle devrait lire Kundera !) et surtout sans style. Si tous ces récits insignifiants à mes yeux envahissent de plus en plus nos librairies, je reprendrai avec bonheur tous les classiques du XXe, de Yourcenar à Julien Gracq, de Malraux à Mauriac, de Colette à Proust, toute la littérature française sans oublier les littératures étrangères. Je constate avec une certaine ironie le gouffre "générationnel" qui me sépare de ces écrivaines de moins de 50 ans ! 

jeudi 21 décembre 2023

Atelier Littérature, 4

Régine a présenté le roman de Gaëlle Josse, "Les Heures silencieuses", publié en 2012 dans la collection J'ai Lu. A Delft, en 1667, Magdalena se confie à son journal intime. Elle aurait préféré s'embarquer sur les bateaux de son père, administrateur de la Compagnie des Indes orientales. Mais, à cette époque, les femmes devaient se sacrifier pour leur famille. Elle évoque son enfance, sa vie d'épouse et de mère. Au fil des mots, elle va avouer un lourd secret. Inspiré par un tableau d'Emmanuel De Witte, Régine a beaucoup aimé ce roman lumineux et mélancolique. La vision de cette femme dans la peinture a aussi bien inspiré Gaëlle Josse à la plume et aux sentiments d'une délicatesse toute poétique. Geneviève a choisi le roman biographique de Catherine Cusset, "La vie de David Hockney", publié chez Gallimard en Folio. Pour lire cet ouvrage, il vaut mieux connaître l'œuvre picturale de cet artiste anglais, né en 1937. L'écrivaine nous relate son enfance, sa famille, ses proches. Homosexuel, il a vécu les ravages du Sida en Californie dans les années 80. Il a peint son compagnon, Peter, sur ses toiles. Eclectique dans son art, ses créations vont des tableaux classiques au photo-montage en passant par des décors d'opéra. Catherine Cusset raconte "la puissance salvatrice de la création et dresse un portrait haut en couleur du peintre anglais vivant le plus connu". Odile a "courageusement" lu le roman philosophique d'Honoré de Balzac, "Le chef d'œuvre inconnu", publié en Folio. Ce texte complexe présente un peintre, Maître Frenhofer, qui cherche à dépasser la peinture, plus forte que la réalité. Deux personnages interviennent dans ce roman : le jeune Nicolas Poussin et Porbus. Odile s'est souvenue d'avoir vu la nouvelle de Balzac, adaptée au cinéma par Jacques Rivette en 1991, "La belle Noiseuse". Notre lectrice motivée a lu cette nouvelle par deux fois pour mieux la comprendre. Geneviève a présenté "Les Bourgeois de Calais" de Michel Bernard. Notaire et maire de Calais, Omer Dewavrin confie une commande à Rodin pour réaliser un monument en hommage à six figures légendaires de la Guerre de Cent Ans. Grâce à l'obstination de cet édile du Nord, la sculpture n'aurait jamais vu le jour. Malgré les barrages et les controverses politiques, Rodin impose son art torturé et bouleversant de vie. L'atelier Littérature de janvier aura lieu le 18 janvier avec un sujet que je n'avais jamais choisi : la place des animaux familiers dans la littérature avec Colette, Jean Giono, Virginia Woolf, Pascal Quignard, Claudie Hunzinger,  Eri de Lucca, Paolo Cognetti, Sylvie Germain ! 

mardi 19 décembre 2023

Atelier Littérature, 3

 J'avais proposé une liste sur l'art et la littérature pour l'atelier Littérature de décembre. Ce thème transversal me semble bien pratique pour un choix éclectique et parfois déroutant. La plupart des titres a été choisie sauf une biographie sur Picasso en particulier. Odile a présenté le récit de Jean-Paul Kauffmann, "La lutte avec l'ange", publié en Folio en 2002. Si vous allez à Paris dans les semaines qui viennent, allez visiter l'église Saint-Sulpice. Cet édifice catholique du 6e arrondissement abrite une peinture énigmatique, celle de Delacroix, "La lutte avec l'ange". Jean-Paul Kauffmann raconte, avec son talent d'écrivain-enquêteur, la naissance de cette œuvre unique et magnifique. Delacroix se transforme en héros de l'art et il a consacré douze ans de sa vie pour réaliser ce tableau. Le narrateur traque les traces du peintre à Dieppe, dans un château du Quercy, dans un village de l'Argonne et même devant un immense chêne de la forêt de Sénart. Les rencontres de l'auteur avec des personnages constituent la dynamique de l'essai biographique : un critique d'art, une conférencière du Louvre, un sacristain, un peintre oublié. La peinture de Delacroix symbolise la lutte du Bien et du Mal : "Tout homme lutte fatalement un jour avec l'Ange". Odile qui aime beaucoup l'Histoire (ancienne professeur de cette matière) a beaucoup apprécié la "méthode" originale de Jean-Paul Kauffmann à la recherche de la vérité sur un peintre emblématique du XIXe siècle. Danièle a choisi le roman biographique de Françoise Cloarec, "L'Indolente : le mystère Marthe Bonnard". Qui est vraiment Marthe, la compagne de Pierre Bonnard, ce peintre lumineux, intimiste, appartenant au mouvement des Nabis. Il a peint Marthe toute sa vie entre 1893 et 1942 et pourtant, elle reste mystérieuse. Leur couple fusionnel a pris naissance dans une rencontre coup de foudre. Marthe de Méligny, vendeuse dans une boutique de fleurs, avait 16 ans à peine. Son modèle devient sa maîtresse et elle lui a avoué qu'elle n'avait pas de famille. Ce mensonge de sa part sera son secret jusqu'à leur mariage en 1925. En fait, elle s'appelait Maria Boursin. L'autrice nous raconte leur vie quotidienne, leurs voyages et leurs relations amicales avec Monet, Vuillard, Signac, Renoir, Matisse. Un roman biographique très agréable à lire et surtout une découverte d'un grand peintre français pour Danièle qui a présenté un livre d'art sur Bonnard. (La suite, demain)

lundi 18 décembre 2023

Atelier Littérature, 2

Janelou a présenté avec une grande conviction un roman de la rentrée, "La fête des mères" de Richard Morgiève, publié chez Joëlle Losfeld. Une histoire de famille à Versailles dans les années 60, un père banquier souvent absent, une mère très "vipère au poing" insupportable, quatre frères problématiques. Dans cette fratrie, un des enfants, Jacques, se rebelle, refuse de faire sa communion solennelle et tombe malade. Pour s'en sortir, il faut garder l'espoir et attendre l'amour qui guérit tout. Quarante ans plus tard, ce narrateur à l'enfance cabossée, raconte cette histoire. Comme le disait Janelou en résumant ce roman formidable à ses yeux, l'écrivain tente de répondre à cette question : "Comment un homme se construit", vaste programme. A découvrir le plus tôt possible sous le sapin de Noël. Régine a beaucoup apprécié un récit autobiographique, "L'empreinte" d'Alexandria Marzano-Lesnevich, publié dans la collection 10/18 en 2019. Etudiante en droit à Harvard, la narratrice s'oppose à la peine de mort. Un jour, elle croise un tueur emprisonné en Louisiane, Rick, condamné à mort et la confession de cet homme ébranle ses convictions. Cette affaire déclenche un choc de mémoire chez elle et en fouillant ses souvenirs enfouis, elle découvre un lien inattendu entre son passé, un secret de famille et une terrible affaire. Elle va enquêter sur les raisons profondes qui ont conduit l'assassin à commettre son crime. Ce récit-enquête journalistique se lit comme un thriller et montre comment la vérité est toujours plus complexe que ce que l'on imagine. Cet ouvrage a obtenu le Grand prix des lectrices Elle et le prix du Livre Inter étranger. Odile a présenté un roman qui l'a émue tellement ce livre a trouvé une résonance personnelle. Il s'agit du "Récit d'un combat" de Luc Lang, publié chez Stock. Ce texte autobiographique initiatique évoque avec talent le phénomène de la transmission. L'auteur est aussi un karatéka et il parcourt les différents âges de sa vie se souvenant de toutes ses chutes et de toutes ses renaissances grâce à sa discipline des arts martiaux. Selon Luc Lang, "tout est un combat" et ce combat périlleux demande des armes, des armes pacifiques que sont la littérature, la discipline, le karaté. Un livre qui a manifestement passionné Odile, amatrice elle-même d'arts martiaux qui a eu la chance de rencontrer Luc Lang lors de la signature de son livre chez Garin. 

vendredi 15 décembre 2023

Atelier Littérature, 1

 Ce jeudi 14 décembre, nous étions une bonne dizaine de lectrices à nous retrouver pour évoquer, en première partie de séance, les coups de cœur du mois. Danièle a démarré avec le récit de Cédric Sapin-Dufour, "Son odeur après la pluie", publié chez Stock. Le narrateur raconte le lien affectif qu'il entretient avec son chien, Ubac, un bouvier bernois. Au gré des treize années qu'ils vont partager, les deux amis n'appartenant pourtant pas à la même espèce, vont former un duo parfait, évident et incompréhensible pour tous ceux et celles qui ne comprennent rien à cet attachement pourtant universel entre un humain et un animal. Un beau livre "positif" à offrir à Noël pour tous les amis des animaux familiers. Annette a choisi, parmi ses nombreuses lectures, un roman de l'écrivaine américain, Ann Patchett, "La maison des Hollandais", publié chez Actes Sud. Danny et Maeve, un frère et une sœur unis par un lien indéfectible, reviennent devant leur ancienne maison et se souviennent de leur enfance, source de leurs malheurs sur cinq décennies. Les moments de vie surgissent dans le désordre et ils sont pétris de nostalgie pour cette maison où ils ont vécu avec une mère disparue, un père déroutant et une belle-mère irascible qui finit par les chasser de chez eux. Cette saga familiale aux multiples rebondissements se lit avec un plaisir certain. Odile a proposé un essai comme coup de cœur, celui d'Amin Maalouf, "Le labyrinthe des égarés : l'Occident et ses adversaires", publié chez Grasset. L'actualité du moment impose une réflexion approfondie sur les causes d'une guerre au cœur de l'Europe, sur les bouleversements planétaires et sur la place de l'Occident dans le monde. L'Académicien se pose la question : "Comment en est-on arrivé là ?". Il remonte aux origines de ce nouvel affrontement entre l'Occident et ses adversaires en retraçant l'itinéraire de quatre nations : le Japon, la Russie, la Chine et l'Amérique. Cet essai est une grande fresque historique à découvrir pour mieux comprendre l'actualité du jour très inquiétante. Odile nous a donné envie de lire cet essai bien écrit et surtout, selon elle, très abordable. Pascale a pris ensuite la parole pour nous parler d'un thème qui lui tient à cœur : les mères toxiques. Elle nous a conseillé la lecture d'un roman documentaire d'Alexandra Lapierre, ''Avec toute ma colère", publié chez Pocket. La mère, Maud Cunard, richissime héritière, mécène internationale, et sa fille, Nancy, muse et amante d'Aragon, s'opposent et ne sont d'accord sur rien, mais semblables en tout. Un duo percutant en duel permanent. (La suite, lundi) 

