vendredi 6 mars 2020

"La Peste", 2

En relisant la Peste plusieurs décennies après, il se passe un phénomène étonnant. La mémoire conserve l'essentiel : la trame des événements, les personnages principaux, l'atmosphère à Oran, la présence de la mort, la séparation avec des proches, l'isolement de la population, l'héroïsme et la lâcheté des hommes. Je ne me souvenais absolument pas d'un personnage, nommé Grand, un fonctionnaire modeste de la mairie. Albert Camus dresse son portrait et perçoit chez cet homme une attitude exemplaire : "Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments". Il ne réclame aucun avancement pour mieux gagner sa vie car il a un problème avec le langage : "Il cherchait ses mots" et il s'était mis en tête d'écrire et de "bien s'exprimer". Le regard d'Albert Camus donne à la simplicité de Grand une noblesse authentique. Un deuxième personnage très émouvant se révèle aussi au fil du récit : la mère du Docteur Rieux qui ressemble évidemment à la mère de l'écrivain. Elle rejoint son fils pour l'aider et quand son ami, Tarrou, succombe à la peste, elle le veille et le garde avec elle. Cette femme représente une certaine "sainteté" aux yeux de Camus : "Ainsi, sa mère et lui s'aimeraient toujours dans le silence". Le docteur Rieux survit à la peste et quand tout est fini, la question qu'il se pose se résume ainsi : "Et Rieux, qu'avait-il gagné ? Il avait seulement gagné d'avoir connu la peste et de s'en souvenir, d'avoir connu l'amitié et de s'en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s'en souvenir. Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c'était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie !". La morale du philosophe écrivain se niche dans ce petit paragraphe que j'aime tout particulièrement. Beaucoup d'analyses du roman ont été publiées et il est souvent très instructif de les découvrir. Albert Camus a décrit la peste qui peut s'interpréter comme une allégorie de la guerre (L'occupation allemande, la peste brune) et du Mal (malheur, maladie, mort). La peste révèle le courage héroïque et quotidien des uns et la lâcheté des autres. L'écrivain insiste donc sur les valeurs de solidarité et de générosité qui devraient inspirer les hommes et les femmes dans un monde sans Dieu. C'est pour cette raison qu'il faut offrir ce livre à tous les voleurs de masques dans les hôpitaux, à tous les égoïstes qui ne restent pas confiner chez eux, à tous les inconscients qui nient le fléau du virus actuel sans tomber dans la psychose. Et tous ces soigants, ces conducteurs de train et de métro, les commerçants, les fonctionnaires, tous ces gens ressemblent à Tarrou. Ils font leur métier d'une façon exemplaire. Il faut relire ce classique contemporain pour comprendre la fragilité et la vulnérabilité humaines. Albert Camus, ce grand philosophe humaniste indispensable !