mardi 28 décembre 2021

Philosophie Magazine

 L'excellent Philosophie Magazine a sorti son dernier numéro de l'année en posant la question cruciale qui intéresse un vaste public : "A quoi voit-on qu'on a vieilli ?". Ce dossier central sur l'âge propose plusieurs articles sur le temps et ses effets, sur des stratégies philosophiques pour affronter la vieillesse et un entretien passionnant avec Pascal Quignard. Ce grand écrivain singulier a accepté de parler de sa propre vieillesse. Son œuvre entière, "un magnifique palais de la mémoire", est imprégné de Temps. Il convoque dans ses textes les Grecs et les Romains, les auteurs du Moyen Age, des souvenirs personnels archaïques, des contes et des rites, tout un matériau mémoriel qu'il sculpte avec ses mots : "Les êtres vivants sont truffés de morts, de fantômes affamés de vie, d'êtres plus anciens que nous-mêmes". Pascal Quignard compare le grand âge à l'adolescence, deux étapes essentielles qui transforment l'individu dans sa pulsion de vie. Pour lui, cette pulsion de vie est "invieillissable" et par-delà le temps, "la vague nous porte". Comment se manifeste son âge (il a 73 ans) ? Il constate quatre transformations : une force affaiblie, l'irruption de l'insomnie avec une abondance des rêves nocturnes, l'absence de jugement et l'amoindrissement de l'égo. La vieillesse se définit aussi par la connaissance du monde : '"Pour savoir le nom des fruits, des arbres et des fleurs, pour connaître la nuance des choses du monde, il faut avoir vu plusieurs neiges et plusieurs saisons". Cet entretien se termine par cette belle phrase : "Je crois que les gens heureux sont les mélancoliques. Ceux qui sont pleins de futur connaissent beaucoup de déboires". Pascal Quignard recommande un conseil capital : "Il y a de la jouissance à avoir vécu. Profiter de tous les instants du jour est très suffisant". Après les paroles de sagesse de cet écrivain français, le plus original et le plus profond que je connaisse, la revue toujours aussi éclectique contient les rubriques habituelles et reflète les questions sociétales comme la transsexualité. Ce numéro très réussi met à la portée de tous l'histoire de la philosophie en revisitant Nietzsche et son Zarathoustra. Un magazine précieux et intelligent. Pourvu qu'il vieillisse longtemps !  

lundi 27 décembre 2021

"Le Voyant d'Etampes"

 Dès que j'ai lu les premières lignes du roman d'Abel Quentin, "Le Voyant d'Etampes", j'ai eu le sentiment que j'allais passer quelques heures très agréables en sa compagnie. Lauréat du Prix Flore, ce jeune écrivain de 36 ans aurait mérité un prix littéraire bien plus médiatisé. Jean Roscoff, professeur d'Histoire à l'Université à Paris VIII, spécialiste du maccarthysme, vient de prendre sa retraite à 65 ans. Divorcé malgré lui, il traverse une crise et noie trop sa dépression dans l'alcool. Il lui faut un projet pour supporter la vacuité de son existence. Il décide d'écrire une biographie d'un poète ayant vécu à Etampes : "J'allais conjurer le sort, le mauvais œil qui me collait le train depuis près de trente ans. Le Voyant d'Etampes serait ma renaissance et le premier jour de ma nouvelle vie. J'allais recaver une dernière fois, me refaire sur un registre plus confidentiel, mais moins dangereux". Cet ex-militant de SOS racisme a commis un ouvrage dans les années 90 où il avait dénoncé l'exécution à la chaise électrique des époux Rosenberg aux Etats-Unis. Son ouvrage paraît clamant l'innocence du couple accusé d'espionnage en faveur des Russes. Peu après, les services américains ont prouvé leur culpabilité. Le livre de Jean Roscoff devenait ridicule et mensonger. Le professeur trop pétri d'un esprit de gauche plus que naïf se réfugie dans son métier d'universitaire routinier. Mais, comme il est de nouveau libéré de sa mission professorale, il se met à rêver d'une revanche intellectuelle. Il veut remettre à l'honneur un poète obscur, Robert Willow, un américain communiste, fuyant son pays. Il a traversé le Paris branché de Saint Germain des Prés au temps de Sartre et de Camus. Ce poète romantique, à contre-temps, s'est tué au volant de sa voiture dans son exil volontaire à Etampes. Il contacte un éditeur confidentiel pour publier les poèmes de l'américain et pour éditer sa biographie. Jean Roscoff se heurte très vite à un oubli involontaire dans sa biographie. Robert Willow était un poète "afro-américain" et ce fait, laissé de côté, l'embarque dans un tourbillon de critiques sur les réseaux sociaux : "J'avais posé un regard non racisant sur mon sujet, Robert Willow. Je l'avais déracisé. Je n'avais vu, je n'avais voulu voir que le poète frère, mon frère mélancolique. Je n'avais pas vu le Noir". Le choix de réhabiliter le poète seulement dans son talent littéraire tombe dans le piège de l'antiracisme. Cet emballement imprévisible va obliger notre personnage à la clandestinité. Son crime se résume en quelques mots : il s'est approprié d'un sujet qu'il n'aurait pas du traiter, lui un homme blanc ! Ce roman drôle et  enlevé pose la question actuelle de la culture woke, dominante dans les milieux universitaires et dans la presse. Lui, l'ancien militant antiraciste se voit accusé de racisme. C'est un comble ! Abel Quentin met habilement en scène le harcèlement médiatique, la toxicité des réseaux sociaux, la cancel culture, le fossé générationnel. Le professeur trouvera une issue à cette déferlante médiatique mais je ne dirai pas laquelle. Il faut lire ce roman hilarant, tonique et "mécontemporain" dirait Alain Finkielkraut. Sourire en ce moment tient de l'exploit et Abel Quentin a réussi ce coup de maître ! Un des meilleurs romans de l'année 2021. 

vendredi 24 décembre 2021

"Un hiver avec Schubert"

 Schubert (1797-1828, le plus grand compositeur de la musique romantique allemande, m'accompagne depuis de nombreuses années. J'ai même visité la maison de son enfance à Vienne et j'étais émue de voir ses objets familiers, ses instruments et ses partitions. Ce musicien mélancolique a composé un ensemble de lieder (poèmes en musique) d'une grande beauté, des symphonies et de la musique de chambre. Xavier Bellamy anime une émission sur Radio Classique et cet ouvrage, "Un hiver avec Schubert" rend un hommage vibrant au musicien viennois : "En savourant le livre "Un été avec Montaigne" d'Antoine Compagnon, je me suis dit sur le mode de la plaisanterie, à condition de passer l'hiver avec Schubert". Une quarantaine de textes courts raconte l'homme : son caractère, sa famille, ses amis, sa vie à Vienne, ses amours déçues, sa passion de la musique, sa mort prématurée. Un premier romantique tout en restant classique. Un esprit pur, le meilleur des amis, un homme timide, introverti et seul malgré son culte de l'amitié. Xavier Bellamy définit le musicien ainsi : "Car être musicien, c'est traverser le temps en vivant intensément chaque temps de la composition, principalement les temps faibles qui réclament plus d'imagination. (...) C'est approcher une idée de l'absolu qui échappe à la raison et se dérobe sans cesse". Evidemment, Schubert n'a rien d'un gai luron. Sa douleur de vivre se rapproche d'un mode d'être. Il écrit dans son journal : "La douleur aiguise la raison et renforce le sentiment". Du courage, il en prend sa part en menant une vie simple, sans fortune et même inconnu dans sa ville de Vienne. Il quitte le lycée impérial à seize ans pour composer, devient instituteur dans l'école de son père. A vingt ans, il vit sans protecteur, sans salaire, sans logement à lui. En fait, il vit chez ses amis, tous musiciens, poètes, peintres. Le critique musical évoque les œuvres musicales de Schubert avec une simplicité qui permet une compréhension immédiate. Pour lui, le lied est la "forme la plus naturelle de l'art de Schubert et les découvertes qu'il y fait vont se retrouver dans sa musique instrumentale". Dans un dernier chapitre, l'auteur relate une rencontre avec Pascal Quignard qui a répondu d'emblée que Schubert correspondait à la définition suivante : le musicien "incarnerait le mieux cette façon de s'interroger en solitaire, de méditer librement, dans un état semi-éveillé, tous les sens en alerte, en un éternel retour vers le pays de l'enfance où un mystère s'est perdu". J'ai assisté à un de mes plus beaux concerts à Naples où dans le théâtre de la ville, Schubert était à l'affiche. L'esprit musical schubertien me transporte dans un hors-temps nécessaire pour atteindre une zone de sérénité... Comme celle de Bach, sa musique ressemble toujours à une journée de soleil, un soleil voilé par des nuages, un soleil discret et timide comme lui, Franz Schubert, l'éternel jeune homme. 

mercredi 22 décembre 2021

Atelier Littérature, 4

 Après le thème de l'hiver en littérature et les coups de cœur, les lectrices ont choisi de partager leurs commentaires sur un sujet très délicat, "la fin de vie" à travers deux témoignages : celui de Noëlle Chatelet, "La dernière leçon" et celui d'Emmanuelle Bernheim, "Tout s'est bien passé". Le premier récit autobiographique, publié en 2004, a déclenché une vague émotionnelle dans le public car l'autrice évoquait sans fard la décision de sa mère de "mourir dans la dignité". Par ailleurs, cette femme de caractère, présidente de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, organise son propre suicide avec un courage tout romain. A 92 ans, cette ancienne sage-femme se sent fatiguée, déprimée et ne veut pas peser sur la vie de ses enfants (dont Lionel Jospin, notre ancien premier ministre). Déterminée et obstinée, elle effectue un geste militant en organisant son départ au bon moment quand "elle a toute sa tête". Quand elle annonce sa disparition programmée, Noëlle Chatelet, sa fille, conteste cette décision, essaie de la persuader de rester en vie. Mais, devant la fermeté sereine de sa mère, elle accepte cette décision. Ce sujet éminemment personnel et aussi universel est traité d'une façon intimiste et emporte l'adhésion des lecteurs et des lectrices. Peut-on aussi imaginer l'acte de cette femme comme de l'égoïsme ? Chacune peut éprouver des sentiments mêlés concernant ce témoignage délicat. Le second, "Tout s'est bien passé" d'Emmanuelle Bernheim, publié en 2013, aborde la question du suicide assisté en Suisse. Le père de la narratrice a subi un AVC massif et il est devenu dépendant physiquement. Cet homme, marchand d'art, ne supporte plus son état et décide d'en finir : "Papa m'a demandé de l'aider à en finir. Je me répète cette phrase, elle sonne bizarrement". Avec sa sœur, l'écrivaine va relater avec une précision de détails la dernière aventure de son père : ses contacts avec l'association, l'organisation de son départ, ses adieux avec sa famille et ses amis. Ce récit syncopé, tranchant évite le pathos, les larmes et les lamentations. La décision irrévocable de cet homme courageux et stoïque mérite toute l'admiration de ses filles. Il part seul en Suisse en taxi pour accomplir son geste ultime. Les deux récits se télescopent en traitant le thème du suicide, la dernière liberté de mourir dans la dignité. Ce sujet choisi a permis aussi aux lectrices de s'exprimer sur ces récits vécus. La vie réserve parfois des drames humains surtout dans son dernier parcours. Les mots possèdent une valeur curative et peuvent souvent nous aider à surmonter ces épreuves difficiles.  