mardi 12 décembre 2023

"Eugénie Grandet", Honoré de Balzac, 2

L'ignominie du Père Grandet se révèle après la mort de sa femme quand il demande à sa fille de renoncer à l'héritage de sa mère en sa faveur. Cet homme odieux et pitoyable meurt à son tour et avant de disparaître, il contemple son or avec une jouissance ridicule. Eugénie se retrouve orpheline et très riche. Charles, pendant ce temps, a fait fortune aux Indes et a beaucoup changé : "Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha". Il est devenu cynique et ambitieux. Il se marie avec une riche marquise à Paris en oubliant sa promesse de retrouver Eugénie. Quand celle-ci apprend la nouvelle, elle est effondrée. Charles, entretemps, apprend qu'elle a remboursé la dette de son oncle et comprend alors l'étendue de sa fortune. La jeune femme se marie en refusant de "consommer" cette union avec le président du tribunal à Saumur. Elle distribuera sa fortune dans de nombreuses associations caritatives. Balzac a voulu raconter la vie en province, une vie monotone, immobile, sans charme. Pourtant, cet aspect de calme apparent cache des passions violentes : Grandet pour son or, Eugénie pour Charles, Nanon pour son maître, la mère pour sa fille. Les familles gravitant dans le cercle de la famille Grandet, n'ayant que le but de s'accaparer de leur fortune, sont décrites avec un humour ravageur. Honoré de Balzac traquait, dans ses romans, les défauts, la bêtise et les noirceurs des mœurs de son temps en dénonçant l'hypocrisie sociale. Eugénie représente la passion amoureuse pour un homme qui ne la mérite pas : "Enfin, ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance (...) ou l'étoffe de la vie". Sa désillusion va la plonger dans une amertume sans fin. Seule, sa mère l'aimera profondément et leur complicité mère-fille apporte au roman une touche féminine sensible et émouvante. Ce roman a été adapté au cinéma en 2020 par Marc Dugain. Lire Balzac aujourd'hui, c'est se retrouver dans l'univers du XIXe siècle en France mais Grandet représente la rapacité universelle, Eugénie, une femme victime de sa soumission, Charles, le cynisme bien partagé aujourd'hui. Balzac, maître du réalisme social, a donné naissance à Flaubert, Zola, Proust, Colette, Mauriac, Martin du Gard, et bien d'autres auteurs qui lui doivent une "fière chandelle" !  

lundi 11 décembre 2023

"Eugénie Grandet", Honoré de Balzac, 1

 Je me remets à lire mes classiques préférés, un retour à ma jeunesse au temps de mes études de lettres. Quand j'étais au collège et au lycée, nos professeurs de français nous donnaient le goût des classiques. Je me souviens encore de mon professeur de français, Monsieur Delmas, qui, pour nous faire aimer Molière (en 6e !), organisait à la fin de ses cours des scènes de "L'avare" entre élèves. Les Lagarde et Michard, nos bibles de la littérature, nous ouvraient le monde des écrivains du XVIe siècle au XXe. La culture des grands serviteurs de la langue française était à la portée de tous les élèves dans les années 60. C'était le "bon temps" et beaucoup d'enfants de toutes les classes sociales partageaient cet idéal de l'excellence littéraire. Je pense aussi aux récitations hebdomadaires que l'on apprenait par cœur : Victor Hugo, Lamartine, La Fontaine, Verlaine, Rimbaud, Francis Jammes et tant d'autres poètes moins célèbres. J'endosse le rôle de dame Nostalgie en pensant à notre éducation nationale d'antan... Toute cette passion que je ressens pour la littérature est née dans ma classe de 6e avec ce professeur de français. Honoré de Balzac fut mon "idole" à partir de la classe de seconde et j'ai lu certainement tous ces romans les plus emblématiques. Depuis deux ans, je me remets à le relire et j'ai redécouvert "Eugénie Grandet". Quel roman incroyable ! Paru en 1834, le père Grandet, ancien tonnelier a fait fortune en fructifiant son patrimoine de façon peu orthodoxe. Il possède surtout un défaut majeur : c'est un avare d'une avarice abyssale. Plus il devient riche, plus il est parcimonieux. Sa famille et sa servante font les frais de cette situation : cet homme vénal compte tout, du morceau de sucre à la portion de viande. Sa fille Eugénie est courtisée par des clans de la ville pour profiter de la fortune de Grandet. Innocente et naïve, la jeune fille obéit à son père sans se révolter. Un neveu de Paris, Charles, va bousculer la vie morne de la famille Grandet. Eugénie tombe folle amoureuse de ce cousin raffiné. Le père de Charles est ruiné et il se suicide, laissant son fils avec une dette colossale. Les deux jeunes gens vont s'apprécier et se promettre un amour éternel. Eugénie offre même son trésor de pièces d'or pour permettre à Charles de partir à l'étranger pour s'enrichir. Quand Grandet découvre le don de sa fille, il se met dans une rage folle et la punit en l'enfermant dans sa chambre. Sa femme tombe gravement malade après cet incident. Après d'autres péripéties sur les finances de Grandet, son père finit par pardonner sa fille. (La suite, demain)

jeudi 7 décembre 2023

"Tes pas dans l'escalier", Antonio Munoz Molina

 Antonio Munoz Molina a reçu le prix Médicis étranger en 2020 pour "Un promeneur solitaire dans la foule". Ecrivain espagnol très connu dans son pays et ailleurs, il vient de publier un roman étrange, fascinant, "Tes pas dans l'escalier", au Seuil. L'histoire se déroule dans la magnifique ville de Lisbonne et la ville joue un rôle magique dans ce texte déroutant. Un homme attend sa compagne qui doit le rejoindre au Portugal. Le couple a vécu à New York pendant quelques années. Lui a quitté le monde des affaires, licencié par ses patrons - des "gangsters corporatifs" - et elle, voyage beaucoup de colloque et colloque car c'est une grande spécialiste des neurosciences où elle étudie le phénomène de la peur chez les rats. Ils ont acheté un appartement dans un quartier populaire et leur nid surplombe le majestueux Tage. La maniaquerie du mari se manifeste dans la décoration de l'appartement où il recrée le même aménagement qu'à New York : de la cafetière au bureau, de la chambre à la terrasse. Il contrôle tous les objets pour que sa femme, Cécilia, retrouve à Lisbonne le même cadre qu'à New York. Ce mimétisme voulu par le narrateur commence à inquiéter tout de même son entourage. Il pense au moindre détail, s'imagine vivre dans une ambiance calme et tranquille. Il remarque le bruit des avions passant au dessus de leur quartier et cette contrariété le panique. Il évoque aussi la fin du monde, une menace sourde qui habite son esprit. Il recrute un autoentrepreneur un peu bizarre pour les travaux et cet homme ne se conduit pas toujours comme prévu. Heureusement, sa chienne Luria, lui tient compagnie dans cette ville étrangère où il ne connaît personne. Et en plus de son animal familier, il s'adonne à la lecture avec une fébrilité suspecte car les catastrophes climatiques l'intéressent beaucoup. Tout en vivant à Lisbonne, il rêve souvent de sa vie newyorkaise avec sa femme. Un jour, il reçoit un ami américain, Dan. Puis, un autre jour, il rencontre une femme dans une fête lisboète avec laquelle il pourrait entamer une histoire. Mais, ses relations éphémères ne détournent pas son attente de l'être aimé. Va-t-elle le rejoindre à Lisbonne ? Va-t-il entendre "ses pas dans l'escalier" ? Il faut lire ce roman halluciné sur l'amour perdu dans un couple où l'homme aime, nie le réel, et la femme n'aime plus, l'a quitté sans retour. Une histoire universelle que l'écrivain espagnol décrypte avec une maestria psychologique impressionnante. Un roman inquiétant, profond et subtil. J'ai écouté Antonio Munoz Molina sur France Culture et il racontait avec un humour certain le thème d'une certaine folie chez son personnage masculin qui n'accepte pas sa propre réalité comme elle est : la perte de l'amour et l'hostilité du monde. Un grand roman de la rentrée de septembre, passé trop inaperçu.  

mercredi 6 décembre 2023

"Leçons", Ian McEwan, 2

 Roland Baines se pose beaucoup de questions sur les relations amoureuses. Les trois femmes de sa vie l'ont marqué à tout jamais, de sa rencontre sulfureuse avec son professeure de piano abusive et toxique à son mariage raté avec sa première épouse et son dernier amour apaisé avec une amie. D'autres personnages se détachent dans ce roman fleuve : les parents du narrateur, ceux d'Alissa, surtout sa mère, frustrée et perturbée, les compagnons fidèles, les amies de cœur et sa dernière compagne avec laquelle il va enfin trouver un bonheur paisible, mais chez McEwan, le bonheur ne dure pas longtemps et sa deuxième épouse meurt d'un cancer après leur mariage. La vie du narrateur omniprésent se déroule aussi dans un environnement socio-historique et défilent alors le nuage de Tchernobyl, la chute du Mur de Berlin, la vie politique anglaise, Cuba, le Brexit, l'irruption irréversible de l'informatique, et tant d'autres évènements de la Grande Histoire. Roland Baines vit tous ces changements avec une nonchalance distanciée et passive, trait principal de son caractère. Cet antihéros a raté ses études, sa vocation de poète, son mariage, sa vie professionnelle. Heureusement, il a quand même réussi sa relation avec son fils qui rejette sa mère quand celle-ci veut le revoir, vingt ans après son départ en Allemagne. Le monde autour de lui montre souvent une image chaotique, désordonnée, et la vie du narrateur présente les mêmes incohérences et les mêmes malentendus. Comment reprendre sa vie en mains se demande Roland ? Pourquoi ai-je subi ces pertes ? Il cherche des explications en allant revoir sa première femme malade et surtout en retrouvant son initiatrice sexuelle qui l'avait mis sous son emprise. Au fond, Ian McEwan raconte une histoire de vie d'un homme "sans qualités" à la façon de Robert Musil. L'histoire de ce "babyboomer" à l'idéologie progressiste travailliste traverse toutes ces années avec un sentiment d'avoir échappé à de grands drames historiques comme les guerres du XXe. Il se sent un "privilégié" protégé. Le plus dur à vivre pour lui se situe dans le vieillissement de son corps avec ses maladies souvent inévitables. Les leçons que l'on peut tirer de ce roman puissant, profond et tellement humain ne peuvent pas se résumer en quelques mots : chacun fait ce qu'il peut dans un monde complexe. Passé, présent, futur, l'auteur jongle avec ces trois dimensions temporelles sans gêner le fil du récit. A 75 ans, Ian McEwan nous donne surtout une magnifique leçon de littérature ! 

