mercredi 20 mars 2024

Lire Venise

 Avant de partir à Venise jeudi prochain pour une semaine, j'ai rêvé de cette ville de rêve avec les livres. J'ai relu les guides touristiques, les livres d'art sur la peinture vénitienne, des essais, des revues. Une escapade livresque absolument nécessaire pour préparer mon séjour. Pourtant, je connais bien cette destination mais je ne me lasserai jamais de cette ville à la forme d'un poisson dans l'Adriatique. Dans le récit de Tiziano Scarpa, "Venise est un poisson", l'écrivain vénitien raconte "l'intimité viscérale, minérale, aquatique, de la plus mirifique des cités lagunaires". Un formidable guide poétique et documentaire pour dévoiler l'identité fascinante de la ville secrète. Quand je suis là-bas, j'ai l'impression de vivre à la fois dans le présent et aussi dans le passé, magnifié par les canaux, par les palais, par les monuments. Un autre outil pour vivre à la vénitienne : "Le dictionnaire amoureux de Venise" de Philippe Sollers, un régal de culture, d'anecdotes, de sensations. Un guide indispensable pour capter l'âme de la ville marine par cet amoureux fou de Venise où il a passé des dizaines d'années au printemps et à l'automne dans l'hôtel de la Calcina, tout proche de ma location d'appartement sur les Zattere. Il écrivait ses romans et il déambulait souvent dans ce quartier, le Dorsoduro. Un des meilleurs guides (et j'en ai lu beaucoup) a été écrit par un spécialiste, Jean-Michel Brèque, publié aux Presses Universitaires de France en 2011. La préface de Dominique Fernandez apporte une caution à ce guide historique, artistique et littéraire de la Sérénissime. Une référence passionnante pour comprendre ce passé si glorieux de Venise. Mon programme de la semaine : retrouver mes chers peintres, de Carpaccio à Véronèse, de Bellini à Giorgione, de Tiepolo au Titien, de Tintoret à Guardi. Il y a tant de génies de la peinture au mètre carré dans Venise ! Et les églises ne sont souvent que des musées. Ne pas rater ce Bellini à l'église San Salvador, un Tiepolo aux Gesuiti. Revoir une vingtaine d'entre elles, retrouver les musées dont celui de l'Académie, le Peggy Guggenheim, le Ca Pesaro, le Fortuny, et d'autres. Prendre le vaporetto pour revoir la centaine de palais, aller à Torcello, au Lido, à la Guidecca. Et puis marcher dans les ruelles, arpenter les campos, humer l'air marin, regarder les mouettes virevolter. Observer les bateaux, les gondoles, les vedettes, les barques, tout ce flot vivant de transports de toutes sortes allant des ambulances à la police, des marchandises aux travaux, etc. Venise est un spectacle, un théâtre, une utopie, un mirage. Et l'eau, la mer, l'Adriatique, l'horizon, son ciel changeant à la Tiepolo. Voyage géographique dans la lagune, voyage historique dans la pierre, voyage dans un réel fanstamagorique. Pause dans ce blog jusqu'au 1er avril ! 

lundi 18 mars 2024

Rubrique Cinéma, "Boléro", Anne Fontaine

 La semaine dernière, je suis allée voir le film d'Anne Fontaine, "Bolero". La réalisatrice explique son choix sur la musique si connue de Ravel : "C'est la rythmique infernale des machines, symbole de l'ère industrielle qui va l'inspirer. Il puise dans la mécanisation, le jazz, le fracas de la Guerre de 14 pour créer le tempo infernal et obsédant de ce Boléro au processus de création duquel le spectateur est associé". Le thème du Boléro répété dix-sept fois en crescendo culmine en un final de catastrophe. Il semblerait que cette pièce de Ravel soit l'oeuvre classique la plus jouée au monde. Le film raconte cette aventure musicale si chargée d'histoire culturelle. Ravel, interprété par l'excellent Raphaël Personnaz, vit avec sa chère mère d'origine basque (il est né à Ciboure en 1875) dans sa maison de Montfort-L'Amaury dans les Yvelines. Sa personnalité reste assez mystérieuse car cet homme semble bien pudique et discret. Autour de lui, des femmes amies et complices comme Misia Sert, la muse du Tout Paris,  Ida Rubinstein, danseuse et mécène russe et Marguerite Long, pianiste. Le musicien cherche son inspiration dans les bruits de la vie, d'une usine, du jazz et d'autres formes musicales. Sa vie amoureuse est quelque peu limitée car il fréquente des bordels sans relations intimes avec les "courtisanes". Les trois femmes de sa vie le stimulent dans sa création musicale et non dans sa vie personnelle. Anne Fontaine relate aussi sa maladie neuro-dégénérative et sa mort en 1937 à l'âge de 62 ans. Alexandre Tharaud, le grand pianiste a servi de doublure au personnage de Ravel. La dernière scène avec le danseur étoile, François Alu, sur la musique du Bolero est vraiment magnifique. Mais, quand je suis sortie de la salle, j'ai regretté la presence dans ce film de Jeanne Balibar, actrice d'un maniérisme crispant, qui joue avec une outrance ridicule le rôle d'Ida Rubinstein.  Après avoir vu ce film musical, j'avais envie malgré tout d'écouter du Ravel surtout ses pièces au piano et ses concertos. Et, j'ai retrouvé dans ma bibliothèque une biographie originale sur Ravel, écrite par mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch que je vais relire avec plaisir ! Ravel, il vaut mieux écouter sa musique colorée, originale, surprenante et tellement contemporaine ! 