lundi 20 décembre 2021

Atelier Littérature, 3

 Régine a présenté son coup de cœur, "Là où chantent les écrevisses", le premier roman de l'écrivaine américaine, Delia Owens. Dans les années 30, lors de la Grande Dépression, une famille défaite, pétrie de violence, se délite et finit par abandonner leur petite fille de dix ans, Kya. Elle parvient à survivre dans ces marais de la Caroline du Nord avec Tate qui lui vient en aide et l'initie à la lecture et à l'écriture. Quand il part à son tour, elle ne peut plus compter que sur elle. Régine a apprécié cette histoire d'une petite fille un peu sauvageonne, débrouillarde et libre dans une nature hostile mais aussi nourricière avec la pêche et la récolte des coquillages. Un beau roman à découvrir. Véronique a cité son coup de cœur, "Le tatoueur d'Auschwitz" d'Heather Morris. Cette histoire vraie d'un amour au cœur de l'enfer concentrationnaire raconte la rencontre entre Lale, un déporté qui est chargé de tatouer les siens. Un jour, il lève les yeux sur Gita, une jeune femme et cet enfer qu'il traverse sera un peu moins dantesque. Odile, notre nouvelle participante, a évoqué un livre qui l'a bouleversée. Il s'agit de "Lambeaux" de Charles Juliet. L'écrivain célèbre dans cette autobiographie ses deux mères : sa mère biologique, une paysanne déprimée et sa mère adoptive aimante. La première mourra dans une institution psychiatrique quand le garçon atteint l'âge de huit ans. La seconde élèvera Charles Juliet au sein d'une famille nombreuse. Entre une enfance solitaire et une adolescence orpheline, cet écrivain a toujours mené un combat courageux contre sa propre dépression pendant de longues années. Son très beau journal intime en plusieurs tomes relatent cette lutte incessante. Odile a apprécié "La carte postale" d'Anne Berest. Cette enquête sur le destin romanesque des Rabinovitch commence en Russie, puis en Lettonie en passant par la Palestine. Mais quand ils arrivent à Paris, la guerre éclate. L'écrivaine raconte avec empathie l'histoire de sa famille juive et ce roman historique s'apparente à celui des "Disparus" de Daniel Mendelssohn. Un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire. Danièle a choisi "Sages femmes" de Marie Richeux. La narratrice s'attache aux "filles-mères" que la société a malmenées et mises à l'écart. Elle s'interroge sur les tisserandes et les couturières en admirant leurs humbles travaux, leur courage et leur abnégation. Cet hommage pudique à une longue et belle généalogie féminine ressemble à une allégorie sur son propre destin : tisser sa vie pour affirmer sa liberté. Belle découverte de Danièle à découvrir. Annette a évoqué un roman de Marion Muller-Colard, "Wanted Louise". Chris, écrivaine, mère et grand-mère, lance un avis de recherche qui concerne Louise, sa fille, ayant quitté son foyer sans explication. La grand-mère hérite de ses deux petits-fils et d'un gendre désemparé. Annette et Mylène apprécient beaucoup cette écrivaine drômoise. (La suite demain)

vendredi 17 décembre 2021

Atelier Littérature, 2

 Odile B. a présenté "Un hiver à Rome" d'une écrivaine italienne, Elisabeth Rasy. Dans ce roman paru au Seuil en 2014, Costanza traverse une crise à la cinquantaine. Vincenzo, son mari retraité, vit à la campagne : "sa vie à la campagne avait pris, à ses yeux, l'allure d'un crissement de craie sur une ardoise". Elle arpente les rues de Rome et déniche un mausolée de la sainte dont elle porte le nom. Cette rencontre due au hasard lui fait entrevoir la clef d'un mystère commun. Elle a travaillé avec un photographe allemand de grand talent, Bruno, qui lui a laissé un ordinateur à sa mort. Elle découvre un fichier de photographies de statues "en miettes", parabole peut-être de sa propre vie. Un courrier électronique d'un ami de Bruno va bouleverser sa vie. Un roman subtil, étrange, voire envoûtant. Véronique a lu "Un hiver arctique" d'Arnaldur Indridason, mais comme elle n'a pas apprécié ce roman policier, elle a proposé un autre roman islandais, "La dame de Reykjavik" de Ragnar Jonasson. Une inspectrice, à la veille de sa retraite, mène sa dernière enquête sur la mort d'une jeune russe, demandeuse d'asile. Ce roman policier semble avoir comblé les attentes de Véronique et l'hiver islandais est bien présent dans la littérature scandinave. Régine a beaucoup apprécié "Chronique d'hiver" de l'écrivain américain, Paul Auster. Il pose un regard du sexagénaire qu'il est devenu sur son corps en utilisant le tutoiement. Cet autoportrait sans complaisance revient sur la mort prématurée de son père, sur le destin chaotique de sa mère. Il analyse avec humour son rôle d'époux et de père. Grand amateur de base-ball, fumeur invétéré, héritier culturel de la lointaine Europe, Paul Auster évoque aussi ses maladies, ses défaillances et son corps devient sa propre maison alors qu'il avoue sa vingtaine de déménagements. Cette autobiographie singulière et originale est un des ouvrages les plus intimistes de l'auteur américain. Il a livré son paysage mental dans une suite intitulée, "Excursions dans la zone intérieure", publié en 2016. Evidemment, Régine a quand même avoué que cette lecture d'Auster n'améliorera pas le moral parfois fragilisé des lecteurs et des lectrices. Nous avons ensuite évoqué les coups de cœur. Mylène a pris la parole pour dévoiler le titre d'un roman qu'elle a beaucoup aimé. Il s'agit de "S'adapter" de Clara Dupont-Monod, prix Fémina 2021 et prix Goncourt des Lycéens. Les pierres de la cour témoignent. Dans cette famille, la naissance d'un enfant lourdement handicapé bouleverse la fratrie. L'aîné protège cet enfant, la cadette le rejette et le dernier tentera de réconcilier cette famille durement enracinée dans le chagrin. Un roman lumineux à offrir pendant ces Fêtes de Noël. (La suite, lundi)

jeudi 16 décembre 2021

Atelier Littérature, 1

 L'Atelier Littérature de décembre, le quatrième de la saison, a réuni une bonne dizaine de lectrices avant les Fêtes de Noël.  J'avais choisi des romans autour de l'hiver et cette journée un peu brouillardeuse et froide coïncidait avec le thème de notre rencontre. Geneviève a démarré avec un roman de Laura Kasischke, "Esprit d'hiver", paru en 2014. C'est le jour de Noël et le blizzard s'est levé. Holly, la mère de famille, attend des invités qui ne pourront pas venir. Elle se retrouve donc seule avec sa fille adolescente adoptive, Tatiana. Sa fille devient irascible, inquiétante, étrange et l'angoisse monte dans cette maison de famille. Holly s'interroge sur Tatiana, adoptée en Sibérie. Ce huis-clos glaçant entre une mère et sa fille a particulièrement inquiété Geneviève qui a bien aimé ce thriller psychologique un peu terrifiant, amplifié par l'ambiance du blizzard opaque. Annette a lu "Les Contes d'hiver" de Karen Blixen. Les onze contes qui composent le recueil ont charmé Annette qui a présenté les thèmes abordés par l'écrivaine danoise : la gratitude, la culpabilité, la générosité, le rêve, la poésie. On peut lire l'histoire d'un jeune mousse qui sauve un faucon, d'un écrivain malheureux qui fuit sa propre vie, de deux sœurs ruinées qui jouent aux riches héritières, d'une héroïne de la Grande Guerre. Le style quelque peu suranné n'a pas gêné notre lectrice motivée. Agnès a beaucoup aimé le roman de Jean-Philippe Blondel, "Un hiver à Paris", paru en 2016. Victor, professeur d'anglais, reçoit une lettre qui va raviver un souvenir enfoui. En septembre 1984, Victor monte à Paris pour intégrer sa deuxième année de Prépa. Il ne s'intègre pas et ne connaît pas les codes sociaux de l'école. Il se lie tout de même avec un autre garçon, étudiant de première année littéraire. Or, un jour, au lycée, en sortant d'un cours, Mathieu commet l'irréparable : il se jette dans le vide et meurt sur le coup. Ce drame va déclencher chez Victor un changement dans sa propre vie. Le père du garçon veut connaître l'ami de son fils. Comment interpréter le geste fatal de Mathieu ? Ce roman sensible aborde avec délicatesse la difficile question du suicide. Odile et Danièle ont lu "Un roi sans divertissement" de Jean Giono. Dans le Trièves, il se passe de drôles de choses. Au bout de trois meurtres inexpliqués, le commandant Langlois recherche cet assassin mystérieux. Odile a éprouvé une certaine difficulté pour rentrer dans cette fiction étrange, cette parabole sur l'ennui existentiel.  'Un roi sans divertissement est un roi plein de misère" a écrit Pascal. Giono illustre avec sa prose somptueuse une série romanesque très noire, centrée sur le mal et sur la misère humaine loin du soleil de sa Provence natale. Ce roman inaugure le cycle des chroniques dans les années 50 avec des formes narratives plus audacieuses. La présence de plusieurs narrateurs rend la lecture plus ardue. Mais, notre Giono mérite amplement tous les efforts du monde pour se plonger avec ravissement dans son univers singulier. (La suite, demain)

mercredi 15 décembre 2021

La lecture encouragée

Notre Président a décrété que la lecture serait une grande cause nationale. Le Centre National des Lettres (le CNL) est chargé d'effectuer cette grandiose mission. Les publics restent toujours les mêmes : les jeunes, les ruraux et les publics dits "empêchés", terme technocratique très en vogue dans le milieu des bibliothèques. En fin novembre, les initiatives ont fleuri et j'ai relevé quelques perles. Gustave Flaubert, né en 1821, va peut-être redevenir à la mode... Dans ce cadre du bicentenaire de sa naissance, des lycéens d'une classe de première d'un lycée professionnel vont lire le roman mythique de Flaubert, "Madame Bovary" en tweets... Je rêve ! Un comédien va quand même se saisir du texte flaubertien pour lire quelques passages. Plusieurs manifestations vont se dérouler d'ici le mois de juillet pour donner le goût de la lecture en démultipliant les rencontres avec des auteurs, en stimulant la lecture à voix haute très tendance avec la collaboration du sympathique et du dynamique François Busnel. Le public pourra vivre follement des nuits de la lecture dans les librairies et dans les bibliothèques. On verra des résidences d'écrivains dans le milieu scolaire, dans les entreprises, etc. Le journaliste du journal Le Monde reprend la formule lapidaire : il faut "désacraliser" les livres ! Quand je lis cet effet de style, je hoche la tête pour désapprouver cette formule éculée. Pour moi, je préfère "sacraliser" les livres. Pourquoi avoir peur de ce verbe si positif ? Les livres ne sont pas des objets vulgaires, anodins, insignifiants. Au contraire, ils ressemblent à des colonnes de marbre, des piliers d'église, de temple dans leur solidité, dans leur pérennité. J'oserai presque affirmer qu'ils participent à une forme de "religion" laïque, raisonnable, ouverte, tolérante, nuancée, intime. Une librairie, une bibliothèque, une maison d'édition composent un espace "sacré" où chacun peut aller en toute sérénité chercher un supplément d'âme. Le CNL ne manque pas d'idées car des auteurs seront rémunérés 2000 euros par mois à condition d'accorder 30% de leur temps aux publics "empêchés", ceux des "clubs de sport, des entreprises, des bailleurs sociaux" sans oublier les réfugiés, les pensionnaires des EHPAD, la population carcérale. Un chantier colossal. Le CNL aidera les bibliothèques rurales pour conforter la lecture dans ses zones désertées. Ces vœux pieux vont coûter quelques millions d'euros mais, pour une bonne cause, il ne faut pas déplorer ces nouvelles dépenses. J'ai appris dans cet article que le pass culture accordé aux jeunes a bénéficié aux mangas japonais. Tant mieux pour les droits d'auteur de ces dessinateurs. Depuis trente ans, la part des non-lecteurs s'accentue mais, grâce à ses généreuses initiatives, cette regrettable statistique diminuera certainement. Soyons optimistes en cette période de Noël où les livres auront une place privilégiée sous le sapin ! 

lundi 13 décembre 2021

"L'admirable tremblement du temps"

 Dans les années 70, Albert Skira, éditeur d'art, lance la collection "Les Sentiers de la création". J'ai conservé dans ma bibliothèque deux exemplaires de cet éditeur : "L'admirable tremblement du temps" de Gaétan Picon et "L'arrière-pays" d'Yves Bonnefoy. Il m'arrive de temps en temps de saisir un de mes livres d'art et celui-ci s'est présenté à moi pour une seconde lecture bien plus féconde que la première. J'ai trouvé enfin un des bénéfices de l'âge : relire des ouvrages consultés dans ma jeunesse et ressentir à travers les pages, une admiration retrouvée. Les livres d'art m'accompagnent depuis presque quarante ans quand j'ai commencé à les collectionner. Ces deux survivants de mes déménagements successifs méritent une seconde lecture bien plus féconde qu'à l'origine de mon achat. Gaétan Picon (1915-1976), bien oublié aujourd'hui, était écrivain et critique d'art. Ami d'André Malraux, il travaille à ses côtés pour organiser les premières Maisons de la Culture. Agrégé de philosophie, il a écrit des essais sur Ingres, Picasso, Dubuffet, l'impressionnisme et le surréalisme. L'ouvrage "Admirable tremblement du temps" a été réédité chez L'Atelier contemporain. Le titre évoque une citation de Chateaubriand dans la "Vie de Rancé" quand il commente un tableau de Poussin : "qu'il rappelle quelque chose de l'âge délaissé et de la main du vieillard" et il ajoute : "Quel admirable tremblement du temps". L'auteur développe dans cet essai magnifique le rôle de l'âge avancé dans la création artistique. Ces "fruits mûrs de la vieillesse" se nomment "Le déluge" de Poussin, des toiles de Rembrandt, du Titien, de Chardin, de Giacometti et de tant d'autres artistes qui ont tenu le pinceau jusqu'à leur dernier souffle. Dans les caves du Musée de l'Acropole, il découvre "l'érosion des statues de Madhia, qui ont longtemps séjourné au fond de la mer, ne les rend pas plus belles, mais plus émouvantes : elle rappelle l'œuvre de l'homme à l'usure de la roche, à la flétrissure de la chair. Admirablement tremblement du temps, de tout ce qui se désagrège et pullule, rompt l'ordre menteur de l'impérissable qui nous laisserait, si nous n'étions environnés que de ses signes, aussi seuls que le néant". Ce voyage intemporel à travers l'art traverse des contrées parfois ardues mais l'effort de lecture est largement récompensé. Il écrit : "Quelques uns des plus beaux tableaux viennent de la vieillesse des peintres et nous en aimons le tremblement. Nous aimons aussi la craquelure de la toile, l'érosion des pierres (...) L'art, pour nous, est chose passée. C'est l'haleine du temps qui témoigne de la vie d'une œuvre". Ce texte sur la peinture, érudit et profond, aborde la question du temps dans une dimension philosophique et plonge le lecteur(trice) dans une interrogation permanente. Un essai salutaire sur l'art et sur son rapport au temps, question essentielle. 