mardi 5 décembre 2023

"Leçons", Ian McEwan, 1

 Dans les nouveautés de la littérature étrangère, j'ai surtout retenu deux titres passionnants, le "Stupeur" de Zeruya Shalev et "Leçons" de Ian McEwan, tous les deux publiés chez Gallimard. Ces deux grands écrivains n'ont obtenu aucun prix automnal mais ils n'ont pas besoin de ces récompenses éphémères pour être lus. Ian McEwan a composé des chefs d'œuvre comme "Expiation", "Samedi", "Sur la plage de Chésil" entre autres dont je garde un souvenir marquant. Les univers romanesques de l'auteur anglais ne décrivent pas un monde de "Bisounours", un monde de bonté et de beauté. Bien au contraire. McEwan a lu Freud et sa conception de la condition humaine s'apparente à celle de notre psychanalyste viennois avec un pessimisme ironique concernant les grands moments historiques comme les vies individuelles. Hasards, malentendus, accidents, rôle de l'inconscient, violence naturelle, un registre bien sombre. Les 650 pages des "Leçons" se lisent comme une saga familiale des années 70 à nos jours : une vie d'homme, celle du personnage principal, Roland Baines. Cet homme "sans qualités" selon l'auteur, influencé par Robert Musil, ressemble à Ian McEwan. Né en 1948, un père militaire, un frère caché, coïncidences troublantes et romanesques. Le roman démarre avec un Roland Baines, âgé de 38 ans. Dans sa jeunesse, il se sentait voué pour la poésie. Quelques poèmes ont été remarqués et publiés dans une revue marginale. Cette vocation littéraire ne se réalise pas au fil des années car Roland Baines choisit la vie au lieu de l'écriture. Il se marie avec une femme remarquable, Alissa, et ils ont un fils, Lawrence. Mais le bonheur familial s'arrête brutalement quand sa femme le quitte sans lui donner des explications. Elle a préféré fuir son foyer pour "partir en littérature" dans son pays natal, l'Allemagne. Un grand voyage existentiel qu'elle va concrétiser en se consacrant uniquement à ses romans qui rencontreront un grand succès auprès d'un public international. La trajectoire de Roland commence mal avec cette rupture. Le narrateur se pose mille questions sur cet abandon et il se souvient d'une relation amoureuse abusive avec sa professeure de piano de dix ans son aînée quand il avait 14 ans. Il lui faudra des années pour comprendre la toxicité de cette rencontre. (La suite, demain)

lundi 4 décembre 2023

"La Danseuse", Patrick Modiano

 Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature en 2014, publie un nouveau texte, "La Danseuse" et je ne manque jamais ce rendez-vous, nimbé de nostalgie. Sa recherche lancinante d'un passé brouillé et lointain constitue la "basse continue" de toute son œuvre entière, plus de 45 titres. Certains critiques semblent las de cette répétition incessante, de ce tempo en sourdine car sa démarche ne révèle pas un renouvellement des thèmes modianesques. Ce roman de 100 pages, 'La Danseuse", représente la quintessence de tous ces textes précédents. Le flou s'installe d'emblée dès la première page : le narrateur se souvient de la danseuse mais il a oublié les autres visages "qui se sont estompés avec le temps". Ce temps, le personnage principal de Patrick Modiano :  "le temps qui a brouillé les visages a aussi gommé les points de repères. Il reste quelques morceaux d'un puzzle, séparés les uns des autres pour toujours". Ce puzzle littéraire concerne une jeune femme qui apprend le métier de la danse à Paris : "La danse est une discipline qui vous permet de survivre", dit son professeur, Boris Kniaseff. Une discipline de fer tout comme l'écriture, semble avouer le narrateur, le double de l'écrivain. La jeune femme se donne corps et âme à la danse tout en élevant son fils seule. Le père de cet enfant a disparu du décor mais on devine vite que c'était un homme peu recommandable. La vérité des personnages nage toujours dans le flou, dans le flottant, dans le cotonneux. Le passé omniprésent et le présent passéiste s'entrechoquent, se mêlent pour former un nuage romanesque sur le couple improbable que forment la danseuse et le narrateur. Un critique du journal le Monde évoque l'effet "sfumato" de la démarche poétique de Patrick Modiano. Pourtant, tel un Petit Poucet, il sème dans son texte quelques détails réalistes : une adresse, des numéros de téléphone, des noms de rues, des restaurants, des personnes réelles. Un personnage équivoque a provoqué les souvenirs du narrateur, un nommé Verzini, qu'il rencontre par hasard dans un coin de Paris, cinquante après l'avoir connu. La danseuse a disparu de son horizon vital mais elle conserve une aura dans son horizon mental. Il ne l'a jamais oubliée ainsi que son petit garçon, Pierre, et cet amour ancien resurgit dans sa mémoire telle la madeleine de Proust. Patrick Modiano fouille sa mémoire fuyante et fugace, tel un archéologue du passé et grâce à l'écriture, il dévoile tout un pan du passé où cette femme l'a enchanté pendant quelques mois, un enchantement qui dure toujours. Modiano ou le magicien des mondes perdus et retrouvés : "Il faut marcher à pas comptés pour déjouer le désordre et les pièges de la mémoire". Ce roman si dense malgré sa minceur a conservé tout le charme nostalgique de l'œuvre modianesque. 

vendredi 1 décembre 2023

"Cézanne, des toits rouges sur la mer bleue", Marie-Hélène Lafon

 Quand un écrivain ou une écrivaine s'empare d'un artiste, d'un peintre, d'un sculpteur, le destin de ces hommes et de ces femmes s'inscrit dans la littérature et ce geste donne à tous les créateurs une dimension mythique. D'un côté leurs tableaux, leurs sculptures, leurs œuvres et de l'autre, des mots pour dire les émotions que l'on éprouve quand on se retrouve dans un musée, devant les chefs d'œuvre. Marie-Hélène Lafon avait déjà écrit sur son "dieu", Gustave Flaubert et ces exercices d'admiration se prolongent avec Paul Cézanne dans ce beau récit, "Cézanne, des toits rouges sur la mer bleue", publié chez Flammarion. Comme dans ses romans, l'écrivaine raconte les effets "Cézanne", une "nécessité" dans sa relation à la vie : "Mon chantier violent était donc un chantier de famille, intestin, carabiné, et la plongée en pays cézannien s'accompagne d'une roborative sensation d'allègement après cette rugueuse remontée aux sources". Pourtant, des grands spécialistes du peintre ont déjà raconté toute la mythologie cézannienne comme Philippe Sollers, Ramuz, Rilke, etc. Ce texte ressemble à des "variations" sur la famille de Cézanne. Comment devient-on ce peintre sublime ? Son ancrage à Aix en Provence révèle son goût de l'enracinement même s'il a vécu à Paris. Le père, Louis-Auguste, banquier, ne comprend pas son fils artiste. Il aimerait tellement qu'il s'intéresse à son monde si pragmatique. La mère, Anne-Elizabeth, aimante et rassurante pour le jeune Paul, une complice indispensable. Les sœurs, Marie et Rose, piliers de la famille. Le terrain familial est un terreau fertile pour Paul Cézanne, fou de dessin et d'art. Des scènes cézaniennes alternent avec des moments biographiques de la narratrice comme cette visite au Louvre devant le tableau des "Sous bois". Elle se saisit des pensées d'un père déçu, d'une mère admirative et des amis du peintre. Un chapitre évoque les paysages de Cézanne et lui-même annonçait à son entourage : "Je vais au paysage tous les jours". Et Cézanne voulait recréer ce qu'il voyait : "Perdre, trouver, chercher, on est à l'épicentre, on cherche la peinture, dans la lumière et dans le vent, dans le chatoiement des choses". Cet essai sur l'art de Cézanne prend des couleurs et de la chair tellement Marie-Hélène Lafon plante son personnage principal dans un décor familial, artistique et géographique d'où émerge un homme ermite voué à sa vocation artistique. Ce texte se lit comme un roman avec la griffe inimitable de l'écrivaine. Un très bon moment de lecture qui donne envie de lire d'autres essais sur Cézanne et des beaux livres sur lui.   

mercredi 29 novembre 2023

Atelier Littérature, 2

Véronique a bien aimé le récit autobiographique d'Agnès Desarthe, "Le Château des Rentiers", publié chez L'Olivier. L'écrivaine se souvient de ses grands-parents, Boris et Tsila, Juifs originaires d'Europe centrale qui ont inventé une vie en communauté dans un immeuble parisien. Et elle, comment va-t-elle abordé le grand vieillissement ? Dans un Ehpad ? Ou dans un immeuble communautaire ? Dans ce récit, l'écrivaine aborde avec un humour communicatif les angoisses du troisième âge qui glisse si vite dans le quatrième. J'aurais aimé que ce livre obtienne un prix littéraire car le sujet de la vieillesse concerne toute la société dans son ensemble. Mais, il semble que ce thème dérange toujours. Régine avait sélectionné sur ma liste le roman de Serge Joncour, "Chaleur humaine", publié chez Albin Michel. Elle a bien aimé ce récit sur l'histoire d'une famille pendant le confinement en 2020. Trois sœurs, Vanessa, Caroline et Agathe, rejoignent la ferme de leurs parents dans le Lot. Alexandre, leur frère, gère la ferme à sa façon. Les sœurs, pourtant en froid avec ce frère, vont retrouver leurs racines et vivre un huis-clos intense entre règlements de compte, dérèglement climatique et épidémie du Covid. Un bon sujet de roman, agréable à lire, sans doute, une idée de cadeau pour Noël. Odile a bien apprécié le récit autobiographique de Laure Murat, "Proust, roman familial", Prix Médicis essai. Cet excellent texte ne parle pas seulement du monde aristocratique dans la "Recherche du Temps perdu". Laure Murat est issue de la noblesse d'Empire et raconte avec sincérité tous les avantages et surtout tous les inconvénients d'appartenir à une classe sociale dite "supérieure". Elle franchit le pas en avouant son homosexualité à sa mère qui l'a brutalement rejetée jusqu'à sa mort. Laure Murat s'est libérée de son milieu traditionnel en partant en Californie où elle enseigne la littérature. Un récit attachant et fascinant pour les amoureux et amoureuses de Proust. Odile s'est jurée de redécouvrir Marcel Proust surtout après avoir lu Laure Murat. Danièle a choisi une nouveauté en dehors de ma liste avec "Misericordia" de Lidia Jorge, Prix Médicis étranger. Une vieille dame enregistre sur un petit magnétophone le journal d'une année de vie dans une maison de retraite. L'écrivaine, sa fille, retranscrit les textes de sa mère qui a conservé sa mémoire intacte, son imagination et sa curiosité pour les autres. Un très beau récit, venu du Portugal, un pays si attachant et si beau. Janelou a lu "Leçons", le grand roman d'Ewan McIan. Je consacrerai un billet sur ce roman que Janelou a bien apprécié tout en le jugeant trop long. Nous étions nombreuses à avoir dévoré le dernier roman de Zeruya Shalev, "Stupeur", un grand roman magnifique sur les relations familiales, le couple, l'amour, la filiation, le deuil, sur la vie, tout court avec ses bonheurs comme avec ses malheurs. Voilà pour l'atelier Littérature du 23 novembre. Merci à toutes les lectrices de l'atelier pour leur motivation toujours aussi vive pour la littérature ! 