jeudi 9 décembre 2021

Rubrique Cinéma, "Las madres paralelas"

 J'ai vu au cinéma l'Astrée le dernier film de Pedro Almodovar, "Las madres paralelas", un film dans la tradition subversive et tonique de ce réalisateur espagnol qui, à 72 ans, n'a rien perdu de sa flamme cinématographique. Les premières images montrent une jeune femme de 40 ans, Janis, photographe de mode qui dresse le portrait d'Arturo. Cet anthropologue, responsable d'une fondation qui participe aux fouilles de fosses communes de la Guerre en Espagne, intéresse particulièrement la jeune femme. Son arrière-grand-père a été assassiné par les franquistes et elle sait où se trouvent les traces de la fosse commune. Ils deviennent amants et Janis attend un bébé que son compagnon ne peut assumer car sa femme est malade. Janis se retrouve dans la maternité en même temps qu'une jeune fille de 17 ans, Ana, effrayée et traumatisée, qui donne naissance à Anita. Les deux femmes se sentent solidaires sans aucun homme à l'horizon. Leurs deux petites filles sont placées en observation. Quand elles quittent la maternité, elles échangent leur numéro de téléphone sans savoir qu'elles vont se retrouver dans quelques mois. Janis, influencée par Arturo qui a des doutes sur sa paternité, remarque la différence physique avec son bébé et elle effectue un test génétique qui lui révèle qu'elle n'est pas la mère biologique de Cecilia. Janis, abasourdie, garde le secret pour elle. Ana revient dans la vie de Janis quand elles se rencontrent dans le bar du quartier et Janis apprend la mort subite du bébé d'Ana. Le film prend une tournure plus intense quand Ana travaille pour Janis et s'installe chez elle pour s'occuper de Cecilia. Elles forment alors un duo amoureux et Janis, prise de remords, avoue à sa jeune amante que sa fille est la sienne après un test génétique. Ana quitte le foyer en emportant sa petite fille chez sa mère. Revient en scène Arturo qui a enfin obtenu l'autorisation d'entamer les fouilles de la fosse commune. Janis l'accompagne et le présente aux villageois pour recueillir des détails sur les disparus. Pedro Almodovar n'avait jamais évoqué dans ses films les débats passionnés sur les charniers de la guerre civile qui divisent les Espagnols en deux camps, le camp de l'oubli et le camp de la mémoire. Le destin de Janis est lié à cette question historique délicate et clivante. La petite Cecilia assiste à la cérémonie finale où les squelettes sont exhumés comme un geste symbolique adressé à la jeunesse du pays : n'oubliez jamais la tragédie de la guerre civile. Janis se réconcilie avec Ana et attend un enfant d'Arturo. La famille se recompose sans drame, sans rancœur et cette fin heureuse ressemble à un conte de Noël hispanique, dernier clin d'œil d'un réalisateur apaisé. Ce film ? Un hymne à la vie entre drame et espoir. Et Almodovar raconte l'Espagne avec passion et aussi avec lucidité.  

mardi 7 décembre 2021

"Notre solitude"

 Yannick Haenel, écrivain et chroniqueur au journal satirique, "Charlie Hebdo" a couvert le procès des attentats terroristes de janvier 2015 durant deux mois et demi. Dans ce journal de bord, "Notre solitude", l'écrivain raconte son expérience : "J'ai en effet assisté au procès des attentats de janvier 2015, qui s'est tenu de septembre à décembre 2020. Cet événement a bouleversé mes façons de sentir et de penser car j'y ai vu, chaque jour, les ténèbres et la lumière s'affronter concrètement à travers les paroles échangées à l'audience". Il a tenu une chronique quotidienne sur le procès, disponible sur le site internet du journal. Ce journal intime relate ses nuits d'insomnie et d'écriture, son engagement solidaire avec Charlie hebdo, son amitié avec Riss, Coco, Sigolène Vinson et Simon Fieschi. Son témoignage exceptionnel, émouvant, puissant, rappelle sans cesse ce devoir essentiel : "Je m'étais fait le serment de ne jamais oublier les morts". Plus loin, il explicite le rôle de la justice : "A travers la répétition des témoignages, on entendait battre leurs cœurs et on retrouvait leur voix". Yannick Haenel analyse ce  rapport avec les disparus comme une mission sacrée : "Ecouter les morts, cette éthique du silence s'appelle littérature". Ecrire une chronique quotidienne le remplit d'une angoisse particulière. Il craint la panne d'inspiration tellement cet exercice impose une ascèse difficile à vivre et un sacrifice familial. Il fallait tenir ce rythme d'écriture pendant deux mois et demi, le temps des audiences.  Sa mission d'écrivain, il la conçoit de cette façon : "Les écrivains sont des créatures étranges qui ont l'absolu pour ambition, qui se rendent malade pour une virgule mal placée et n'écrivent en réalité pour personne, sinon pour la littérature elle-même, en laquelle ils voient une déesse aussi ardente qu'inaccessible". Il évoque souvent Riss, son compagnon de devoir qui a écrit un magnifique témoignage inoubliable sur l'attentat terroriste de Charlie Hebdo, intitulé "Une minute quarante neuf secondes". Cet homme "côtoie le néant des choses et supporte patiemment la connerie des hommes : la présence de la mort dans votre vie vous sépare de toutes les vanités". Il décrit les dix terroristes, ces accusés qui représentent la quintessence du mal selon lui. Malgré les passages terribles sur ces sinistres individus, tous imbibés d'une idéologie islamiste totalitaire apocalyptique, l'auteur met à l'honneur les survivants de ce cauchemar français, en particulier les journalistes de Charlie Hebdo qui ont vécu cet atroce attentat. Ce texte ne peut se résumer d'une façon exhaustive tellement il possède une intensité constante. Yannick Haenel prouve par son livre que les mots demeurent indispensables pour décrire l'horreur de la mort mais aussi la force de vie chez les survivants : "J'insiste, c'est important, il y a toujours quelqu'un qui témoigne pour le témoin. Cela s'appelle la littérature". Un beau récit, lumineux et sombre à la fois, un témoignage indispensable pour ne jamais oublier cette semaine de janvier 2015 où le temps s'est arrêté pour ces journalistes de Charlie Hebdo. "Notre solitude", un titre symbolique sur la communauté des témoins, des vivants qui, grâce à ce procès, "ont donné aux disparus une dernière fois, la place qu'on leur a prise". Une méditation profonde sur cet événement impensable. 

lundi 6 décembre 2021

"La plus secrète mémoire des hommes"

 Le verdict est tombé le 3 novembre : le Prix Goncourt a été attribué à Mohamed Mbougar Sarr pour "La plus secrète mémoire des hommes", publié chez Philippe Rey. Ce jeune écrivain sénégalais francophone de 31 ans a déjà écrit trois romans et pour ce quatrième, la critique l'avait donné gagnant pour le Goncourt alors que le Médicis lui convenait davantage. Ce roman polyphonique où plusieurs voix s'entremêlent raconte le destin d'un "Rimbaud nègre", auteur fulgurant d'un ouvrage mythique et introuvable en librairie, "Le labyrinthe de l'inhumain", paru en 1938. Ce portrait d'un poète maudit s'inspire d'un écrivain africain, "l'affaire Ouologuem", ayant obtenu le Prix Renaudot dans les années 70. Le narrateur, un jeune écrivain, Diégane Latyr Faye, se saisit de cette quête quasi mystique pour découvrir cet écrivain accusé injustement de plagiat. T. C. Elimane aurait utilisé sans le préciser une légende africaine. Le jeune narrateur s'engage dans cette enquête en employant la méthode des témoins, tous ceux et toutes celles qui ont rencontré l'auteur mystère. Se détache dans cette fresque romanesque, la figure emblématique de Siga, la sulfureuse autrice, espoir de la littérature africaine francophone. L'histoire commence donc dans le Paris littéraire des années 2010, côté afro, où se pose la question de la littérature et de sa mission. Le texte devient presque vertigineux à lire car le narrateur passe du présent à Paris aux années 30 au Sénégal, de la Deuxième Guerre Mondiale aux dictatures sudaméricaines. Il traverse les continents : de Paris à Dakar, d'Amsterdam à Buenos Aires. Le portrait tout en mosaïque d'Elimane reste inaccessible, flou, équivoque. Plus le texte avance, plus la quête de l'écrivain maudit s'opacifie. Il faut aussi tenir la corde dans les différents registres littéraires que le narrateur emploie :  journal intime, monologues, coupures de presse, entretiens, lettres, extraits d'ouvrages. L'auteur évoque des écrivains fétiches comme Ernest Sabato et Gombrowicz, amis d'Elimane. Ce roman-monde brasse des personnages singuliers, des faits historiques comme la colonisation, la vie politique au Sénégal, le rôle des ancêtres. Cette enquête littéraire sur un écrivain africain se termine par une découverte sur la fin de sa vie. Tous les accusateurs se sont suicidés ou morts brutalement. Et Elimane a enfin rejoint sa terre natale pour mourir en paix. Mohamed Mbougar Sarr rend un hommage intense et immense à la littérature et aux livres en intégrant de nombreuses citations.  Il écrit : "Aucune blessure n'est unique. Rien d'humain n'est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l'impasse : mais c'est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître". Un roman exigeant, déroutant, complexe. A découvrir. 

vendredi 3 décembre 2021

"Comme un ciel en nous"

 Dans la collection "Ma nuit au musée" de la maison Stock, Jakuta Alikavazovic a choisi "le Louvre" qu'elle raconte dans "Comme un ciel en nous". Cet essai autobiographique a reçu récemment le Prix Médicis essai. L'éditeur lui donne toute la liberté et une nuit pour vivre cette expérience unique : "Je suis venue ici, cette nuit, pour redevenir la fille de mon père". Installée dans la section des Antiques, proche de la salle des Cariatides, la narratrice se souvient surtout de son père. Il l'emmenait au Louvre par amour de la France, car il venait d'un pays disloqué, la Yougoslavie. Il disait à sa fille : "Le Louvre est la première ville française où je me suis senti chez moi". Cet homme de vingt ans se refugiait  souvent dans ce musée extraordinaire pour lire, pour se former, pour connaître l'art. L'écrivaine se demande quel héritage elle a reçu de lui : "L'histoire de l'art, c'est ce qu'il m'a transmis à la place de son histoire à lui, savamment effacée et redessinée au gré du temps". Une question revient souvent dans le texte : "Et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde ?". Elle soupçonne donc son père d'avoir été mêlé à une histoire de vol, un secret de famille bien conservé. Elle relate aussi son séjour nocturne dans les salles où elle danse parfois, glisse sur le parquet entre les sculptures muettes. Sans cesse, elle passe de son présent dans ce musée hanté par la beauté et le retour à son père, à cette relation fondatrice et fondamentale. Elle s'interroge aussi sur son rapport à son pays, à sa généalogie hybride, à son rejet d'une identité figée. Elle évoque des anecdotes sur le vol de la Joconde en 1910, sur la Vénus de Milo, sur la place de l'art dans la société. Cet essai autobiographique sur son père et sur sa vocation d'écrivain se lit avec beaucoup d'intérêt. Son écriture vivante et dynamique s'imprègne d'émotion quand elle pense à ce père mystérieux et bienveillant dont l'assimilation dans son pays adoptif est passée par le Louvre et le monde de l'art. Un parcours exemplaire pour cette petite fille à qui une maîtresse avait déclaré qu'elle n'apprendrait jamais le français ! Jakuta Alikavazovic signe dans cet ouvrage un bel hommage à la langue française. 

jeudi 2 décembre 2021

Rubrique cinéma : "Tre Piani"

 Avec ce temps morose, rien ne vaut une séance de cinéma pour oublier ce début d'hiver frisquet et humide. J'ai donc vu le film choral de Nanni Moretti, "Tre piani" à l'Astrée. Le réalisateur italien a précisé son projet avec cette déclaration : "Chaque geste que nous accomplissons, y compris dans l'intimité de nos maisons, a des conséquences qui se répercutent sur les générations futures. Chacun de nous doit en être conscient et responsable : nos actions sont ce que nous laissons en héritage à ceux qui viennent après nous". Le réalisateur met en scène trois familles qui habitent les trois niveaux d'un même immeuble. Le couple, Lucio et Sara, habite au rez-de-chaussée et confie souvent leur petite fille de sept ans à leurs voisins âgés de palier, Giovanna et Renato. Un soir, Renato part se promener avec Francesca mais il ne retrouve pas le chemin de retour à cause de ses problèmes de mémoire. Quand Lucio se met à leur recherche dans un parc voisin, il récupère sa fille tout en soupçonnant le vieil homme d'attouchement sexuel. Cette suspicion tourne à l'obsession. Il se laisse séduire par la petite fille de Renato amoureuse de lui depuis longtemps malgré leur différence d'âge. Au premier étage, vit Monica, enceinte qui accouche toute seule car son mari travaille à l'étranger sur une plateforme pétrolière. Elle assume mal son bébé et comme sa mère souffre de troubles mentaux, elle craint d'avoir hérité de ce handicap. Au deuxième étage, Dora et Vittorio, juges de métier, se débattent douloureusement avec leur fils unique, Andréa. Une nuit, le jeune homme ivre tue une femme devant l'immeuble et disloque l'appartement du rez-de-chaussée. Andrea demande à ses parents de le sauver en intervenant sur le jugement du tribunal. Mais, ils ne cèdent pas et le jeune homme sera condamné à cinq ans de prison. Son comportement brutal et violent entraîne la rupture familiale. Le père demande à sa femme de choisir entre lui et son fils. Les drames s'entrelacent pour montrer les personnages rongés par la culpabilité, la mauvaise conscience, l'angoisse, mais aussi, la difficulté d'être parents. Ce film mélancolique est adapté d'un roman, "Trois étages" de l'écrivain israélien, Eshkol Nevo, paru en 2018. Nanni Moretti conte à sa façon intimiste l'histoire de ces trois familles dysfonctionnelles, surtout du côté des pères (le jeune père obsédé, le mari absent, le juge rigide) mais aussi, des mères (l'épouse débordée, la jeune mère délaissée, la juge complaisante). Le cinéaste a un peu oublié son humour légendaire et ce film appartient davantage à l'univers bergmanien qu'à la comédie italienne. Pour ma part, j'avais lu le roman et j'ai retrouvé cette atmosphère mélancolique et lucide de l'écrivain israélien. La critique, en particulier dans le journal Le Monde, a accueilli froidement ce long métrage en critiquant l'accumulation de drames. Evidemment, ce film n'exalte pas la joie de vivre, ni le bonheur. Est-ce normal pour un italien ou une italienne d'être parfois malheureux dans sa vie ? Oui, nous chuchote Nanni Moretti... Un beau film à découvrir. 

mercredi 1 décembre 2021

Escapade parisienne, 5

 Mercredi après-midi, j'ai découvert le nouveau musée parisien consacré à l'art contemporain, la Bourse du Commerce de la Fondation Pinault. Ce lieu culturel d'exception a été restauré et transformé par l'architecte japonais, Tadao Ando de 2017 à 2020. Ce bâtiment était une halle aux blés de 1763 à 1873,  puis s'est transformé en Bourse de Commerce en 1889. Le plan circulaire de trente mètres de diamètre et de neuf mètres de haut saisit le regard dès que l'on pénètre à l'intérieur. Une fresque monumentale se déroule dans la coupole, symbolisant les cinq parties du monde. Après avoir vu l'exposition Botticelli, mon regard habitué au "Beau" classique s'est trouvé dans l'obligation de se réajuster, de s'adapter à l'art contemporain. Dans ce grand espace trônent des sculptures d'Urs Fischer. : une réplique grandeur nature d'un célèbre groupe sculpté de la période maniériste, "L'élèvement des Sabines", des chaises diverses, un mannequin : ces œuvres ne sont pas en bronze, ni en plâtre, ni en marbre mais en cire. Elles possèdent en leur sein une bougie allumée au début de l'exposition et se consume jusqu'à leur terme, symbolisant la fin d'un cycle. Ces objets éphémères ultra réalistes frappent l'imagination et j'avais envie de comprendre la démarche artistique de cet artiste suisse. Les galeries proposent d'autres artistes contemporains que je ne citerai pas tellement aucun ne m'a vraiment "interpellée". J'avoue que cet art d'aujourd'hui me laisse perplexe à part cette installation éphémère crépusculaire. Je fais quand même des efforts pour découvrir les tendances de cet art si hermétique à mes yeux. En revenant vers mon hôtel, je suis montée dans la Grande Roue des Tuileries pour voir les toits de Paris, la Tour Eiffel, les Champs-Elysées, Le Louvre, le Jardin des Tuileries, un panorama fantastique. Pour terminer mon séjour, j'ai vu une pièce de Tchekhov, "La Cerisaie", à La Comédie française. Je n'ai pas vu passer les deux heures tellement l'univers de Tchekhov me "parle" : la fin d'un monde, la perte, la nostalgie, le passé révolu. J'ai donc terminé mon séjour dans cette ambiance théâtrale de haut vol. J'ai engrangé de beaux souvenirs culturels à Paris qui vont me réchauffer l'esprit dans cette période hivernale. Concert, théâtre, expositions, restaurants, jardins et parcs, librairies, rien ne vaut notre capitale pour fêter un Noël anticipé avec toutes les illuminations déjà installées dans la cité !

mardi 30 novembre 2021

Escapade parisienne, 4

 Mercredi matin, je suis passée devant l'Opéra Garnier et j'ai eu envie de visiter cet édifice culturel consacré à la musique classique et à la danse. Je n'avais jamais eu l'idée d'entrer dans ce temple lyrique bien que sa façade spectaculaire attire tous les regards. J'ai découvert l'escalier monumental, le Foyer, véritable galerie de Versailles, la salle magnifique du spectacle avec le plafond de Chagall, les vestibules et la bibliothèque. Un monument exceptionnel érigé par Napoléon III et élaboré par Charles Garnier. Ensuite, j'ai succombé à la société de consommation en pénétrant dans quelques grands magasins parisiens pour retrouver l'univers de Zola du XIXe : les Galeries Lafayette, le Printemps pour voir la décoration flamboyante et kitsch des vitrines et des rayons. Je préfère de très loin la sobriété des musées et des librairies. A midi, j'avais réservé ma visite pour Sandro Botticelli (1445-1510) au Musée Jacquemart-André. Evidemment, je redoutais que ce peintre florentin de la Renaissance allait attirer la foule. Je n'ai pas été déçue par cette prémonition : les salles du musée regorgeaient de monde et voir cette quarantaine de toiles merveilleuses dans la cohue n'était pas une sinécure. Pourtant, le musée imposait des créneaux horaires mais l'exigüité des lieux ne facilitait pas une visite harmonieuse, une harmonie que dégagent les peintures de Botticelli. L'exposition montre aussi l'importance de l'atelier, laboratoire foisonnant d'idées et d'apprentissage. La concentration de ces toiles venues de Londres, d'Amsterdam, de Turin, de Rome, de Berlin, de Munich, de Florence constitue un événement culturel rare et précieux. Vierges à l'enfant, la belle Simonetta, la divine Vénus, la Madone Campana, Judith, mes yeux captaient la beauté de ces œuvres. Botticelli signa les plus grands chefs d'œuvre du Quattrocento. L'artiste par son génie raconte la beauté féminine, l'harmonie terrestre, la foi religieuse. Botticelli comme Léonard de Vinci illustrent à merveille le Beau dans toute sa perfection. Pour comprendre son génie, j'ai préparé ma visite en lisant "Les Primitifs italiens" de Daniel Arasse, un ouvrage essentiel pour saisir au delà des images le sens de la peinture italienne de la Renaissance. Avant de quitter le musée, j'ai revu les autres salles avec un Carpaccio, un Mantegna, un Rembrandt. Les visiteurs se bousculaient à l'étage et semblaient ignorer que ce Musée Jacquemart-André détient des peintures dignes du Louvre. Après ce bain bénéfique dans la Renaissance italienne, j'ai consacré mon après-midi à l'art contemporain. C'est une autre histoire...

lundi 29 novembre 2021

Escapade parisienne, 3

 Je voulais voir l'exposition consacrée à la photographe américaine, Vivian Maier (1926-2009), dans le Palais du Luxembourg. J'ai lu récemment le bel ouvrage de Gaëlle Josse, "Une femme à contre-jour" sur cette photographe, disparue dans la solitude et dans l'anonymat, inconnue de tous. L'écrivaine raconte ce destin "d'une invisible, d'une effacée". Parcourant les rues de New York et de Chicago, elle photographie les plus démunis, les marginaux qui ont été oubliés par le rêve américain. Je vais rarement voir des expositions de ce type mais j'avoue que le roman biographique m'a fortement influencée et je n'ai pas été déçue. La photographe réalise des autoportraits, des scènes de rue cocasses, des enfants joueurs, des hommes lisant le journal mais, son regard "cubiste" change la donne : elle fragmente les corps, se concentre sur des attitudes, dévoile des moments fugaces, montre des mains enlacées, des jambes lourdes, des objets délaissés. Cette belle exposition se tient jusqu'au 16 janvier. J'ai noté la phrase de Pascal Quignard au milieu des photographies exposées : "Le regard dresse le corps et tout regard repose dans le regard de l'autre". Plus tard, j'ai retrouvé avec plaisir le Jardin du Luxembourg, haut lieu historique avec l'édifice qui abrite le Sénat. Se balader dans ce parc demeure une des mes marottes quand je monte à Paris. Avec sa Fontaine de Médicis, ses statues, son bassin, ses fauteuils verts en fer, le parc ressemble à une île verdoyante où les promeneurs se délassent dans cet espace privilégié, conservé, protégé. Un lieu culturel dans un écrin de nature. Revoir ce jardin sous le soleil m'a vraiment procuré un sentiment de sérénité retrouvée. Je ne pouvais pas terminer ma journée sans pénétrer dans la librairie Delamain, l'une des plus anciennes de Paris que Colette et Cocteau fréquentaient. J'aime sentir cette atmosphère autour des livres, de la littérature et de la lecture. Je suis repartie avec un livre de recettes de Marguerite Duras, "Le bateau ivre" de Rimbaud et le prix Médicis de l'essai, "Comme un ciel en nous" de Jakuta Alikavazovic qui raconte sa nuit au Louvre. Le soir, j'ai savouré une bonne soupe traditionnelle avec un plateau de fromage dans un bistrot ancien, "le Ragueneau" et je me suis baladée vers la place Vendôme avec sa célèbre colonne et ses bijouteries de luxe hors de portée pour 99 % de la population... Paris et le luxe, ce n'est pas un mirage et s'offrir une montre à quelques milliers d'euros n'appartient pas à mon imaginaire ! Les illuminations de Noël donnaient une image irréelle au lieu comme si tout ce décor n'était que du cinéma. D'ailleurs, j'ai vu des passants attroupés encadrés par la police : se tournait une scène de la série "Lupin". J'étais vraiment au cinéma ! 

vendredi 26 novembre 2021

Escapade parisienne, 2

 Le mardi matin, j'avais rendez-vous à la Fondation Vuitton pour découvrir le bâtiment et la collection Morozov. Ce vaisseau ailé avec ses douze voiles en plein bois de Boulogne a été conçu par Frank Gehry qui définit son geste artistique ainsi : "A l'image du monde qui change en permanence, nous voulions concevoir un bâtiment qui évolue en fonction de l'heure et de la lumière afin de créer une impression d'éphémère et de changement continuel". Sorti de terre en 2014, posé sur un bassin, l'édifice ressemble à un voilier s'insérant parfaitement dans son environnement naturel. J'ai trouvé la file indienne habituelle à toute ouverture de musée avec les contraintes de la sécurité et du passe sanitaire. Malgré une forte fréquentation, les vastes salles permettent une visualisation confortable de tous les tableaux exposés. La collection Morozov constitue un événement majeur avec plus de 200 chefs-d'œuvre d'art moderne français et russe des frères moscovites. J'ai donc parcouru toutes les galeries dans cet espace : Manet, Rodin, Cézanne, Gauguin, Bonnard, Matisse, Van Gogh, Denis, Picasso aux côtés de quelques artistes russes comme Malévitch, Sarian, Répine et d'autres moins connus. Un festival de couleurs, de formes et d'audace artistique. J'ai remarqué le Van Gogh, une marine inconnue et sa toile terrible "La ronde des prisonniers", saisissante de tristesse. J'ai retrouvé avec plaisir les natures mortes de Cézanne, les tableaux sereins de Bonnard, les sculptures de Rodin et de Camille Claudel. J'ai arpenté ensuite les toits terrasses désertés par les visiteurs. La vue époustouflante du Bois de Boulogne et de Paris constitue un des attraits de cette institution ultra moderne. Cette visite s'est terminée au sous-sol labyrinthique où on peut voir une cascade fluide et musicale dévaler depuis l'entrée. Un soleil magnifique illuminait l'édifice et le rendait encore plus majestueux dans toute sa légèreté. Une exposition magnifique et rare, il faut en profiter jusqu'au 22 février 2022. Je suis partie ensuite dans le quartier du Luxembourg que j'aime tout particulièrement. J'avais lu récemment l'ouvrage de Lydia Flem, "Paris Fantasme" où elle évoque la rue Férou dans laquelle j'ai retrouvé le grand poème de Rimbaud, "Le Bateau Ivre", peint sur un mur d'enceinte d'un hôtel des impôts. Cette fresque poétique s'étale sur 300 mètres carrés et a été réalisée par le calligraphe néerlandais, Jan Willem Bruins. J'ai lu à haute voix quelques vers qui me sont si familiers et j'avais l'impression de vivre un moment rimbaldien dans cette rue charmante, proche de la place Saint-Sulpice. Rimbaud avait 17 ans quand il a écrit : "La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu'un bouchon, j'ai dansé sur les flots". Paris et la littérature, un beau couple multiséculaire !