mardi 28 novembre 2023

Atelier Littérature, 1

 Ce jeudi 24 novembre, nous étions une bonne dizaine de lectrices à nous retrouver à l'AQCV pour le deuxième atelier de la saison. Nous avons pris tout notre temps (les deux heures de l'atelier) pour parler de la rentrée littéraire de septembre et des prix littéraires. Geneviève et Annette avaient choisi le prix Goncourt, "Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea aux éditions l'Iconoclaste. La première lectrice a été déçue par ce roman historique qui raconte l'histoire d'un sculpteur, Mimo, atteint de nanisme. Dès qu'il voit Viola, une héritière d'une famille prestigieuse, il tombe amoureux. Les deux amants traversent la période du fascisme en Italie et tentent de vivre leur amour avec des soubresauts. Annette a bien apprécié le décor italien, les paysages et s'est montrée moins catégorique que Geneviève. Ce prix Goncourt ne fait pas battre les cœurs de nos lectrices malgré son projet romanesque dans une Italie vibrante de vie, la sculpture. J'ai bien vérifié les critiques professionnels qui semblent tous "enchantés" par ce récit d'une écriture assez plate. Odile et Geneviève (notre dernière recrue) ont lu "L'enragé" de Sorj Chalandon et l'ont beaucoup apprécié. En 1934, 56 gamins se sont révoltés dans un centre d'éducation surveillée de Belle-Ile-en-Mer. Tous ont été capturés sauf un. L'écrivain va raconter la vie de cet enfant, né enragé, né sans amour, qui lui ressemble beaucoup. Geneviève a qualifié ce roman "d'âpre, de rude, d'émouvant". Odile a été emportée par le destin de ce personnage hors norme. Sorj Chalandon possède un talent certain : il n'ennuie jamais ses lecteurs et ses lectrices. Mylène a lu avec plaisir le dernier Modiano, "La danseuse", publié chez Gallimard. Elle a retrouvé les thèmes chers de l'écrivain : souvenirs flous, mémoire défaillante, personnages en marge, brouillard modianesque. Certains critiques ont constaté une fadeur dans ce récit de 90 pages, mais, il vaut mieux le lire pour se faire une opinion personnelle. Régine a présenté "Triste Tigre" de Neige Sinno, publié chez P.O.L Ce récit sur l'inceste a reçu plusieurs prix dont le Femina et percute la rentrée littéraire de septembre. Ce sujet sensible, les crimes sexuels intrafamiliaux, appartient-il à la littérature ? Neige Sinno nous répond par l'affirmative en inscrivant son récit dans un style incisif, un style au scalpel pour dénoncer son beau-père, qui, après neuf ans de prison, a refait sa vie, s'est marié et a fondé une nouvelle famille. Régine a relevé quelques phrases qu'elle a trouvées injustifiables. Odile était plus attachée à l'intérêt que représente la dénonciation des viols sur la narratrice, âgée de sept à quatorze ans. Ce récit dérangeant et difficile mérite tout de même une lecture attentive pour constater les dégâts ravageurs de ces crimes insupportables sur les enfants au sein d'une famille. (La suite, demain)

lundi 27 novembre 2023

Escapade parisienne, les jardins, la BNF Richelieu, l'Orangerie, les librairies

 La journée de vendredi s'est avérée moins pluvieuse que la veille. Cette météo favorable m'a permis de me balader dans le jardin du Palais Royal où j'ai senti la présence de Colette. J'étais sous sa fenêtre et je m'attendais à la voir derrière sa fenêtre. Plus loin, j'ai traversé le passage Colbert, abritant des institutions artistiques et je me suis dirigée vers la rue Richelieu pour revoir la Bibliothèque Nationale et ses deux salles magnifiques : la salle Ovale et la salle Labrouste. J'aime cette atmosphère feutrée, silencieuse que l'on constate alors que toutes les tables sont occupées par des chercheurs et chercheuses. L'architecture de ces salles est époustouflante et ces lieux de savoir me ravissent le cœur. Je sens une communauté de curieux et de curieuses, des "gens du livre", des lecteurs et des lectrices comme des sentinelles d'une civilisation raffinée qui perdure et durera des siècles encore. J'ai fait un tour dans la librairie de la BNF et j'ai acheté un agenda très élégant pour l'année prochaine. Après Richelieu, j'ai traversé à nouveau les Tuileries car j'avais une réservation pour l'Orangerie à midi à l'occasion d'une exposition sur Modigliani. On peut voir une vingtaine de tableaux et quelques sculptures du peintre. Toutes les expositions parisiennes attirent de nombreux, très nombreux visiteurs et visiteuses et j'avais du mal à me concentrer pour admirer ces portraits aux yeux vides de Modigliani, mort à 35 ans de la tuberculose. Dans ce musée à taille humaine, j'ai surtout revu avec un grand plaisir la salle Cézanne que j'aime vraiment beaucoup d'autant plus que je lisais l'ouvrage de Marie-Hélène Lafon sur lui. Je suis restée aussi assise sur la banquette devant les "Nymphéas" de Claude Monet pour plonger mon regard sur ces toiles bleues offertes à la France par le peintre en 1918 comme symbole de la paix. Cette "Sixtine de l'impressionnisme" est l'une des plus vastes réalisations monumentales de la peinture de la première moitié du XXe siècle. Je ne quitte jamais Paris sans me rendre dans mes deux librairies de prédilection : le Dilettante, place de l'Odéon et la librairie Delamain, place Colette. Musique, littérature, art, architecture, la capitale française regorge de trésors à trois heures de Chambéry ! Ce serait dommage de se priver de ce bain culturel si proche de la Savoie... 

vendredi 24 novembre 2023

Escapade parisienne, Le Louvre

 En voyage et hors du quotidien, le temps se dilate et en trois jours, l'escapade parisienne a semblé duré le double. Mes intentions restent toujours les mêmes : visiter des musées, se balader dans les Tuileries ou au Luxembourg, aller au restaurant, profiter des concerts, voir des monuments, rentrer dans les librairies, faire un tour à la Bibliothèque nationale de Richelieu, s'installer sur une terrasse, arpenter les Champs Elysées, revoir l'Arc de Triomphe, la Tour Eiffel, la Place de la Concorde et la Seine, et l'Ile Saint Louis, et le Palais Royal, et les Passages. Voir aussi la misère des SDF, les chauffeurs de taxi très énervés, les serveurs affables et polis, les femmes élégantes, les touristes de tous les pays, les livreurs, les brasseries pleines à craquer, les pâtisseries superbes, l'art de vivre à la française, les queues devant les musées, des vélos, des embouteillages, des ambulances... La vie d'une capitale harassante et fascinante. J'ai donc effectué mon pèlerinage annuel au Louvre le jeudi après-midi pour revoir mes tableaux préférés. La foule des touristes était au rendez-vous comme au temps de l'avant-covid. Devant la Joconde, des dizaines de visiteurs s'admiraient avec leurs selfies ridiculement narcissiques. Et pendant qu'ils étaient tous aimantés par Léonard de Vinci, le tableau extraordinaire de Véronèse, "Les noces de Cana", n'attirait aucun regard dans la même salle... Je me trouvais dans la galerie de la peinture italienne au milieu d'une foule compacte et passante. Les touristes passaient devant des chefs d'œuvre sans les regarder, même deux merveilleux Botticelli sans parler des Raphaël, du Caravage et des Bellini. Je me suis réfugiée chez mes chers Etrusques et dans la collection Campana aux magnifiques vases grecs. Et là, j'ai respiré ! Chic, les badauds du Louvre ne semblaient pas apprécier l'Antiquité (sauf les Egyptiens) ! Pourquoi donc viennent-ils au Louvre ? Mystère... Cette fréquentation intensive ressemble à celle de la Tour Eiffel et des Champs Elysées. Après deux heures de visite, je suis repartie me reposer avant de revenir au Louvre vers 20h pour assister à un concert, un opéra de Scarlatti. Le décor de la Pyramide était magique dans la nuit et je me suis retrouvée sous la Pyramide sans la cohue mais hélas, les salles étaient bien fermées et j'imaginais ces milliers d'œuvres dans le noir sans le regard des humains. Enfin, les sculptures et les tableaux devaient soupirer d'aise : enfin la tranquillité !  Comme j'aurais aimé me balader seule dans la galerie de la peinture italienne ou hollandaise ! J'ai compris qu'il vaut mieux visiter le musée en nocturne le vendredi soir jusqu'à 21h45 mais ce soir là, j'étais dans le TGV... 

mardi 21 novembre 2023

Escapade parisienne, Picasso et Gertrude Stein au Musée du Luxembourg

 Journée pluvieuse en continu, ce jeudi à Paris et pour s'abriter, je n'ai vu que les musées pour me réfugier avec plaisir. Au Musée du Luxembourg, une exposition originale, organisée par Cécile Debray, commissaire générale, célèbre le 50e anniversaire de la mort du Picasso (1881-1973) en invitant l'amie célèbre du peintre en la personne de l'écrivaine américaine, Gertrude Stein (1874-1946). L'écrivaine s'installe à Paris en 1903 peu après l'arrivée du jeune Picasso. Ils partagent une position d'étrangers un peu marginalisés par leur appartenance à la bohème de l'époque. Mais, ils se ressemblent aussi par leur travail respectif d'une liberté artistique avant-gardiste : le cubisme. Intitulé, "L'Invention du langage", l'exposition rappelle la relation essentielle entre l'art et la littérature. Quand j'ai pénétré dans la première salle (avec une réservation obligatoire), j'ai vu des Picasso, un Cézanne et des Juan Gris. Des vitrines présentent les éditions originales de l'écrivaine. Issue d'une famille juive émigrée d'Allemagne, elle rejoint son frère Théo, collectionneur des Matisse et des Picasso que personne ne veut. Elle se met à écrire de drôles de phrases dont la plus emblématique : "Une rose est une rose, est une rose, est une rose", symbole de la répétition où elle semble dire que "Les choses ne sont que des choses". Picasso invente aussi le cubisme où il ne voit que des formes dans les images. Ce mouvement pictural et littéraire renouvelle les codes esthétiques traditionnels pour saisir plus complètement le réel. L'écrivaine a vécu à Paris avec sa compagne, Alice Toklas, jusqu'en 1939, avant de se cacher dans l'Ain durant l'Occupation. Elle connaît le succès en Amérique grâce à son "Autobiographie d'Alice Toklas" et la postérité de son œuvre novatrice perdure encore aujourd'hui. La deuxième partie de l'exposition concerne Gertrude Stein et son influence dans l'art contemporain avec Warhol, Duchamp et d'autres artistes moins connus. J'ai trouvé cette présentation très originale et cette visite m'a donné envie de lire Gertrude Stein que j'ai mieux compris en l'approchant dans ce cadre. Je suis repartie avec une documentation sur cet événement et j'ai même acheté une microfibre pour nettoyer mes lunettes avec cette citation gertrudienne : "Et l'identité c'est drôle d'être toi-même c'est drôle car tu n'es jamais toi-même pour toi-même sauf quand tu te rappelles toi-même et alors bien sûr tu ne te crois pas toi-même". A méditer pour bousculer nos neurones ! 

lundi 20 novembre 2023

Escapade parisienne, Balzac, l'art moderne et Brahms

 Avant le grand hiver, j'ai fait quelques provisions culturelles à Paris. Ce pèlerinage concerne aussi les paysages urbains gravés dans ma mémoire depuis des décennies. Première sortie après le dépôt des bagages dans mon petit hôtel près de la Place Colette, la traversée du Jardin des Tuileries avec ses bassins, ses sculptures, ses mouettes et ses touristes ! L'automne habille Paris avec ses arbres encore feuillus d'un jaune cuivré. Quel plaisir de savourer ce soleil tout parisien dans un ciel souvent habité de gros nuages. Des chantiers de travaux défigurent quelque peu l'horizon pour les Jeux olympiques de 2024 dont l'Arc de Triomphe du Carrousel, complètement bâché. J'aime beaucoup la perspective du Louvre à la Place de la Concorde et au loin, l'inévitable Tour Eiffel, toujours aussi flamboyante. Je suis allée visiter dans le 16e, la Maison de Balzac, un projet qui me tenait à cœur depuis longtemps. Quand j'ai découvert cette maison à volets verts dans un parc intimiste, j'imaginais l'écrivain génial de la Comédie humaine se balader entre les arbres de son jardin en pensant à ces sacrés personnages. Je le voyais prendre son thé sur la table de jardin avant d'attaquer l'écriture de son roman. Les pièces de la maison m'ont semblé bien modestes, de la cuisine sommaire à son bureau, son fauteuil et sa bibliothèque vitrée. Notre "Honoré" s'asseyait là, tenait sa plume et consultait ses dictionnaires. Dans d'autres pièces, sont présentés des objets dont sa canne, ses bustes, des ouvrages publiés à son époque, des textes sur son œuvre gigantesque. En quittant ce nid de verdure, entouré aujourd'hui d'immeubles cossus, une boutique attenante à ce lien propose tous les livres de poche de Balzac et quelques gadgets. La ville de Paris préserve avec respect ce lieu fondateur de la littérature française du XIXe. J'ai redécouvert le charme et la modernité de Balzac en le relisant régulièrement. J'ai repris le chemin vers le Musée d'Art moderne où se tenait l'exposition sur Nicolas de Staël. Hélas, je n'avais pas pu obtenir une place à cause d'une trop forte influence. Mais, j'ai revu avec plaisir la collection permanente avec des Zao-Wou-Ki magnifiques, des Braque, des Picasso, etc. J'ai terminé ma journée avec un concert magique au Théâtre des Champs Elysées ! Hélène Grimaud a interprété magistralement le concerto pour piano numéro 1 de Brahms : un enchantement assuré en compagnie de l'Orchestre philarmonique de Londres. La salle était pleine et je me réjouis toujours de constater qu'il reste encore un public fidèle pour écouter de la musique dite classique même si beaucoup d'entre nous ont dépassé la soixantaine !  