jeudi 25 novembre 2021

Escapade parisienne, 1

 Dès lundi dernier, j'ai pris un TGV pour passer quatre jours à Paris. Avant le grand hiver partout, j'aime bien péleriner à la capitale pour découvrir les dernières expositions, assister à un concert, aller au théâtre, me balader dans les parcs et jardins, flâner dans les passages. Un grand bol d'air culturel bénéfique pour le moral et pour la santé. Il faut marcher beaucoup dans Paris et je n'ai pas manqué de parcourir des kilomètres et des kilomètres, les yeux captivés par la beauté de la cité. J'ai réservé ma première visite au Jardin des Tuileries sous un beau soleil malgré une bise glaciale. Comme Noël est proche, j'ai traversé le Marché de Noël des Tuileries et remarqué la Grande Roue, impressionnante par sa dimension. La balade aux Tuileries se déroule toujours avec un plaisir renouvelé : le Louvre tout près, l'arc du Carrousel,  la rue de Rivoli, la place de la Concorde. La présence des statues (les originaux sont dans les musées),  des  deux bassins, des mouettes, des feuilles mortes, apaise les passants dans ce cadre champêtre, hautement historique. Le cercueil de Jean-Jacques Rousseau aurait été disposé dans le grand bassin, drapé d'un drap étoilé avant d'être porté au Panthéon. Si le mobilier du jardin pouvait parler, on apprendrait des millions de potins sur la vie parisienne depuis des siècles. Cet espace serein fréquenté par les touristes et par les Parisiens possède un charme particulier, un charme incommensurable. J'ai traversé la Place de la Concorde toujours aussi envahie de véhicules, puis, je n'ai pas résisté à l'attraction de la Dame de fer, notre Tour Eiffel nationale, solide sur des quatre pattes, élancée, ferrailleuse et indomptable. Le soir, j'avais réservé une place aux Théâtres des Champs Elysées pour un concert d'Haendel, l'oratorio "Théodora" avec Lisette Oropesa, Joyce DiDonato, Paul-Antoine Bénos-Djian et l'orchestre Il Pomo d'Oro, dirigé par le génial et dynamique, Maxim Emelyanychev. Un spectacle magique, magnifique et inoubliable. Assister "en vrai" à un concert classique, baroque, choral ou instrumental donne une "aura" à l'œuvre chantée en solo, en duo et avec le chœur. La musique et les voix nous enveloppent le corps et l'esprit, ensorcellent nos sens et nous transforment en bulles aériennes loin de la pesanteur ordinaire et quotidienne. Un mirage et un miracle que seule la musique in vivo peut provoquer dans un espace clos et protégé. L'Education nationale devrait recruter des musiciens pour accueillir les élèves et les étudiants. Je suis sûre que l'on verrait des résultats positifs en quelques mois... Je rêve évidemment mais c'est parfois une douceur d'être de penser comme Nietzsche que "vivre sans musique serait une erreur". Une première journée rythmée par les paysages familiers de Paris et par un musicien génial, mon cher Haendel. 

samedi 20 novembre 2021

Atelier Littérature, 3

 Colette a bien aimé le récit autobiographique d'Assia Djebar, "Nulle part dans la maison de mon père", publié chez Actes Sud en 2010. Cette académicienne, disparue en 2015, raconte son enfance dans une petite ville du littoral algérien. Son père, Tahar, est le seul instituteur indigène de l'école et malgré son idéal républicain, il impose à sa fille une rigueur religieuse qu'il entend lui transmettre. Elle découvre le monde grâce à la lecture et même si elle parvient à s'affranchir de la tutelle paternelle, elle rend hommage à sa culture d'origine arabo-berbère. Ce récit pudique et émouvant révèle aussi le déchirement d'une double appartenance culturelle et une Algérie très vivante des années 50. Il n'est pas facile de vivre dans une société ultra patriarcale symbolisée par le portrait de son père. Le parcours d'Assia Djebar semble exemplaire. Née en Algérie en 1936, elle publie son premier roman en 1957. Elle est entrée à l'Académie française en 2005 grâce à son œuvre imposante (romans, nouvelles, poésies, théâtre et essais). Régine a présenté un roman de Marie Sizun, "Le père de la petite", publié chez Arléa en 2008. A Paris, en 1944, une fillette de 4 ans vit seule avec sa fantasque de mère. Lorsque son père qu'elle n'a jamais vu revient de sa captivité en Allemagne, elle éprouve de la haine envers cet intrus et au fil des jours, commence à l'aimer. Mais un drame familial surgit que l'on devine au tout début de ce roman délicat, fin et sensible. Pour terminer l'évocation de la liste sur le rôle du père dans les romans, Agnès et Danièle ont lu "Le père Goriot" d'Honoré de Balzac. Je l'ai relu aussi avec un très grand plaisir. Autant Agnès n'est pas rentrée dans le roman, autant Danièle a apprécié ce monument de la littérature française. Pour l'une, elle a remarqué trop de descriptions, pas assez d'intrigues, un monde parisien très lointain, des personnages singuliers. Très difficile de lire ce texte du XIXe. Pourtant, quand on se laisse pénétrer par ce monde balzacien, les personnages de la Comédie humaine deviennent familiers comme ce bon Père Goriot, le terrible Vautrin, l'arriviste Eugène de Rastignac, les pensionnaires de la pension Vauquer. Le rôle de l'argent prend une place prépondérante car ce brave Goriot sacrifie sa fortune pour que ses filles mènent une vie de rêve dans la petite noblesse de l'époque. Ses filles l'exploitent honteusement et ne l'intègrent jamais dans leur vie. Cet amour sacrificiel du Père Goriot devient le symbole de l'amour hors du commun d'un père pour ses filles. Au moment de sa mort, Goriot traverse un moment de lucidité : "Depuis le jour où les yeux n'ont plus rayonné sur moi, j'ai toujours été en hiver ici ; je n'ai plus eu que des chagrins à dévorer et je les ai dévorés ! (...) Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure de leur vie aujourd'hui !". L'ingratitude des enfants semble parfois sans limite, nous dit notre grand Balzac. Ce roman classique, fort et puissant, se termine par la phrase célèbre de Rastignac : "A nous deux, Paris !". J'ai donc renoué avec la redécouverte des classiques qu'il faut absolument lire et relire. Dans chaque atelier mensuel, j'intégrerai un classique dans ma liste d'ouvrages recommandés. Après Balzac , (quelle chance de le lire dans notre langue !), j'ai choisi un George Sand pour célébrer l'hiver, thème de notre rencontre du 16 décembre. Je remercie toutes les lectrices de l'Atelier toujours aussi motivées pour le partage des émotions littéraires.  

vendredi 19 novembre 2021

Atelier Littérature, 2

Mylène a présenté "L'Africain" de J.M.G. Le Clézio, paru au Mercure de France dans l'excellente collection, "Traits et Portraits". L'écrivain raconte une partie de son enfance à l'âge de 8 ans quand il a rejoint, avec sa mère et son frère, son père, médecin au Nigéria. Ce père s'est montré autoritaire, froid et dur. Mais, ce contact rugueux avec un homme qu'il ne connaît pas est contrebalancé par la présence magique de l'Afrique dans ses dimensions sensorielle et physique. Ce médecin anticolonialiste, de nationalité britannique, né à l'Ile Maurice, est devenu un homme aigri et les retrouvailles familiales ne sont pas passées comme prévu. Cette autobiographie comporte autant de non-dits que de révélations. La fascination du narrateur pour ce continent est née à cette époque-là. J.-M-G. Le Clezio écrit dans ce beau récit : "Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m'a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire". Son talent de conteur et son style poétique ont charmé Mylène et cet ouvrage, paru en 2015, ne peut que plaire aux lectrices de l'Atelier. Sylvie a choisi "La Légende de nos pères" de Sorj Chalandon, publiée chez Grasset en 2011. Cette histoire étrange et originale convoque un biographe professionnel, appelé Frémeaux, sollicité par une femme qui lui demande de rédiger des mémoires de guerre sur son père résistant, nommé Beuzaboc. Le père du narrateur était aussi résistant. Au fil des pages, le biographe a des doutes sur la véracité des faits rapportés par la fille de Beuzaboc. Où finit la vérité et où commence la légende ? Sorj Chalandon possède l'art de raconter des histoires prenantes, percutantes, où le héros n'est pas toujours celui que l'on s'imagine. Sylvie a relevé surtout le style de l'auteur où il sème dans son texte des métaphores parlantes. Dans les nouveautés de la rentrée, Régine avait signalé son dernier roman très fort, "L'enfant de salaud" qui aurait mérité un prix littéraire. Janelou est restée dans la même époque que Sylvie avec "Les lauriers du Lac de Constance" de Marie Chaix (sœur d'Anne Sylvestre), publié en 1978. Ce roman autobiographique évoque le père de l'écrivaine, Albert Beugras, proche du collaborateur Doriot, pendant la guerre. Elle n'idéalise pas ce père hors du commun dans ce portrait et le considère comme un inconnu : "Albert, mon père, collabo, condamné à perpétuité à la Libération. Toi, passionné de l'antibolchevisme, éternel absent, qui étais-tu vraiment ?". Ce récit émouvant montre le poids du mauvais choix sur une famille éclatée. Ce portrait d'un père compromis dans la Collaboration conserve tout son intérêt historique et quand une lectrice de l'atelier remet à l'honneur une écrivaine bien oubliée aujourd'hui, je m'en félicite ! Je relirais ce récit que je n'avais pas oublié car en 1978, j'étais libraire et je me souviens encore du succès et de l'accueil qu'il avait reçu. A redécouvrir. (La suite, demain)

jeudi 18 novembre 2021

Atelier Littérature, 1

Cet après-midi, nous étions presque au complet à l'AQCV pour partager nos lectures dans l'Atelier Littérature. J'ai changé les règles cette année en privilégiant les livres recommandés en première partie et les coups de cœur en deuxième partie. Comme nous étions nombreuses, nous n'avons pas eu le temps d'évoquer les coups de cœur. Pour l'atelier du jeudi 16 décembre, j'ai présenté le thème : l'hiver dans la littérature avec un choix éclectique d'écrivains français et étrangers avec la parité respectée. Dans la seconde heure, les lectrices ont choisi deux ouvrages sérieux sur l'euthanasie, celui de Noëlle Chatelet, "La dernière leçon" et celui d'Emmanuelle Bernheim, "Tout s'est bien passé". Ce n'est pas un sujet "festif" juste avant les fêtes de Noël mais rien ne nous fait peur dans l'Atelier. J'avais donc proposé en octobre une bibliographie sur le rôle du père dans la littérature. Geneviève et Régine ont beaucoup apprécié, "Une année avec mon père", de Geneviève Brisac, publié en 2010 chez l'Olivier. L'écrivaine raconte la dernière année de son père en essayant de l'accompagner au mieux dans son veuvage récent. La relation filiale se tisse au fil des jours avec délicatesse et retenue. Le père s'exaspère de la sollicitude de sa fille et sa fille s'inquiète de la santé de son père. Malgré quelques moments de tension, la tendresse domine dans ce duo émouvant. Ce témoignage sensible sur ces liens particuliers se lit avec un plaisir certain. Pascale a choisi le premier roman d'Anne Berest, "La fille de son père", une histoire qui se présentait bien mais qui a déçu notre lectrice le trouvant trop court, inachevé. Les trois filles de ce père sont-elles sœurs ? Un secret de famille sera dévoilé par la belle-mère, mais Pascale a regretté les conséquences de ce secret sur la vie des personnages. Le père semble absent dans cette famille recomposée. Véronique et Danièle ont lu "L'autographie de son père" de Pierre Pachet, édité en 2006 en livre de poche. L'écrivain utilise la première personne pour raconter la vie de son père, le docteur Simkha Opatchevsky, juif russe né en 1895 et mort à Vichy en 1965. Etudiant exilé en France quand éclate la Première Guerre Mondiale, il fonde sa famille, traverse l'Occupation, change de nom pour échapper aux nazis. Son père n'était pas facile à vivre, selon l'auteur à cause d'une maladie qui perturbe sa vue. Ce portrait sans concession d'un homme complexe relève d'un exercice littéraire de haut vol tellement ce père singulier se livrait peu à son propre fils. Pierre Pachet l'inscrit dans la littérature avec ce portrait d'un homme silencieux, courageux et discret. Odile a beaucoup aimé le récit de Metin Arditi, "Mon père sur les épaules". Vingt ans après la mort de son père, l'écrivain francophone d'origine turque s'interroge sur sa personnalité, un père absent pendant son enfance et fuyant sa responsabilité familiale. L'admiration qu'il éprouve pour ce père tout-puissant se teinte aussi de déceptions envers un homme peu intéressé par sa paternité. Mais, il rend un hommage appuyé à cette figure austère et lointaine sur laquelle sa personnalité s'est construite. (La suite, demain)

mercredi 17 novembre 2021

"L'éternel retour, le grec et le latin"

 Quand j'ai appris que notre Ministre de l'Education Nationale avait l'intention de promouvoir l'enseignement du grec et du latin, j'ai soupiré : enfin ! Ma pente naturelle glisse souvent vers le pessimisme et j'imaginais leur disparition définitive. Ces langues anciennes dans lesquelles le français s'enracine me semblent pourtant incontournables pour apprendre la grammaire, le vocabulaire, l'étymologie, etc. Dans les années 60, je n'ai pas pu m'inscrire en latin et en grec car j'étais meilleure en mathématiques. Mais que je regrette ce non choix à l'âge de 11 ans ! J'ai eu mon "illumination" de la littérature à la fin de la 3e quand je suis tombée dans les bras de Colette, de George Sand, d'Alain-Fournier, et de tous les auteurs populaires de cette époque : Henri Troyat, Gilbert Cesbron, André Maurois et tant d'autres, oubliés de nos jours. Dès que j'ai passé mon bac L avec l'épreuve du Français à la fin de la Première, j'ai su qu'une licence de Lettres me conviendrait parfaitement. En 1970, il fallait apprendre le latin dans les deux premières années (DUEL) pour obtenir la licence de lettres modernes. J'ai donc été initiée à la langue romaine en laboratoire où il fallait s'exercer en répétant des tas de formules. J'ai appris le vocabulaire et les déclinaisons, mémorisé les conjugaisons, compris la structure linguistique du latin. J'ai compris alors toute la richesse d'assimiler une langue ancienne. J'étais fière d'obtenir mon certificat de latin comme une revanche sociale. Quand j'ai pris ma retraite, il manquait à mon palmarès, le grec ancien et je me suis lancée dans cet apprentissage avec une amie, professeur de français à la retraite, qui m'a donné avec générosité des cours pendant trois ans. Aujourd'hui, j'essaie d'apprendre en solo, l'italien pour mieux comprendre ce pays. Jean-Michel Blanquer a "osé" remettre à sa bonne place ces apprentissages si décriés par des professionnels de la modernité pédagogique, pourfendeur de l'élitisme culturel. Cette initiative européenne concerne aussi l'Italie, la Grèce, Chypre. Ces pays ont signé une déclaration conjointe pour renforcer la coopération autour du latin et du grec lors du colloque "Europe et langues anciennes, nouvelles questions, nouvelles pratiques". Le ministre veut aussi contrer les ravages du "wokisme", une idéologie minoritaire très répandue dans les universités américaine et française qui contestent la domination culturelle des "Blancs"... Ce frémissement pour rétablir la noblesse intellectuelle des langues anciennes accessibles à tous les élèves me semble une belle idée républicaine, un élitisme universel, un hommage à nos antiques ancêtres qui ont inventé notre culture européenne. Je suivrai de près ce retour salutaire à une certaine culture classique, celle des Humanités qui ont formé des générations d'étudiants. Jacqueline de Romilly serait heureuse d'apprendre que ses chères langues anciennes vont peut-être connaître un regain salutaire !  

mardi 16 novembre 2021

"Le voyage dans l'Est"

 Christine Angot a enfin reçu un grand prix littéraire, celui du Médicis, qui couronne une certaine littérature ambitieuse pour son dernier roman, "Le voyage dans l'Est", publié chez Flammarion. J'ai retrouvé dans cet opus le thème récurrent de ses ouvrages précédents, "Une semaine de vacances" ou "Un amour impossible" : l'inceste. La lecture de ce type de récit s'avère parfois dérangeante, désolante et cette écrivaine ne cesse de rappeler la cruauté d'un réel abîmé. Ses lecteurs connaissent son histoire familiale, la rencontre de son père à l'âge de 13 ans, et le naufrage sexuel qu'elle va subir. Elle décrit cette relation avec sa franchise légendaire, sans pathos, sans fard avec une précision clinique et une distance froide : le premier baiser de son père, l'initiation à la sexualité, les gestes amoureux. Ces descriptions crues apportent à la relation incestueuse père-fille un effet d'horreur insupportable. La narratrice subit cette situation et s'enlise dans une acceptation résignée. Sa solitude s'avère terrifiante dans l'épreuve qu'elle vit. Ce père monstrueux n'est pas un homme frustre. Il est cultivé, parle plusieurs langues, occupe un poste important dans l'administration du Conseil de l'Europe. La jeune fille de 13 ans admirait ce père lointain, remarié avec deux enfants. Quand ce père pervers lui impose cette relation, elle se laisse faire. La narratrice évoque ce consentement "non consenti" pour révéler son impuissance. Elle est dévastée, morte à elle-même, perturbée dans sa sexualité, saccagée, fracassée. Personne ne lui vient en aide, ni ses proches, si son mari qui, pourtant, découvrira ce lien incestueux. Christine Angot dénonce dans ce roman autofictionnel le drame de sa vie : comment vivre avec ces souvenirs traumatiques ? Comment vivre avec cette tragédie intime ? Elle écrit : "L'inceste est une mise en esclavage. Vous ne savez plus qui vous êtes, lui, c'est qui, c'est votre père, votre compagnon, votre amant, celui de votre mère, le père de votre sœur ? C'est un bannissement l'inceste. C'est un déclassement à l'intérieur de la famille, qui se décline ensuite dans la société". Ce père admiré et honni à la fois lui aurait déclaré : "Tu devrais écrire sur ce que tu as vécu avec moi. C'est une expérience que tout le monde ne vit pas". Ce texte ressemble à un constat sans concession, une reconstitution d'un crime : on ne se remet jamais d'un crime sordide comme celle du viol, de l'inceste. L'écrivaine ne brandit pourtant pas le drapeau de Metoo, ou d'un féminisme agressif revanchard. Elle utilise une écriture "blanche" sans fioritures pour aborder ce tabou universel, l'inceste. Un roman éprouvant, percutant, vrai. Un Médicis bien mérité. 

lundi 15 novembre 2021

"Chevreuse"

 Le dernier roman de Patrick Modiano, "Chevreuse", publié chez Gallimard, appartient à sa propre "recherche du temps perdu" où le passé prend une ampleur toute proustienne. Déjà en 1991, l'auteur racontait son enfance dans "Remise de peine", une enfance errante avec son jeune frère quand leurs parents avaient confié les deux garçons à des amies dans une maison de Jouy-en-Josas. Des gens peu recommandables entouraient ces enfants qui ne comprenaient rien à leur manège improbable. Dans son récit, "Un pedigre" en 2005, Patrick Modiano revenait sur son enfance et évoquait des personnages que l'on retrouve dans "Chevreuse". L'intrigue se situe en 1966 et le narrateur, Jean Bosmans, fait la connaissance d'un trio douteux, Michel de Gama, Guy Vincent et René-Marco Heriford dans ses jeunes années. Dans ce milieu glauque, le narrateur, quinze ans plus tard, mène son enquête pour retrouver le fil d'Ariane de sa mémoire nébuleuse. Il rencontre Camille, une jeune femme, qui a travaillé avec ces hommes opaques. Elle sait que Jean Bosmans est traqué par ce trio dont le secret ne sera dévoilé qu'à la fin du roman. L'art de Modiano réside dans ce flou du temps, dans l'impossibilité de retracer avec précision les souvenirs de l'enfance. Peine perdue pour le narrateur qui, pourtant, sème dans son récit des madeleines proustiennes comme la présence d'un briquet en or, une montre, une boussole, un agenda en cuir vert, des objets matériels qui déclenchent la mémoire involontaire du narrateur. Ce texte subtil et nostalgique se perd parfois dans une brume textuelle où le fil du récit s'égare dans un labyrinthe. Mais, lire Modiano, c'est accepter ce mélange entre le réel et la fiction, le présent et le passé en mettant en scène des personnages qu'il effleure sans les approfondir. Jean Bosmans se débat avec ses êtres fantomatiques qui auront, malgré eux, marqué à tout jamais la personnalité du narrateur. La matrice de ses rêveries n'a qu'un seul but : écrire un roman sur cette histoire d'enfance assombrie par des adultes menaçants. L'écrivain utilise en fait la géographie, la mémoire des lieux comme cette maison de son enfance, des appartements parisiens, des rues, des hôtels pour raviver sa mémoire enfouie : "La topographie vous aide aussi à réveiller les souvenirs les plus lointains". Ce roman relève d'un rêve intime sur un secret d'enfance et sur sa façon d'être : "A plusieurs reprises, on l'avait traité de "somnambule", et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas si différent d'eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu'à quelle limite on peut rêver sa vie". Cette "frontière étroite entre la réalité et le rêve", Patrick Modiano la franchit sans cesse dans son dernier roman tout imprégné de sa magie d'écriture. 

vendredi 12 novembre 2021

"Bellissima"

Simonetta Greggio avait écrit un joli récit biographique sur une écrivaine mythique, Elsa Morante, en 2018. Cette autrice française mais italienne de culture avant tout, poursuit un projet autobiographique de l'Italie après les publications de "Dolce Vita 1959-1979" et "Les Nouveaux Monstres 1978-2014" . Dans ce troisième volume, "Bellissima", la narratrice raconte l'histoire de sa famille, de ses parents et de la sienne. Elle avoue dès les premières pages : "Qu'est-ce qui m'a poussée, jeune fille, à abandonner mes proches, ma maison, ma langue maternelle ? Pourquoi ai-je laissé derrière moi mes amis, mes petits frères, ma mère, mon pays ? Qu'est-ce qui fait qu'un homme tendre comme mon père est devenu un monstre, à un moment donné ? Quel est ce mal qui m'a rongée jusqu'à presque en crever ? Cela s'appelle Italie : ma douleur, mon amour, ma patrie". Née à Robino en 1961, près de Padoue, Simonetta Greggio se souvient de son enfance et de sa crise existentielle avec ce pays : "Pendant longtemps, j'ai refoulé - vomi  - mon Italie". Elle mêle à ses souvenirs intimes les événements tragiques de son pays, rongé dans les années 70 par les extrémistes de la Brigade rouge. En 1960, son père se met au service de "l'Ingénieur", un promoteur corrompu, issu de la Mafia. Sa mère, surnommée "Bellessima", pour sa beauté, tient un rôle principal dans cette famille qui cache bien des secrets indicibles que la narratrice dévoile au fil du récit : la violence d'un père monstrueux en particulier qualifiée de "fasciste". Elle évoque le poète et cinéaste, Pasolini, dont l'assassinat sur une plage près de Rome n'a toujours pas été élucidé : "Un monde qui écrase le cœur de ses écrivains n'est pas un monde qui les mérite". De chapitre en chapitre, elle fouille le passé opaque de sa famille en révélant l'origine juive de sa mère longtemps occultée. Mais un événement traumatique dans l'enfance de la narratrice donne une clé de son projet littéraire. A huit ans, la petite Simonetta a réussi à échapper à un prédateur sexuel dans une forêt et ce souvenir la hante pour jeter une "ombre infinie" sur sa vie. Son arrachement à sa famille et à ce milieu nocif constituait la seule issue pour sortir de ce cauchemar récurrent. Les chapitres courts se succèdent sans souci de chronologie revenant sur des anecdotes significatives de sa vie privée et de l'histoire de l'Italie. Ce récit romanesque fourmille de nombreuses allusions sur les figures marquantes de la vie intellectuelle italienne. La colère, le dépit, la rancœur pèsent dans les mots de Simonetta Greggio mais aussi l'amour, la passion et une fidélité radicale dans le bon sens du terme pour son identité première, l'italienne... Pour tous les amoureux et toutes les amoureuses de ce pays si attachant, il faut lire Simonetta Greggio. 