mardi 14 novembre 2023

"Les Heures heureuses", Pascal Quignard, 2

La Nature tient un rôle majeur dans l'univers de Pascal Quignard : "La Nature est la plus belle forme du Temps, plus profonde que la Langue et plus vaste que l'Etre". Dans ce douzième tome, l'écrivain utilise les chiffres et les dates pour mesurer le Temps, "aux commencements et aux départs". L'écrivain possède une "religion" particulière dans le sens d'un sacré laïque, celle des livres (d'où mon engouement pour son œuvre globale) : "On se cache dans l'angle des rideaux, près de la fenêtre, dans la compagnie des livres, c'est à dire, on se cache dans les souvenirs du monde". Il se souvient de sa collègue écrivaine, Emmanuelle Bernheim à qui il rend hommage qui se passionnait pour la nage en mer en songeant à un de ses personnages emblématiques, le marin Boutès qui plonge dans la mer tyrrhénienne pour rejoindre un infini éternel. Il écrit sur la fascination de l'eau : "Moi, je regarde la mer et plus rien. Je regarde la mer. L'Immense. L'immense force d'origine. Joie. Vague. Marée. Wogue. Wellen. Tempête". Pascal Quignard ressemble à un moine copiste d'esprit et de corps qui vivrait dans une abbaye italienne, fou de manuscrits et d'enluminures. Sa culture universelle traverse les siècles et les continents. Il évoque des anecdotes sur les temps antiques et Marc Aurèle devient notre contemporain. Il parle de la civilisation chinoise qu'il rend proche de nous. Dans la littérature actuelle, son univers de grand lettré me ravit tout particulièrement. L'écrivain cite ses confrères en pensée et en toute amitié, de Montaigne à La Fontaine, de Bergson à Freud, les moralistes du XVIIe, des compositeurs, des peintres. Ces références parfois peuvent donner un certain vertige mais, dans sa suite du "Dernier Royaume" aux douze étapes, Pascal Quignard ne cesse de revivifier la sève culturelle de la littérature. Un hommage aux Anciens, un retour aux Antiques sans oublier les Modernes. Nature et Culture, deux sujets étroitement mêlés dans ce texte profond, complexe et quasi "testamentaire". Je cite une des phrases les plus vraies sur la mer que j'aime tant : "La mer est la chose perdue qui sans cesse revient. Sans cesse elle se tient à l'amont de la vie. C'est du ressac pur". Le "Bon-heur" et le "Mal-heur", une somme d'heures au fond heureuses, nous confie l'écrivain, un écrivain "anachronique", obsédé par le Temps, comme Marcel Proust et Marguerite Yourcenar, des influences heureuses... 

lundi 13 novembre 2023

"Les Heures heureuses", Pascal Quignard, 1

 "Les heures heureuses" de Pascal Quignard représente la quintessence de la démarche de cet écrivain  si particulier, si singulier et si unique dans le panorama littéraire d'aujourd'hui. Ce douzième tome du "Dernier Royaume", entamé il y a plus de vingt ans, se lit avec une délectation joyeuse. Le vaste cycle de l'écrivain explore le Temps sans "fond", nommé le "Jadis", temps de l'origine du monde. Résumer un ouvrage de Pascal Quignard tient de la gageure mais je vais essayer de rendre compte à ma façon de la lecture des "Heures heureuses". A quoi ressemblent ces "heures heureuses" ? Chaque vie individuelle compte malgré tout des moments de bonheur souvent indicibles. La méthode littéraire de Pascal Quignard demeure la même depuis la naissance du "Dernier Royaume" : réflexions, aphorismes, souvenirs, anecdotes, citations, récits, poèmes, légendes, mythes. Des fragments de vie, du passé comme du présent, insérés dans des chapitres courts, donnent un rythme musical au texte. Un critique du "Monde des Livres" analyse ainsi la posture du lecteur : "On entre dans l'écriture comme on entre dans l'eau : d'abord le saisissement sensible, puis l'abandon, puis le retour au lieu de la naissance". Des rares bribes biographiques surgissent parfois comme un souvenir d'Ischia où le narrateur a vécu des "heures heureuses, infiniment heureuses".  L'auteur chante les paysages, les heures naissantes, les fleurs, le matin et le soir, les changements infimes des instants de vie. Tous ces mots, crépuscule, aube, le soleil, l'ombre, le jour, la nuit, prennent une valeur poétique dans le texte quignardien. Et la mer symbolise la vie du "Jadis" : "Le bruit en bordure de mer est un tonnerre. Tout assourdit l'âme. Le passé revient sans cesse sous la forme d'étranges vagues qui ne sont jamais semblables". Une ode aux "rares" résume la pensée de Pascal Quignard qui apprécie la solitude, la marge, le retrait, tous ceux et toutes celles qui ne sont pas assujettis au temps social  : "Rares les hommes qui ne sont pas pris en otage par le temps métrique et pour ainsi dire pulsatile des portables". (La suite, demain)

vendredi 10 novembre 2023

Palmarès des Prix Littéraires 2023

 Les jeux sont faits ! Les prix littéraires ont donc été décernés et ce palmarès était plus ou moins prévisible. Le prix Goncourt n'a pas été donné à Eric Reinhardt qui, pourtant, devait l'emporter. Le jury a choisi un roman-conte, plus grand public de Jean-Baptiste Andrea, "Veiller sur elle" aux Editions L'Iconoclaste. En lisant les critiques sur ce livre, il est qualifié de "roman plein de fougue et d'éclats, habité par la grâce et la beauté". Rien que cela. Entre le sculpteur de génie, Mimo, et la belle Viola d'une famille noble génoise, mille péripéties traversent le texte dans une Italie fasciste. Un succès garanti. Pour le Fémina, Neige Sinno a emporté la mise avec son récit sur l'inceste, "Triste Tigre", publié chez P.O.L. J'ai lu ce récit glaçant et pourtant utile pour comprendre la prédation sexuelle. Un livre important qui laissera une trace durable dans la dénonciation des crimes sexuels intrafamiliaux. Ce texte appartient à la catégorie des livres à portée sociologique et anthropologique comme "Le consentement" de Vanessa Springora. Le Femina étranger a récompensé Louise Erdrich avec "La sentence", un roman passionnant sur le racisme et l'intolérance aux Etats-Unis. Le prix Renaudot a distingué Ann Scott avec "Les Insolents", publié chez Calmann-Lévy. J'avoue que je ne connais pas cette écrivaine et son roman très intime semble intéressant. A 45 ans, Alex, compositrice de musique de films, quitte Paris pour la Bretagne pour se réinventer. Toute une démarche qui tend à poindre pour de nombreux citadins, lassés du "bruit et de la fureur" des métropoles. Une écrivaine à découvrir. L'Académie française a décerné son prix à Dominique Barbéris pour son roman, "Une façon d'aimer", publié chez Gallimard. Madeleine quitte sa Bretagne natale pour suivre son mari au Cameroun. Elle rencontre dans un bal à Douala, un aventurier. Commence alors une histoire d'amour dans une Afrique rêvée dans les années 50. Gaspard Koenig a obtenu le prix Interallié, un prix de consolation car son livre a failli décrocher le Goncourt. Deux étudiants en agronomie, angoissés par la crise écologique, se mettent en tête de changer de monde. Ils vont entreprendre des actions écolos en montant une start-up de "vermicompostage" et tentent de régénérer un champ familial abîmé par des pesticides. Les deux amis vont se heurter à la rude réalité de la vie rurale. Il existe d'autres prix littéraires mais la liste serait trop longue. Il est temps de découvrir ces nouveautés distinguées de la rentrée littéraire. Que garderons-nous en mémoire dans un an ou dans dix ans ? Mystère... 

jeudi 9 novembre 2023

"Mon Paris littéraire", François Busnel

 Je picore parfois dans ma bibliothèque quelques livres que je n'ai pas feuilletés depuis des années. Hier, en vérifiant mes guides sur Paris afin de préparer mon séjour prochain, j'ai relu le guide de François Busnel, "Mon Paris littéraire", publié chez Flammarion en 2016. Paris représente à mes yeux la patrie de la littérature et quand je me retrouve dans certaines rues de la capitale surtout vers le 5e et le 6e arrondissements, j'ai l'impression de croiser tous les fantômes littéraires de la cité. Ardent défenseur de la librairie indépendante, François Busnel les recense dans chaque quartier en mettant à l'honneur certaines d'entre elles pour leur caractère exceptionnel. J'aime surtout ce Paris des musées, des monuments, des concerts de musique classique et évidemment le Paris des livres, des librairies et des bibliothèques. Si ces lieux culturels disparaissent, la ville perdra son âme. Déjà que les caisses vertes des bouquinistes sur les quais seront fermées pendant les Jeux olympiques de 2024 ! Dans sa préface, l'auteur du guide écrit : "Pas de démocratie sans grandes librairies" . Comment procède l'ex-animateur de la Grande Librairie ? Il explique sa démarche subjective, "faite d'itinéraires en zigzag" en découvrant les librairies et il ajoute qu'il a recherché les traces des écrivains et de leurs personnages dans les immeubles qui les ont abrités. Une carte des arrondissements sert de guide géographique. Chaque librairie choisie est définie avec un commentaire de quelques lignes pour les plus importantes. Ensuite, la rubrique "à voir" concerne les immeubles où ont vécu les grandes figues de la littérature. Et pour compléter toutes ces informations, François Busnel évoque les lieux où bouquiner et ceux où l'on peut boire. Je fais toujours mon pèlerinage livresque lors de mes séjours parisiens : les librairies Delamain, Galignani, Jousseaume, Compagnie, La Dilettante, Gallimard, Les Cahiers de Colette, Shakespeare and Compagny, Gibert et tant d'autres. Quand je marche dans les rues, j'observe les plaques qui indiquent que tel écrivain a vécu dans cet immeuble comme Jankélévitch, Quai aux Fleurs, Albert Camus, rue Madame,  Chateaubriand et Romain Gary, rue du Bac, etc. Les bars et les restaurants fréquentés par le monde des lettres sont aussi signalés comme les 2 Magots, le Flore, le Procope, la brasserie Lipp. Ce guide pratique et agréable à feuilleter est une mine d'or pour découvrir le charme incommensurable de la capitale... Je vais le glisser dans mes bagages dès mercredi prochain. 