jeudi 11 novembre 2021

Mon escapade basque

 Pendant une semaine, je suis retournée dans mon pays basque à l'identité bien affirmée. Je n'avais qu'une envie : voir l'océan, humer l'iode, marcher sur le sable, le long des plages immenses d'Anglet et de Biarritz. Quand j'ai mis les pieds sur la promenade de la Chambre d'amour, j'ai tout de suite entendu la musique des vagues, ces rouleaux qui ne cessent de se former au loin et se déroulent puissamment pour les surfeurs qui saisissent le meilleur moment pour se lever sur la planche et tenir sur une vague quelques secondes, parfois une minute. Les plus téméraires tiennent bon sur la crête comme un symbole d'abnégation et de courage. Il leur faut une certaine insouciance pour vaincre ces montagnes furieuses d'eau et d'écume. D'Anglet à la Barre, le long de la forêt de Chiberta, je me balade le nez à l'air et les yeux braqués sur les plages qui défilent : les Sables d'or, la Madrague, les Cavaliers, les Corsaires. Au bout de la dernière plage avant l'embouchure de l'Adour, une sculpture en bois en forme d'échafaudage rappelle le drame vécu par cette région en 2020 où plus de 170 hectares de pins ont brûlé à cause d'un adolescent pyromane. Cette œuvre de Séverine Hubard, constituée de morceaux de pins calcinés,  intégrée dans la Biennale de l'Art contemporain d'Anglet symbolise le principe de "faire plus avec moins" de l'écologiste Buckminster. Baptisé "Portrait de famille", cette pyramide, parsemée de têtes en bois, rend hommage à la "plage comme lieu fantasmé où viennent s'échouer les vagues du New Age, loin du béton et de l'architecture fonctionnaliste". Sur cette promenade de front de mer, entre le terrain de golf et l'océan, aucun bâtiment en vue ne donne directement sur l'horizon. La protection du littoral a bien été respectée sur Anglet. Partir en novembre sous un soleil automnal assez exceptionnel m'a permis d'assister à des couchers de soleil magiques où les rayons de soleil filtraient les nuages et se jetaient dans la mer comme des lances de lumière. J'étais heureuse que "mon" golfe de Gascogne m'offre un tel spectacle. A Biarritz, en fin de journée, les surfeurs quittent leurs appartements pieds nus et vêtus d'une combinaison, traversent les feux rouges et se précipitent dans les vagues de la Grande Plage. On se croirait en Californie. Cette jeunesse sportive et dynamique a bien de la chance de vivre dans ce pays de cocagne où la pratique du surf est loin d'être marginale. Me replonger dans cette ambiance océanique m'apporte toujours une énergie renouvelée. Mes batteries mentales donnaient des signes de faiblesse avant de partir. Je les ai rechargées en Côte basque durant ce séjour de novembre. Une excellente opération pour traverser les mois hivernaux. Je garde dans ma tête la musique wagnérienne des vagues basques, toniques et tonitruantes et j'ai emmagasiné les images des plages d'Anglet, de Biarritz, de Bidart et de Guéthary, une bonne récolte de noisettes océaniques pour survivre à l'hiver savoyard. Une escapade revigorante à l'image des vagues bondissantes de l'océan atlantique. 

jeudi 4 novembre 2021

Prix littéraires 2021

 Le verdict est tombé depuis hier pour le Prix Goncourt, l'Himalaya des lettres françaises beaucoup plus important que le prix Nobel de littérature. Obtenir ce prix représente pour l'auteur et autrice une rente à vie. Le roman de l'année dernière, "L'anomalie", de Hervé Le Bel a atteint un chiffre astronomique avec plus d'un million d'exemplaires. Le lauréat de novembre, Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, était le favori depuis des semaines avec "La plus secrète mémoire des hommes", publié chez Philippe Rey. D'après la critique du Monde, ce texte ne se présente pas comme le plus facile d'accès. Mais, beaucoup de critiques positives relèvent "l'impressionnante ambition et l'étourdissante énergie narrative" du roman. Un jeune écrivain sénégalais mène une enquête sur un certain T. C. Elimane qui fut un poète maudit dans les années 30. Accusé de plagiat, ce Rimbaud noir a disparu et le narrateur part sur ses traces en France, au Sénégal, à Amsterdam et en Argentine. L'écrivain mélange les genres littéraires, évoque la période colonialiste dans la France des années 30, des révoltes contemporaines à Dakar. Ce roman met à l'honneur la puissance de la littérature : "La littérature ; il ne restait et ne resterait jamais que la littérature ; l'indécente littérature, comme réponse, comme problème, comme foi, comme orgueil, comme vie". Je ne manquerai pas de lire ce prix Goncourt qui couronne pour la première fois un si jeune écrivain francophone. Le Prix Médicis est revenu à Christine Angot pour "Voyage dans l'Est". Elle revient sur son drame personnel, une relation incestueuse qu'elle a souvent évoquée dans ses récits précédents. Le Prix Renaudot a été obtenu par la célébrissime Amélie Nothomb qui brosse un beau portrait de son père pour "Premier sang".  Clara Dupond-Monod a emporté le Prix Fémina  pour "S'adapter". Jean-Baptiste Del Amo a reçu le prix du roman Fnac pour "Les fils de l'homme". François-Henri Désérable a été choisi par l'éminente Académie française pour 'Mon maître et mon vainqueur". Je regrette que certains ont été écartés de ces récompenses littéraires comme celui d'Agnès Desarthe pour "L'éternel fiancé" ou celui de Chalandon pour "Enfant de salaud". Il suffit maintenant d'ouvrir ces romans distingués sans oublier tous ceux qui méritent autant notre attention. Je n'ai mentionné que les romans français car les prix distinguent aussi les romans étrangers et des essais. Ce phénomène éditorial a un mérite certain : donner envie de lire, promouvoir la lecture, découvrir des écrivains et surtout le plus important, mettre la littérature à l'honneur !

mercredi 3 novembre 2021

"Une année avec mon père"

 Geneviève Brisac raconte dans un récit autobiographique, "Une année avec mon père", la perte de ses parents. Paru en 2013 chez l'Olivier, ce texte émouvant, percutant et intimiste rappelle ces moments de deuil quand la vie bascule dans l'irrémédiable. Ses parents ont pris leur voiture pour rejoindre leur résidence secondaire. Un automobiliste les percute et la mère de l'écrivaine, gravement accidentée, perd la vie. Son père se retrouve seul et il doit tout réapprendre. Sa fille, la narratrice, va l'accompagner et l'aider à surmonter cette épreuve de deuil. Son père, juif laïque et républicain, né dans les années 20, a traversé le XXe siècle avec un cran infini. Il n'a jamais confié à sa famille les événements de sa vie mouvementée. Dans ce drame, la relation père-fille se joue à cache-cache, tout en délicatesse. La narratrice se sent investie d'une mission de protection envers ce père discret et indépendant qui n'en demande pas tant. Quand son père était hospitalisé après l'accident mortel, Geneviève Brisac écrit : "La semaine défile dans un non-temps, dans un hors-temps, où plus rien n'existe que ces trajets, ces appels, ces listes, ces tâches". Une fois remis sur pieds, son père veut retrouver son chez-soi malgré ses problèmes de santé: "Il veut me montrer comme il est autonome. Un homme libre qui a envie qu'on le laisse vivre en paix. Un homme. Pas un animal domestique. Ou un vieillard infantilisé". Ce souhait légitime embarrasse ses filles mais elles ne peuvent pas s'opposer à cette décision. Heureusement, la concierge de son immeuble s'occupe de lui, de ses repas, de son linge et du ménage. Les rapports entre père et fille sont tissés de délicatesse, de respect et d'amour même si l'écrivaine ne connaît pas vraiment les secrets de cet homme discret et secret. Il a toujours caché aux siens sa double vie avec une autre femme. Ils partagent ensemble des promenades dans Paris, vont au théâtre, dans les librairies et les restaurants. Ces moments d'intimité familiale ressemblent à un "tableau de mémoire" que la narratrice consultera plus tard dans une nostalgie heureuse. Son père survivra un an à sa femme : "L'ancre était levée, le bateau a dérivé lentement, en se cognant souvent à la douleur, mourir fait autant mal que vivre. Et c'est aussi long". Ce récit lumineux, souvent cocasse, évoque la mort des proches, mais, toute imprégnée d'un ode à la vie grâce à une écriture subtile et sensible.  

lundi 1 novembre 2021

Les Pléiades fêtent leurs 90 ans !

 J'ai lu un bon article sur la prestigieuse collection de la Pléiade dans la revue Lire-Magazine littéraire du mois de novembre. Née en 1931 à l'initiative de Jacques Schiffrin, la collection a poursuivi son destin sous l'égide de Gallimard dix ans plus tard. Le premier volume édité concernait Baudelaire et depuis ces décennies, il se vend encore quelques milliers d'exemplaires par an malgré une baisse depuis vingt ans. Les écrivains les plus "rentables" s'appellent Saint-Exupéry, Proust, Camus, Rimbaud, Montaigne et Verlaine... Aucune écrivaine, hélas, malgré les présences de George Sand, Simone de Beauvoir, Colette, Marguerite Yourcenar et Marguerite Duras. Le profil des acquéreurs varie selon les avis des libraires : du collectionneur compulsif à l'étudiant sérieux, du passionné de littérature au snob, du bibliophile érudit au voyageur cultivé. Chacun constitue sa collection au fil des années. Pour un prix raisonnable, une Pléiade contient souvent de cinq à dix romans ou essais. Son format de poche, ses reliures en cuir d'ovin de Nouvelle-Zélande, le papier bible très fin caractérisent le support matériel. On peut emporter sa Pléiade préférée dans ses bagages pour ne plus craindre un manque de lecture dans un pays étranger. J'ai commencé à collectionner mes Pléiades lors de mes études de lettres. L'appareil critique dans chaque volume apporte des informations complémentaires précieuses quand on étudie l'œuvre d'un écrivain. Je me souviens de mon coffret de Proust que j'ai toujours dans ma bibliothèque, très utile pour suivre les nombreux personnages de la Recherche. J'ai augmenté ma collection grâce à la générosité sans limite de ma mère qui m'offrait souvent un volume lors de mon anniversaire : Flaubert, Stendhal, Nerval, Julien Gracq, Yourcenar, Camus, Larbaud. Comme elle aimait lire, je lui ai conseillé tout Colette, Giono, Marcel Aymé. Elle aimait les conserver dans une bibliothèque vitrée et ces Pléiades ont rejoint les miennes à sa disparition. Cet héritage maternel littéraire me semble plus important qu'un bijou de famille. Toutes ces reliures de couleurs différentes pour signifier les siècles me tiennent compagnie depuis cinquante ans et quand je les regarde souvent, je ressens une paix intérieure devant tant d'heures de lecture qui m'attendent. Je ne possède pas les 566 volumes de la collection me limitant à mes écrivains préférés. Je peux ouvrir avec plaisir un roman de Duras ou de Perec, de Zweig ou de Virginia Woolf, de Kundera ou de Philip Roth quand l'envie me prend de lire un classique. Il semble que ce type de collection n'existe qu'en France, encore une exception culturelle à préserver. Je surveille les auteurs publiés chaque année et j'ai remarqué la publication récente de récits sur l'expérience concentrationnaire, "L'espèce humaine et autres autres récits sur les camps", une anthologie essentielle pour éviter que cette catastrophe humaine ne sombre dans l'oubli. Une collection incontournable ! 

jeudi 28 octobre 2021

"Satisfaction"

 Nina Bouraoui a choisi la forme d'un journal intime dans son dernier roman, "Satisfaction", publié chez Lattès. Michèle Akli, une femme française, dévoile ses secrets et ses tourments dans une Algérie indépendante. En 1962, cette bretonne a suivi son mari algérien, Ibrahim, directeur d'une usine à papier. Sa vie quotidienne se partage entre une vie quotidienne ennuyeuse et l'éducation de son fils, Erwann. L'épouse modèle se déprend d'Ibrahim pour s'occuper exclusivement de son jeune enfant. Elle sombre dans une certaine mélancolie dépressive car elle se sent loin de chez elle et la greffe avec son nouveau pays ne prend pas. Sentiment de solitude, présence de l'ivresse, déréliction envahissent l'esprit de Michèle, "un colon de la seconde génération". Son ennui de vivre commence à s'atténuer quand elle rencontre Bruce, une amie de son fils. Cette petite fille à l'allure d'un garçon et elle a choisi son prénom à cause de Bruce Lee. Elle inquiète la traditionnelle Michèle, peu encline à la mise en question sexuelle. Bruce, la petite fille délurée, présente sa mère aux parents d'Erwann. Cette femme libre et androgyne fascine l'épouse classique et elle ressent pour elle une émotion inhabituelle, un trouble sexuel qu'elle s'empêche de vivre. Car, l'art de Nina Bouraoui se déniche dans les touches sensuelles de son écriture : la beauté de la mer, la caresse du soleil, les plats qu'elle cuisine avec amour, la nature environnante, son jardin qu'elle soigne avec passion. Michèle révèle aussi dans ses carnets la présence menaçante de police algérienne qui se méfie des couples mixtes. Ces notations sur l'atmosphère étouffante d'Alger sont distillées par touches discrètes tout au long du texte. La narratrice vit donc une crise existentielle : "Je me suis trompée de vie. Je ne veux pas y croire, mais je l'écris, ce qui est écrit est à demi écarté. Il existe une illusion des mots, du langage qui parvient à réparer, ou, quand elle n'y parvient pas, à transformer la réalité, nous consolant de nos défaites". Va-t-elle quitter Ibrahim ? Rompre la monotonie de sa vie grâce à un emploi dans un lycée français ? Il faut lire ce beau récit d'une poésie légère et délicate. L'écrivaine française décrit son pays d'origine qu'elle a quitté à l'âge de 14 ans. Sa prose, influencée par son écrivaine préférée, Marguerite Duras. envoûte son lecteur(trice) sans modération. Un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire. 