mardi 7 novembre 2023

"L'enlèvement", film de Marco Bellocchio

 Marco Bellocchio porte à merveille ses 83 ans. J'avais vu sa série "Esterno notte" sur l'assassinat d'Aldo Moro, une série historique s'attaquant à "l'inconscient collectif" de son pays et à son rapport au terrorisme des Brigades rouges pendant les Années noires. Ce dernier long métrage, "L'enlèvement", se passe dans les rangs de l'Eglise catholique au XIXe siècle (1850-1870). Le réalisateur dénonce l'autorité abusive du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. L'intégrisme régnait de ce côté là en Italie. L'histoire démarre à Bologne en 1858 dans une famille de confession juive, les Mortara. Le petit Edgardo, âgé de 7 ans, est arrêté par la police sur l'ordre d'un prêtre inquisiteur. Ce personnage sinistre a appris que l'enfant a été baptisé et il est hors de question qu'un chrétien vive dans une famille juive. Il est conduit à Rome dans un collège de catéchumènes attaché au Saint-Siège, près du Pape Pie IX. Les parents d'Edgardo sont atterrés par ce rapt et mobilisent leur communauté pour récupérer leur fils. La loi pontificale rejette toutes les demandes répétées. Le pape répond "non possumus". Le père, Momolo, comprend qu'une nounou a baptisé son nourrisson six ans plus tôt et ce geste a changé radicalement la vie du petit garçon. Les parents obtiennent la permission de visiter leur petit garçon mais ils se rendent compte de l'influence que l'Eglise a imposée à Edgardo. Des scènes entières portent sur cette imprégnation méthodique du dogme catholique que les prêtres imposent aux pensionnaires. L'arrière plan historique est bien reconstitué par le réalisateur concernant le Risorgimento, le mouvement d'unification politique de l'Italie qui fera chuter le pouvoir papal. L'Histoire a broyé cet enfant juif en l'arrachant à sa famille et en le forçant à une éducation catholique qui ressemble à un lavage de cerveau. Le pape remplace la mère et le père et il est particulièrement grotesque ainsi que l'aéropage de tous ses serviteurs. Devenu adulte, Edgardo rejette son identité d'origine et ne reverra pas sa famille pendant des années. Quand sa fratrie l'invite à dire adieu à sa mère mourante, il tente de la convertir au catholicisme. La musique expressionniste de Fabio Massimo accompagne une mise en scène dramatisée à outrance comme dans un opéra tragique. Ce film somptueux explore l'aspect ignoble de l'antisémitisme provenant du dogme catholique au XIXe et résonne d'autant plus fortement en ces temps sombres que traverse notre pays.

lundi 6 novembre 2023

"Triste tigre", Neige Sinno

Neige Sinno a reçu le prix littéraire du journal Le Monde et le prix Femina, aujourd'hui. Si le moral de celle et de celui qui la lit n'est pas au beau fixe, (surtout avec tout ce qui se passe en Israël et en France), il vaut mieux éviter la lecture de "Triste tigre", un récit autobiographique d'une noirceur dérangeante. Le sujet sensible, évoqué par la narratrice, concerne les viols répétés qu'elle a subis longtemps dans son enfance jusqu'à son adolescence, soit sept ans d'enfer sexuel. Et le violeur ignoble en question n'est autre que son beau-père : "Il disait qu'il m'aimait. Il disait que c'est pour pouvoir exprimer cet amour qu'il me faisait ce qu'il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l'aime en retour". Dans quel environnement familial vit cette petite fille ? Sa mère, devenue veuve, s'est remariée avec un guide de montagne dans les années 90. Ils mènent une vie de bohême dans les Hautes Alpes et ce beau-père charismatique s'intègre parfaitement dans le village. Pendant sept ans, sa mère n'a rien vu, son entourage n'a rien vu, les amis de la famille recomposée n'ont rien vu. Une cécité totale. Ce récit assez difficile à lire pose le problème de "dévoiler" ces crimes sexuels intrafamiliaux, de témoigner à froid et de dénoncer ces actes odieux que la narratrice assimile au Mal absolu. Cette confession douloureuse explore aussi la littérature sur ce sujet plus que délicat. Que peut l'écriture ? Elle évoque le roman de Nabokov, "Lolita", les textes de Virginia Woolf, de Toni Morrison, de Christine Angot. Le viol, ce sujet universel et traumatique pour les victimes traverse le texte de Neige Sinno avec une urgence : il faut en parler pour qu'il ne soit plus invisibilisé afin de protéger les enfants. En 2000, elle décide de porter plainte avec l'aide de sa mère et son beau-père est condamné à 9 ans de prison. Va-t-elle enfin oublier ou pardonner son beau-père ? Il a soi-disant réglé sa dette à la société, a fondé une nouvelle famille (!) mais Neige Sinno refuse la résilience. Elle vivra désormais avec cette blessure irréversible et n'oubliera jamais le mal que cet homme ignoble lui a fait. Le titre du récit, "Triste tigre", rappelle selon une critique du journal Le Monde, "l'énigme du mal, celle du monstre, centres secrets de notre monde, qui produisent l'attirance non assumée pour ces sujets. L'enfant devenue adulte comprend que la prédation sexuelle touche au plus vif de la domination". Ce récit révèle des abîmes : le pardon n'existe pas pour des êtres aussi dépourvus d'humanité comme l'écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch concernant les nazis. "Triste tigre", un devoir de lecture, pour partager avec empathie la colère, la rage légitime d'une femme blessée à vie. 

vendredi 3 novembre 2023

"Proust, roman familial", Laure Murat

 Dans cette rentrée littéraire de septembre, un essai sur Marcel Proust de Laure Murat, m'a évidemment attirée tant j'aime l'univers proustien que j'ai étudié à l'université (quand j'étais jeune). J'ai redécouvert "La Recherche du Temps perdu" en relisant la moitié de cette œuvre magistrale et monumentale avec un intérêt mille fois plus vif que dans ma jeunesse. D'ailleurs, il faut lire "La Recherche" après cinquante ans, quand on a cumulé en soi des souvenirs, des expériences, des joies et des tristesses, des amours et des amitiés souvent perdus. Les personnages nous suivent sans cesse comme le narrateur omniscient, sa mère, sa grand-mère, Françoise, le dilettante Swann, Madame de Verdurin, la "patronne", Saint-Loup, le Baron Charlus, Odette, Elstir et tant d'autres inoubliables figures. Je vis avec eux comme dans une vieille famille familière, miraculeusement préservée par la magie de la littérature. Beaucoup d'essais ont été écrits lors du centenaire de sa mort l'année dernière et celui de Laure Murat ne concerne pas seulement l'écrivain. Le "grand monde" de Proust est aussi celui des parents et des grands-parents de la narratrice. Née Princesse Murat, fille de Napoléon Murat et d'Inès d'Albert de Luynes, ses ancêtres illustres peuvent intimider tant cette écrivaine est liée à la noblesse depuis de nombreuses générations. Marcel Proust a fréquenté le salon parisien de ses arrière-grands-parents et certains de ses descendants apparaissent dans "La Recherche". Ce récit décrit le monde aristocratique où elle est née mais elle prend le parti de dénoncer durement l'hypocrisie de sa propre classe sociale ne lui trouvant que des travers irréversibles : le vide intégral de leurs pensées, "un monde de formes vides, un théâtre". Le roman proustien révèle cet univers d'oisiveté, de vacuité et de snobisme, en représentation à travers leurs réceptions, leurs châteaux, leurs hôtels particuliers. Laure Murat raconte de l'intérieur son milieu même si elle dresse un portrait très positif de son père, grand lettré et producteur de cinéma. Sa mère a aussi écrit des ouvrages historiques. Elle se confie sur sa rupture familiale quand elle a fait son "coming-out", refusant de se marier dans sa caste, fonder une famille traditionnelle. Laure Murat s'est exilée aux Etats-Unis où elle enseigne, vit avec une femme, a tourné le dos à ce passé glorieux et étouffant. La lecture de "La Recherche" l'a libérée, l'a émancipée de tout déterminisme de son milieu social. Ce roman d'éducation proustienne se lit avec un intérêt certain, surtout pour les "proustophiles". Je regrette un peu ses prises de position un peu trop "wokistes" à mon goût surtout sur l'écriture inclusive car son texte est émaillé de points "e" qui le rendent un peu dérangeant. Si on le lit à voix haute, cela devient impossible. Dommage... 

jeudi 2 novembre 2023

"Le Grand Feu", Leonor de Recondo

J'ai vu récemment l'écrivaine, Léonor de Recondo, dans la Grande Librairie sur France 5. Musicienne talentueuse, elle a interprété une sonate de Bach. Dans son dixième livre, "Le Grand Feu", elle met à l'honneur ses deux passions : la musique baroque et la littérature. Je n'ai pas toujours été convaincue par ses romans précédents même si j'ai détecté des qualités évidentes d'écriture. Comment résister au charme de ce dernier opus avec deux personnages que j'apprécie beaucoup : Venise et Vivaldi ? J'ai donc succombé devant la musique de ce roman aérien, aquatique et amoureux. Au XVIIIe siècle, la Pieta, un établissement de charité, accueille les orphelines et les éduque sur le plan musical. La réputation de la Pieta se répand à travers l'Europe car le chœur des jeunes filles, vêtues de blanc, chantaient dans une grande discrétion, derrière des grilles. Le public adorait cette "voix des anges". Dans cette ville magique, Francesca et Giacomo mettent au monde une petite Ilaria, la sixième fillette de la fratrie. Le couple décide de se séparer d'elle pour qu'elle vive une meilleure existence en la confiant à la Pieta où une cousine, Bianca, en est la gardienne. Pendant seize ans, la petite Ilaria ne sort jamais de l'orphelinat mais entend les rumeurs de Venise : "On entend le silence et la nuit". La jeune fille découvre la musique avec son "maestro", le prêtre roux, le génial Vivaldi qui offre à son élève douée, un petit violon. Ce cadeau change sa vie tellement elle communie avec les sons qui s'échappent de la boîte en bois. Ce "Grand Feu" de la musique l'habite et cette expérience sensorielle ne la quittera jamais : "C'est dans le son qu'elle déclare son amour, qu'elle le déclame ; une exaltation du corps qu'elle ne trouve nulle part ailleurs que dans l'archet sur la corde. La vibration ondulante. Point de poèmes, point de mots pour exprimer cette intensité-là". Le Maestro lui confie l'écriture de ses partitions. Ilaria rencontre une jeune fille de la haute société, Prudenza, qui vient apprendre le chant. Cette amitié précieuse et fusionnelle illumine la vie austère de la jeune violoniste. Celle-ci lui présente son frère qui tombe amoureux fou d'Ilaria. Lui rêve d'horizons nouveaux, elle, ne songe qu'au violon. Pourtant, ils s'aiment éperdument mais leur amour finira dans le drame. Ce roman se transforme en scénario d'opéra avec l'irruption de cet amour impossible à vivre. Un roman-opéra incandescent sur la musique et sur la magie de Venise, qui permet, pour un instant même bref, de s'échapper hors de notre siècle chaotique. 