mercredi 27 octobre 2021

"Où vivaient les gens heureux"

 Joyce Maynard, écrivaine américaine, vient de publier chez Philippe Rey, "Où vivaient les gens heureux". Ce grand roman familial démarre dans les années 70 et raconte l'histoire d'Eleanor, auteur de livres pour enfants, qui tombe amoureuse d'une ferme isolée dans la campagne du New Hampshire. Elle cherche à oublier la mort de ses parents dans un accident de voiture. Pourtant, elle s'est toujours sentie peu aimée par ce couple égoïste comme si cet enfant les encombrait. Quand elle rencontre dans un stand de foire, le beau Cam, sculpteur sur bois, elle s'imagine que cet homme sera un mari idéal pour fonder une grande famille. Cette orpheline veut créer un monde merveilleux au sein de cette ferme. Elle va ainsi mettre au monde trois enfants : la secrète Alison, la gentille Ursula et l'espiègle Toby. Grâce à son talent d'artiste, Eleanor nourrit sa famille car son mari ne se préoccupe jamais d'argent. Ses bols en bois se vendent très mal et il opte pour une insouciance d'une légèreté inquiétante. Cette vie familiale au cœur de la nature se passe dans une euphorie merveilleuse entre jeux et fêtes, repas et balades. Eleanor cultive sa maternité comme une fleur rare et donne à ses enfants tout le bonheur qu'elle n'a pas reçu. Cam, son mari, participe activement à l'éducation de ses petits, mais, un jour, il s'assoupit près de la mare et leur cadet, Toby, reste évanoui dans l'eau et quand il revient à lui, son cerveau s'est détérioré. Il ne sera plus comme avant et cet handicap mental va commencer à fracturer l'harmonie familiale. A partir de cet accident, la tribu se délite au fil des années. Eleanor nourrit à juste titre une rancœur sur son mari négligent. Celui-ci, pour fuir son couple, tombe amoureux de la jeune nounou. Eleanor ne pouvant pas supporter cette trahison, quitte son foyer pour préserver ces liens avec ses enfants. La famille désunie va subir les changements sociétaux comme le divorce, la recherche de partenaires sur internet, le féminisme, la transsexualité, l'individualisme libertaire, le handicap. Eleanor va souvent se retrouver isolée dans sa nouvelle maison et ses enfants choisiront leur père plutôt qu'elle. La question que pose l'écrivaine américaine semble d'une portée universelle : l'amour d'une mère peut-il provoquer autant de malentendus et de maladresses ? Eleanor en mère parfaite apprendra au fil des années que les liens affectifs ne sont pas gravés dans le marbre. Courageuse et résiliente, Eleanor incarne ces mères anonymes, piliers solides de leur famille qui se retrouvent parfois isolées et trahies. Cette saga familiale, venue d'Amérique, propose une fresque sociale haute en couleurs, un portrait d'une famille traditionnelle américaine attachante. Un bon roman étranger dans cette rentrée littéraire.  

lundi 25 octobre 2021

Rubrique cinéma : "Les Illusions perdues"

 Quand une grande œuvre littéraire comme "Les Illusions perdues" d'Honoré de Balzac, est adaptée au cinéma, ma curiosité m'incite à voir le film. J'ai donc vu cet après-midi ce long métrage de Xavier Giannoli. La distribution des rôles est particulièrement réussie : Benjamin Voisin, Salomé Dewaels, Cécile de France, Vincent Lacoste, Xavier Dolan, Jeanne Balibar et Gérard Depardieu. Le monde balzacien de 1814 à 1830, l'époque de la Restauration, ressuscite sous nos yeux dans un Paris flamboyant, bruyant, excentrique, corrompu et partagé politiquement entre royalistes et libéraux. Lucien de Rubempré préfère le nom de sa mère à celui trop prosaïque de son père, un dénommé Chardon. Il écrit des poèmes romantiques et travaille dans l'imprimerie familiale. Une baronne d'Angoulême, Louise de Bargeton, le prend sous son aile et le présente dans les salons de la petite noblesse de province. Malgré la différence d'âge, Lucien tombe amoureux de Louise. Comme leur liaison doit rester secrète, les deux amants quittent leur ville pour Paris. Mais, la classe sociale et la jeunesse inexpérimentée de Lucien vont décourager Louise car il ne possède pas les codes pour s'intégrer dans ce milieu. Il devient alors serveur dans un restaurant et une rencontre avec un client change son destin. Ce Lousteau en question est journaliste et il introduit le jeune provincial dans le monde des gazettes et de la presse libre. Balzac a dénoncé dans son roman les compromissions d'une certaine presse mercantile, publiciste et sans principe qui n'hésite pas à diffuser des fausses nouvelles pour faire du chiffre. Lucien va apprendre à utiliser son talent pour écrire des critiques cyniques  et méchantes sur les écrivains de son temps. L'ère des "fakes news" a donc démarré à cette époque. Des scènes fastueuses montrent la réussite mondaine de Lucien : fêtes, débats, réunions, bals, orgies, une vie parisienne ébouriffante, explosive. Le jeune poète journaliste se laisse abuser par ses confrères et par sa propre ivresse de réussir. Il rencontre une jeune comédienne, Coralie, avec laquelle il va vivre une belle histoire d'amour qui va mal se terminer. Son orgueil et sa volonté de légitimité pour son titre de noblesse le fait basculer dans le camp des royalistes. Une spirale infernale accélère la chute prévisible de ce jeune homme naïf. Mais il conserve, malgré son arrivisme, une passion secrète pour la littérature. Ce film français présente une époque historique qui annonce la délicate mission de l'information, objective souvent détournée par des intérêts financiers. Décors, ambiance, musique classique omniprésente, ce film se laisse regarder avec un grand plaisir. Même si le réalisateur n'a pas respecté à la lettre l'intrigue du roman, il a voulu raconter le désenchantement, la perte des illusions. La dernière séquence montre un Lucien se baignant dans le lac de sa province quand il retourne chez lui. Cet acte de renaissance signifie un nouveau départ. J'ai retenu cette citation de Balzac en exergue de ce film littéraire : "Je pense à ceux qui doivent trouver en eux quelque chose après le désenchantement". Un bon film français de grande qualité. 

jeudi 21 octobre 2021

Marcel Proust, 150 ans déjà...

Marcel Proust est né le 10 Juillet 1871 et si on compte bien, cet écrivain français, mort en 1922, fêterait ses 150 ans cette année. Sur France Culture, l'anniversaire de sa naissance a été marqué par une série d'émissions sur ce démiurge littéraire inimitable. J'ai écouté Matthieu Garrigou-Lagrange, "Pourquoi La Recherche est-il un roman culte" avec ses invités, Charles Dantzig, Thierry Laget et Michel Erman. Je suis une "Proustolâtre" dirait un critique littéraire concernant les amateurs inconditionnels et admiratifs de ce génie français. La photo de Proust est bien lovée dans ma bibliothèque. Dans ma jeunesse étudiante, le premier tome de sa Recherche, "Du côté de chez Swann", figurait au programme de ma troisième année de licence de Lettres. Les Pléiades de Proust en trois volumes reposent dans ma bibliothèque depuis des décennies. Leur présence matérielle m'appelle à les relire et parfois, j'ouvre une page et je parcours ces phrases avec une certaine délectation. Mais, cela ne ma satisfait plus. Ecouter ces émissions sur France Culture a stimulé mon envie de me replonger dans ces pages sublimes de beauté. Un des critiques évoquait la "Recherche du temps perdu" comme une Joconde. Le regard de la Joconde nous suit des yeux quand on la découvre au Louvre. Lire Proust, c'est se retrouver soi-même, comme une lecture de son "soi", un miroir que l'écrivain tend à son lecteur/lectrice. Quand j'ai découvert les premières pages de cette cathédrale de mots, j'ai tout de suite compris qu'il se passait un événement unique que j'ai surtout rencontré chez Virginia Woolf et chez Marguerite Yourcenar. Ce narrateur écrivant décrit un monde disparu entre bourgeoisie et noblesse en utilisant une langue française d'une richesse inouïe, composée de longues phrases, des phrases sensuelles et rêveuses. L'art proustien ressemble à un travail de mineur, un travail d'archéologue, une tâche titanesque à la recherche du passé qui surgit grâce à la mémoire involontaire. Le paradis perdu du passé se réincarne dans un réel réenchanté. Marcel Proust ressuscite son enfance, ses parents, Françoise, sa grand-mère, ses amours et tant d'autres moments de vie dans un ballet de sensations, d'émotions, d'idées et sa vision de la vie : "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature". Même si Proust n'est pas aussi lu qu'on le dit, beaucoup de lecteurs et lectrices ont entendu des échos de cette œuvre : la petite madeleine, "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", Combray, la jalousie maladive de Swann, le petit pan de mur jaune, la sonate de Vinteuil, Madame de Verdurin, la mondaine snob, Bergotte, Venise, etc. Ce monument littéraire peut intimider et parfois provoquer un certain recul mais, il suffit de s'affranchir de sa réputation mondaine pour pénétrer dans une planète tellement surprenante, celle d'un jeune homme à la recherche de son temps perdu et retrouvé grâce à l'art de la littérature. Après la tempête des prix littéraires, je range ma pile de livres à lire et je dépose sur ma table de chevet le premier volume de ma Pléiade... Je me confinerai dans son monde du début du XXe siècle avec un bonheur renouvelé et peut-être encore plus approfondi que lors de ma première lecture juvénile. 

mardi 19 octobre 2021

Atelier Littérature, 4

 La deuxième partie de l'atelier était consacrée aux coups de cœur. Je voulais rectifier dans ce billet un oubli lors de l'atelier de septembre. En effet, Danièle et Mylène sont tombées sous le charme d'un livre singulier, "Odes", composé par un écrivain belge, David Van Reybrouck, publié chez Actes Sud. Cet ouvrage hybride, aborde de très nombreux thèmes sous la forme élégiaque, formant un vaste poème fervent et enthousiaste. Le narrateur évoque ses goûts et ses passions dans de nombreux domaines : musique, peinture, danse, philosophie, littérature, politique. Le sens de l'ode est défini comme une célébration d'un personnage ou d'un évènement, accompagné de musique. Humaniste engagé, l'auteur avait obtenu le prix Médicis pour son essai, "Congo, une histoire" en 2012. Les deux Odile ont partagé le même coup de cœur pour un roman formidable, "Tout sauf moi" de l'écrivaine italienne, Francesca Melandri. En 2010, à Rome, Ilaria trouve devant sa porte un jeune Ethiopien. Il raconte qu'il recherche son grand-père, Attilio Profeti, qui n'est autre que le père de la jeune femme. Troublée par ce secret de famille, Ilaria mène son enquête et découvre le parcours sombre de ce père sans scrupule. Tout un pan de l'histoire italienne se dévoile dans ce grand texte : la colonisation de l'Ethiopie sous Mussolini et ses conséquences dans l'Italie d'aujourd'hui. Cet éclairage nouveau sur cette période douloureuse s'accompagne d'une critique des années Berlusconi. Cette épopée familiale sur trois générations a vraiment enthousiasmé nos deux amies lectrices sans qu'elles se concertent sur ce choix unique, un cas rarissime dans l'atelier. Colette a présenté un premier roman, "Que sur toi se lamente le tigre" d'Emilienne Malfatto. Dans l'Irak rural, sur les rives du Tigre, une jeune fille commet l'irréparable en tombant enceinte hors mariage. Son compagnon meurt sous les bombes et le destin de la jeune femme est scellé. Plusieurs voix des membres de sa famille s'expriment dans ce beau récit poignant. Le code de l'honneur sous l'autorité masculine ne donne aucune chance à la jeune femme et à son bébé. Ce court roman aux intonations d'une tragédie grecque a obtenu le prix Goncourt du premier roman en 2021. Véronique a bien aimé un récit autobiographique de Nuala Gardner, "Le chien et l'enfant qui ne savait pas aimer", publié dans le Livre de Poche. Son fils Dale est atteint d'autisme sévère. Les institutions refusent de le prendre en charge. La vie de famille change à l'arrivée d'un chien qui va progressivement transformé Dale. Voilà pour les coups de cœur, peu nombreux, faute de temps. Le jeudi 25 novembre, nous nous retrouverons autour du thème du père dans quelques romans significatifs sur cette figure familiale centrale.