mercredi 1 novembre 2023

"Anselm, le bruit du temps", Win Wenders

 Chaque fois que je me trouve devant un tableau, une sculpture, une œuvre d'Anselm Kiefer, je suis subjuguée par cet artiste. J'ai vu sa scénographie au Panthéon où il dénonçait les horreurs de la Guerre 14-18. A Bilbao, une salle lui est consacrée dans les collections permanentes et cet homme couché au sol qui observe le ciel étoilé vous saisit d'émotion. Au Louvre, trois œuvres de l'artiste sont exposées dans une aile du musée qu'il faut parfois chercher comme un trésor. A Venise, j'ai eu une chance inouïe de voir son exposition au Palais des Doges, une exposition tellement grandiose que je l'ai gravée dans ma mémoire émerveillée. Quand j'ai appris que le documentaire de Win Wenders, "Anselm, le bruit du temps", passait à l'Astrée, je suis allée le voir. Un choc esthétique, ce film sur l'un des grands artistes plasticiens contemporains ! Pour entrer dans l'univers de Kiefer, le réalisateur propose une déambulation poétique qui nous offre des clés de compréhension. L'art monumental de l'artiste allemand se compose de différents supports : peinture, sculpture, photographie, gravure sur bois, livres d'artiste, installation, architecture. Anselm Kiefer est filmé dans son décor colossal et il se déplace en bicyclette pour traverser son hangar qui ressemble plus à un entrepôt industriel qu'à un atelier de peintre. Il pioche dans des bacs les différents matériaux, les objets, qu'il incruste dans ses tableaux. Le réalisateur a filmé ce géant de l'art dans ses ateliers successifs, Barjac dans le Lot, Croissy en Seine et Marne. Des hangars gigantesques où on le voit dans son processus de création. Il manie le couteau à grands traits sur la toile et utilise même un lance-flammes pour donner à ses tableaux leur texture si caractéristique. Anselm Kiefer a été influencé par la pensée poétique de Paul Celan, un poète exceptionnel qui s'est suicidé en 1970 à Paris. Quelques scènes fictionnelles reconstituent son enfance pour mieux comprendre sa vocation artistique. Anselm Kiefer est né en 1945 à Allemagne et cette naissance dans les ruines du pays l'a marqué à tout jamais. Sa démarche artistique revisite l'Histoire, la littérature, la philosophie. Le thème des ruines traverse ses créations et pose la question suivante : "Comment, après l'Holocauste, être un artiste qui s'inscrit dans la tradition allemande ?". Ce film sensible, beau et poétique apporte une réponse lumineuse sur l'art d'Anselm Kiefer, un art d'un cheminement mémoriel indispensable pour appréhender les noirceurs de notre Histoire. 

lundi 30 octobre 2023

Atelier Littérature, 5

 Je termine le compte-rendu de l'Atelier d'octobre avec le récit autobiographique de Jorge Semprun, "L'Ecriture ou la Vie", publié en 1994. Les lectrices qui l'ont choisi ont toutes été saisies par l'émotion en découvrant ce livre que j'ose définir comme une lecture indispensable du XXe siècle. Jorge Semprun, né en 1923 à Madrid, exilé en France en 1939 après la défaite des Républicains espagnols, s'engage dans la Résistance et il est arrêté par la Gestapo. Il est déporté à Buchenwald en 1944. Pour appréhender la tragédie des camps de concentration, l'Holocauste, le nazisme, Jorge Semprun prend la plume avec des décennies de distance car il est septuagénaire quand il commence la rédaction de ses souvenirs. Il ne pouvait pas traduire en mots ces années passées à Buchenwald en tant que prisonnier politique. A vingt ans, ce jeune homme vibrant de vie et de révolte (il a rejoint la Résistance) rencontre la mort. La mort des compagnons, broyés par le typhus,  la mort des Juifs dans les chambres à gaz, l'odeur fétide de la mort. Cette expérience concentrationnaire qu'il a vécue très jeune ne cesse de le hanter. Quand il est libéré par les Américains, il part à Ascona, dans le Tessin chez une cousine : "Je m'étais mis en demeure de choisir entre l'écriture ou la vie". Ecrire, c'était revivre la mort et il choisit la vie. Une femme va jouer un rôle majeur dans cette décision vitale : "Grâce à Lorène qui ne savait rien de moi, j'étais revenu dans la vie, c'est à dire dans l'oubli : la vie était à ce prix. Oubli délibéré de l'expérience du camp. Il n'était pas question d'écrire quoi que ce fût d'autre. Cela aurait été dérisoire, ignoble peut-être". Quand l'écriture le saisit enfin, il raconte les humiliations, les coups, la boue, la neige, le froid, les chiens, le mépris des gardiens, l'inhumanité des nazis. Il relate la chance d'avoir rencontré un communiste allemand qui lui a sauvé la vie en l'éloignant des chantiers mortifères. Dans ce chaos infernal, il rencontre des êtres inoubliables comme Maurice Halbwachs. Dans ce terrible quotidien qu'il décrit, la lumière de la culture éclaire son âme assombrie. Comme il parle l'allemand, il se souvient de Goethe, de Weimar qu'il visitera avec un officier américain. La question du Mal absolu est posée dans ce texte essentiel. Toute sa vie, Jorge Semprun éprouvera ce sentiment sur son expérience de la mort : "Je me sentais flotter dans l'avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps". Ce témoignage passionnant et émouvant, servi par un style vivant, pourrait se conclure ainsi : "Personne ne peut se mettre à ta place, ni même imaginer ta place, ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Cette singularité gouverne sourdement ta vie : la fatigue de la vie, ton avidité de vivre, (...) ta joie violente d'être revenu de la mort pour respirer l'air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l'immensité de l'avenir". Ce livre dense et puissant évoque souvent la mort mais il se situe du côté de la vie, une belle vie, celle de Jorge Semprun, un grand écrivain français qu'il ne faudrait jamais oublier.  


vendredi 27 octobre 2023

Atelier Littérature, 4

 Régine a lu "Trois jours et une vie" de Pierre Lemaître, publié en Livre de Poche. Ce roman raconte l'histoire d'Antoine, un jeune garçon taciturne, élevé par sa mère dans une petite ville où tout se sait : "A la fin de décembre 1999, une surprenante série d'événements tragiques s'abattit sur Beauval, au premier rang desquels, bien sûr, la disparition du petit Rémi Desmedt". A 12 ans, Antoine a tué son camarade d'école, Rémi. Mais il reste seul avec ce secret horrible. Le corps n'a jamais été retrouvé lors de l'enquête. Quelques années plus tard, il s'est installé dans la vie avec une compagne mais le passé lui revient comme un boomerang. Régine nous a donné envie de lire ce thriller psychologique ! Colette, Pascale et Odile ont lu le récit bouleversant de Jean-Marie Laclavetine, "La vie des morts", édité en Folio. Pour apprécier ce document, il fallait découvrir "Une amie de la famille", où l'écrivain évoque sa sœur, Annie, disparue à l'âge de vingt ans, emportée par une vague meurtrière à la Chambre d'amour à Anglet. Le silence avait enseveli la famille dans une chape de plomb. En faisant renaître sa sœur grâce à l'écriture, il n'imaginait pas que ce livre allait provoquer tant de réactions, de retrouvailles et de surprises : "Trop de coïncidences, de lettres reçues, de rencontres inattendues, trop de surprises". Un critique a défini la démarche de l'auteur : se retrouver dans une "fraternité d'espèce des endeuillés". Il rassemble dans ce texte mémorial d'autres figures amies. Il s'adresse à sa sœur disparue ainsi : "Tu as coupé à un nombre conséquent d'enterrements, petite veinarde. Tu as échappé à tous ces coups qui un par un nous assomment et nous laissent comme des boxeurs groggy dans l'attente du gong final, tu as échappé aux gémissements, partie avec sagesse et un brin de désinvolture dans la pleine force de tes vingt ans". Le dernier ouvrage commenté dans l'Atelier concerne le chef d'œuvre de Jorge Semprun, "La vie ou l'écriture", publié en Folio. Je consacrerai un billet à ce beau récit autobiographique  dès lundi. Et j'ai même reçu un témoignage de reconnaissance de la part de Mylène qui a découvert ce texte avec une admiration certaine.     

jeudi 26 octobre 2023

Atelier Littérature, 3

La saison a donc repris ce jeudi 19 octobre et pour attaquer l'année, j'ai proposé une liste bibliographique sur le mot "vie" dans les titres de romans et d'essais. Les dix ouvrages n'ont pas tous été lus et mon compte-rendu concernera les titres choisis. J'ai demandé aux lectrices de l'Atelier de m'envoyer un commentaire bref sur le livre lu. Ainsi Colette a résumé le roman de Cristina Comencini, "Etre en vie", publié en 2018 : "Etre seule à Athènes pour les formalités liées au suicide de sa mère permet à Caterina, adoptée à six ans, de replonger dans son histoire et sa première enfance misérable, pour mieux comprendre ce que signifie être vivante". La mère adoptive de Caterina et son compagnon, Sebastiano, sont retrouvés morts dans une chambre d'hôtel à Athènes. Caterina part à Athènes et le fils de son beau-père la rejoint. Ils vont vivre des jours intenses en revisitant leur enfance et se sentir enfin vivants. Cette écrivaine italienne, née en 1956, a fait ses débuts au cinéma avec son père, Luigi Comencini, en tant que coscénariste. Janelou et Odile ont découvert le même récit autobiographique de Déborah Lévy, "Le coût de la vie". Janelou n'a pas du tout aimé. Son commentaire lapidaire en dit long : "De très belles pages sur la plomberie et le vélo électrique". Odile a bien retrouvé dans ce récit le souffle féministe d'une femme qui prend son élan après son divorce. Une double lecture contradictoire. "Le coût d'une vie" a reçu le Prix Médicis étranger en 2020. Héritière de Simone de Beauvoir, la presse a beaucoup encensé ce récit autobiographique, parfois trop encensé. Danièle et Geneviève ont beaucoup aimé "La vie de Joseph Roulin" de Pierre Michon, publié chez l'excellent éditeur Verdier. Vincent Van Gogh a réalisé un portrait de ce facteur modeste en 1888 sans savoir que ce peintre marginal allait devenir le génie que l'on connaît. Le peintre hollandais a peint le facteur quatre fois. Ainsi, cet homme simple du peuple représente tant "les vies minuscules" que Pierre Michon a décrit dans son œuvre. Avec l'art, Joseph Roulin pénètre par la "grande porte dans le monde infini de la mémoire". Et lire Pierre Michon, c'est plonger dans un océan luxuriant de mots, de phrases, dans un des plus beaux styles de la littérature française contemporaine.  (La suite, demain)

vendredi 20 octobre 2023

Atelier Littérature, 2

 Pascale a présenté deux coups de cœur : "Celui qui veille" de Louise Erdrich et "Récitatif" de Toni Morrison. Le premier cité raconte l'histoire d'un veilleur de nuit dans une usine, Thomas, qui lutte contre un projet de gouvernement qui se veut émanciper les Indiens. Sa nièce, Pixie, veut fuir son père alcoolique et partir à Minneapolis pour y retrouver sa sœur. Un long combat commence pour ces deux personnages centraux. Le second coup de cœur, "Récitatif" de Toni Morrison, relate l'histoire de deux fillettes, l'une noire, l'une blanche, inséparables à l'orphelinat dès l'âge de 8 ans. La vie les sépare quand elles grandissent mais, elles vont se recroiser à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Un souvenir pénible de leur enfance ne les a jamais quittées. Ce roman percutant est à découvrir sans tarder. Odile a choisi un roman américain d'Hernan Diaz, "Trust", prix Pulitzer 2023. Dans les années 30, Wall Street traverse la pire crise financière du XXe siècle lors de la Grande Dépression. Un homme a pourtant fait fortune là ou d'autres se sont effondrés. Ce magnat de la finance coule des jours heureux avec sa femme qui se consacre à des œuvres de bienfaisance. Mais, derrière cette façade de bon aloi, se cache un mystère peut-être inavouable. Un roman surprenant pour comprendre les hautes sphères de la finance américaine. Régine a présenté "Les corps solides" de Joseph Incardona, un roman qui démarre ainsi : "Mettez l'humanité dans un alambic, il en sortira l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé". Anna, la maman courage, a des ennuis avec son camion-rôtissoire au bord de l'Atlantique. Léo, son fils, surfe de belles vagues. Or, elle perd son gagne-pain dans un accident et pour gagner de l'argent, elle participe à un jeu télévisé pour s'en sortir. Va-t-elle vendre son âme pour ces 50 000 euros dans un jeu absurde ?  Un nouvel auteur intéressant à connaître, Joseph Incardona. Mylène a évoqué l'essai de Cynthia Fleury, "Un été avec Jankélévitch", très agréable à lire pour comprendre la pensée lumineuse et parfois complexe de ce merveilleux philosophe français, héritier d'Henri Bergson. Janelou a terminé la partie coups de cœur avec "La solitude des nombres premiers" de Paolo Giordano. Alice aime la photo, Mattia, les mathématiques. Chacun se reconnaît dans la solitude de l'autre. Un belle histoire d'amour, originale et singulière. Voilà pour les coups de cœur du mois d'octobre ! De bonnes idées de lecture pour affronter l'hiver qui vient. 

jeudi 19 octobre 2023

Atelier Littérature, 1

 Nous nous sommes retrouvées ce jeudi après-midi pour le premier atelier Littérature de la saison 2023-2024 avec plaisir, un plaisir partagé par une dizaine de participantes. J'ai dédié la séance à Dominique Bernard, le professeur de français, poignardé par un barbare islamiste. Cet homme des Lumières aimait la littérature, nous a dit sa femme lors de la cérémonie à la cathédrale d'Arras. Il aimait Julien Gracq, Stendhal, Flaubert, Proust. Il aimait la musique baroque. Il aimait le cinéma, la peinture italienne, Van Gogh. C'était un homme cultivé, discret, un passeur de mémoire littéraire. J'étais émue d'évoquer ce confrère en livres, en littérature qui a été lâchement assassiné parce qu'il représentait le meilleur de la France littéraire, prônant l'ironie, la liberté de pensée, l'amour de la vie et des autres. Dans l'atelier, nous apprécions les livres, la littérature et je voulais que l'on pense à tout l'héritage que l'on reçoit à l'école. Pensons à tous nos anciens professeurs de Français qui nous ont introduit dans le monde de la littérature avec le "Lagarde et Michard", l'amour de notre langue, de notre pays. Je n'oublierai jamais Samuel Paty et Dominique Bernard. L'Atelier a accueilli une nouvelle recrue, Geneviève, retraitée à Chambéry, une lectrice curieuse et motivée. Nous avons ensuite abordé les ouvrages de la liste sur la vie, mais je commencerai par évoquer les coups de cœur de la deuxième partie de l'atelier. Colette a démarré avec le dernier opus de Philippe Delerm, "Les Instants suspendus", édité au Seuil en août dernier. Ce recueil de notes raconte tous ces moments fugaces, éclairants, éphémères qui surgissent dans notre esprit comme "passer le doigt sur une vitre embuée. Le jaillissement du paysage à la sortie du tunnel ferroviaire". Ces instants de vie rappelle "La première gorgée de bière". Philippe Delerm se définit comme un poète du quotidien. Geneviève a présenté brièvement "Tombeaux" d'Annette Wiervorka, un témoignage émouvant et éprouvant sur sa famille décimée dans les camps de concentration. Un livre indispensable à lire absolument pour ne jamais oublier l'Holocauste surtout en ces temps où l'antisémitisme sévit avec une résurgence inquiétante. Danièle a découvert avec intérêt un roman de Carol Joyce Oates, "Confessions d'un gang de filles", édité en 2014 en Livre de Poche. Dans un quartier populaire de l'Etat de New York en 1950, cinq lycéennes dont le personnage principal, Legs, veulent se venger des humiliations qu'elles ont subies. Reliées par un pacte à la vie, à la mort, elles forment un gang, le Foxfire. La haine des hommes va les entraîner dans une équipée sauvage et mortelle. Un roman puissant à l'image de l'écrivaine américaine, spécialiste de la violence aux Etats Unis dans les relations humaines. (La suite, demain)

mercredi 18 octobre 2023

"La vie devant ses yeux", Laura Kasischke

 Dans le cadre de l'atelier Littérature d'octobre, j'ai choisi une écrivaine américaine très singulière, Laura Kasischke, née en 1961 dans le Michigan. Elle commence une carrière de professeur de langue anglaise et d'écriture dans son pays d'origine et devient écrivaine en 1997 avec le roman "A Suspicious River", adapté au cinéma. Son univers romanesque souvent inquiétant et son style distancié rappellent Joyce Carol Oates. Publié chez son éditeur, Christian Bourgois, en 2002, ce roman glaçant se lit comme un thriller. Le roman démarre par une scène d'une violence inouïe : une tuerie comme on en connaît aux Etats-Unis. Un lycéen ouvre le feu dans son établissement et quand il croise Diana et Maureen dans les toilettes, il leur demande cyniquement laquelle il doit tuer. Alors que Maureen se désigne avec un esprit de sacrifice, Diana lance au tueur qu'elle préfère vivre et elle désigne son amie. Vingt cinq ans après, Diana a tout pour être heureuse. Mariée à un professeur de philosophie, mère d'une petite Emma, elle enseigne le dessin à mi-temps. Sa vie de femme américaine se déroule entre l'éducation de sa fille, ses dons culinaires et ses loisirs. Mais, dans ce lac tranquille que représente son présent, demeure une source noire. L'évènement traumatisant de sa jeunesse commence à la hanter par bouffées incontrôlées. Eprouve-t-elle un remords depuis ce drame de la tuerie ? En se choisissant alors que son amie voulait la protéger, sa lâcheté lui revient en boomerang et cette culpabilité inconsciente coule en elle comme une  rivière souterraine. Sa vie parfaite qu'elle croyait réelle commence à vaciller avec la résurgence de micro événements du quotidien : des ennuis à l'école, des soupçons sur la fidélité de son mari, une scène dans un zoo, une lettre anonyme. Le regard de son amie Maureen revient dans sa mémoire et cette trahison semble impardonnable. Ce roman psychologique d'une grande finesse peut procurer un malaise entre le réel et l'irréel, le passé et le présent, les fantasmes et les faits. Diana va-t-elle déminer son angoisse du passé, un passé tragique ?  Pour connaître la clé du mystère, il faut découvrir ce singulier texte, servi par un style au scalpel. 

mardi 17 octobre 2023

"Le Château des Rentiers", Agnès Desarthe

 "Le Château des Rentiers" d'Agnès Desarthe, paru en septembre dernier, évoque ses grands-parents maternels, Boris et Tsila, qui vivaient dans un immeuble parisien, rue du Château-des-Rentiers dans le 13e arrondissement. Ils avaient acquis un petit appartement dans ce quartier pour rejoindre des amis, la plupart des rescapés de l'Holocauste. L'idée de se retrouver ensemble dans le cadre de la retraite leur permettait de vieillir en "amitié". Ils aimaient passer chez les voisins, emprunter des aliments manquants, laisser les enfants jouer dans les escaliers, partager ce quotidien dans une ambiance conviviale. C'était pratique et joyeux. L'écrivaine raconte avec facétie et avec une certaine émotion la création de cet immeuble aux allures de phalanstère. Tous ces "sur-vivants" continuaient à se parler, à s'amuser ou à se disputer. En pensant avec amour à ses grands-parents, Agnès Desarthe aborde la question de son âge. Née en 1966, elle sait que la retraite se rapproche : un rêve de sa jeunesse lui revient en mémoire. Ce rêve rejoint celui de ses grands-parents : créer une maison de retraite avec tous ses amis d'antan et d'aujourd'hui. Mais se pose la question cruciale : comment réaliser ce projet ? Agnès Desarthe relate ses visites avec la banque et avec un architecte. Les dialogues sont savoureux et les interrogations de la narratrice sur cette maison de retraite fantasmée se mélangent avec des anecdotes variées comme celle de sa rencontre mouvementée avec une lectrice en Ecosse. Ce récit ressemble à l'immeuble de ses grands-parents où portes et fenêtres sont ouvertes à tous vents. Un chœur d'hommes et de femmes parlent de leur vieillesse, souvent leur pire ennemie. La mère de l'écrivaine a été filmée par la Fondation Spielberg en 1996 et l'écrivaine relate la difficulté de la revoir car elle a disparu en 2012. Ses lectures sont aussi commentées en particulier sa découverte de Cynthia Ozick, peu connue en France. Ce récit autobiographique souvent éclaté semble prendre le relais de ses écrits personnels comme "Comment j'ai appris à lire" et le "Remplaçant" où elle faisait déjà le portrait de son grand-père, Boris. Le passé et le présent se bousculent sans cesse dans ce texte atypique, déluré, tendre et empathique. Si Agnès Desarthe réussit à bâtir sa maison de retraite, il est sûr que les résidents et résidentes vont souvent rire, sourire et réussiront à oublier les misères du grand âge. En compagnie d'une écrivaine, chef d'orchestre fantaisiste, enjouée et vibrante de vie, je veux bien me porter candidate dans quelques années dans ce nouveau Château des Rentiers des années 2040 ! Soyons optimistes ! Je redonne la parole à Agnès Desarthe : "Les souvenirs sont à présent ma rente. Je vis autant du présent que je me nourris du passé. Les années s'amenuisent, qu'importe ? Plus le temps qui me reste à vivre diminue, plus ce que j'ai vécu enfle et prospère". Belle définition du cumul des années ! 

lundi 16 octobre 2023

"Perspectives", Laurent Binet

Dans la rentrée littéraire de septembre, un roman m'a particulièrement attirée par son sujet : un thriller historique épistolaire se situant dans la Renaissance italienne. Comme j'aime particulièrement cette époque artistique, j'ai donc lu avec beaucoup d'intérêt "Perspectives" de Laurent Binet, publié chez Grasset. Cet écrivain français quelque peu original s'était déjà bien fait remarquer avec un roman sur un nazi, "HHhH", puis sur l'improbable assassinat de Roland Barthes, "La septième fonction du langage". En 2019, il raconte une dystopie historique, "Civilizations" où les Incas font la conquête de l'Europe. Dans son dernier opus, l'auteur explore l'univers de la Renaissance du XVIe siècle en se basant sur le rôle majeur qu'a tenu Giorgio Vasari (1511-1574), peintre, architecte, historien de l'art et inventeur du terme Renaissance. Ce personnage réel devient dans le roman l'enquêteur d'une affaire criminelle. Jacopo da Pontormo, un artiste maniériste, est retrouvé mort dans l'église San Lorenzo où il réalisait des fresques pour décorer le chœur de l'édifice. Le contexte historique constitue un élément essentiel car la République de Florence est au cœur de l'affrontement entre la France et l'Espagne. Une kyrielle de personnages intervient dans ce roman policier très original : de Pontormo à Bronzino, son assistant en passant par Vasari et ses aides, Michel Ange, la famille Médicis, des religieuses disciples de Savonarole. Ce tourbillon d'échanges épistolaires donne un peu le tournis mais une liste des personnages en tête du premier chapitre permet de bien se repérer. L'auteur a choisi cette architecture épistolaire pour "creuser mes personnages, en me plaçant dans la tête de chaque correspondant". Il ajoute aussi "Et puis, quel défi de créer du suspense avec des échanges de lettres". Chaque protagoniste expose ainsi ses indices sur le meurtre de Pontormo et il est question d'un tableau mystérieux avec le portrait de la fille Médicis. Se greffent dans cette histoire policière une histoire d'amour, une fuite en France, des révoltes, des dénonciations, des complots, des soupçons, toute une ambiance de secrets et d'alliances. Ce puzzle énigmatique "Renaissance" propose 176 lettres composant un texte ludique, érudit, brillant et tellement stendhalien. L'univers des peintres à Florence est au cœur du récit et le titre "Perspectives" raconte à merveille tous les points de vue des personnages. Un régal, ce roman épistolaire d'une "italianité" savoureuse.