"Le Quatuor et autres nouvelles", Virginia Woolf

Je reviens sur Virginia Woolf car j'avais intégré dans ma liste un recueil de nouvelles, "Le quatuor à cordes et autres nouvelles", paru dans la collection Folio. Pour aimer et comprendre cette voix unique, singulière, exceptionnelle de la littérature anglaise, il est préférable de commencer par des textes courts, brefs pour appréhender le génie woolfien que l'on pourrait définir comme une écriture impressionniste, intimiste, rêveuse, poétique. Dans la première nouvelle, ce quatuor à cordes n'est qu'un prétexte pour entendre des monologues anonymes qui ricochent sans ordre précis suivant le "flux de conscience". La musique inspire des vaguelettes de mots qui décrivent des paysages bucoliques, aquatiques. Dans la deuxième nouvelle, "Kew Gardens", un couple s'interroge sur leur passé respectif avec des souvenirs nébuleux et le texte bascule sur la présence d'un escargot qui écoute ces conversations de promeneurs divers. Virginia Woolf décrit tout ce qui l'entoure, des fleurs aux arbres, d'un modeste escargot à des hommes et à des femmes, toutes ces impressions glissent sur la page comme dans un tableau peint par petites touches colorées : "La cité grondait pareil à un immense assemblage de boîtes gigognes en acier tournant les unes dans les autres en un mouvement perpétuel ; et sur ce fond, la clameur des voix et des éclats de couleur jaillis de myriades de corolles montaient dans les airs". La nouvelle suivante, "La marque sur le mur" montre une tâche noire sur un mur et la narratrice se demande d'où vient cette marque. Son esprit divague dans des songes sur ce mystère et la chute de la nouvelle révèle la trace d'un escargot (encore un !). La nouvelle, "La dame dans un miroir", raconte les reflets d'un miroir dans une pièce inoccupée et quand Isabella, la maîtresse de maison, surgit devant le miroir, son regard croise celui du miroir et elle voit la nudité de sa vie, sa vieillesse alors que tout dans son salon, ses objets personnels, son courrier dense, ses meubles, ses tissus montraient l'abondance et la richesse. En coupant une branche dans son jardin, elle pense à ce geste brutal et ressent la perte : "La chute de cette branche évoquait sa propre mort ainsi que la futilité et la fugacité de toutes choses". La fin de la nouvelle révèle la vérité sur cette femme au miroir : "Elle était nue dans cette lumière impitoyable". Dans ces courtes nouvelles, Virginia Woolf montre tout son art d'écrire : sensations, impressions, divagations, déambulations. La lecture de ses textes ne ressemble pas à un chemin facile, balisé, plat et droit. Le chemin de l'écrivaine dessine des méandres, des courbes, des décrochages. Ce recueil pourrait déclencher (ou pas) chez son lecteur-lectrice l'envie d'aller vers ses romans et ses essais sans oublier son journal. Une écrivaine d'une importance capitale pour la littérature du XXe et quand je pense qu'elle n'a pas obtenu le prix Nobel de littérature ! 

samedi 16 mars 2024

Atelier Littérature, 3

 Pascale a choisi "La salle de bal" d'Anna Hope. Elle a beaucoup apprécié ce roman, publié en Folio. En 1911, Ella, jeune ouvrière de la filature, est internée à l'asile de Sharston pour avoir brisé une vitre de l'usine. Révoltée puis résignée, elle participe au bal des pensionnaires, le seul moment où femmes et hommes peuvent se rencontrer. A cette occasion, elle fait la connaissance de John, un Irlandais mélancolique. Ils dansent toujours ensemble. Le docteur Fuller remarque ce couple et comme il est séduit par l'eugénisme, il a de grands projets pour eux. Il faut lire ce beau roman sur l'amour contrarié et sur le traitement de la folie au début du XXe siècle. L'arrière-grand-père de l'écrivaine a vécu cet internement et Anna Hope s'est emparée de ce sujet délicat pour lui rendre hommage. Tous les romans de cette écrivaine anglaise sont passionnants : "Le chagrin des vivants", "Nos espérances" et son dernier, "Le rocher blanc". Une jeune écrivaine au grand talent romanesque, née en 1974, la plus jeune de la liste bibliographique à suivre dorénavant. Odile a lu Anita Brookner (1928-2016), "Loin de soi", publié en 2006. Emma Roberts quitte le foyer familial pour échapper à une mère étouffante. Elle décide de partir en France pour étudier l'art des jardins. Dans ces années 70, elle découvre les coutumes françaises avec un certain ravissement et se lie d'amitié avec Françoise, une jeune femme vive et délurée, tout son contraire. Mais cette amitié ne sera que fugace car Emma doit retourner en Angleterre à cause du décés de sa mère. Emma cherche un lieu où elle se sentirait chez elle mais quand on est "loin de soi", ce lieu existe-t-il vraiment ? Anita Brookner a publié 24 romans, tous traduits en français. Professeur d'histoire de l'art, elle écrit son premier roman à l'âge de 53 ans, ce qui est assez rare dans le monde littéraire. Elle aborde dans son oeuvre la difficulté d'être, la solitude, les déceptions amoureuses. En 1984, elle remporte le Booker Prize pour "Hôtel du lac", un de ses meilleurs romans. J'avais mis Doris Lessing sur ma liste et j'ai consacré trois billets dans le blog concernant "Le Carnet d'or". J'ai proposé aux lectrices de l'atelier de la mettre à l'honneur pour la rencontre de mai. Cette écrivaine mérite amplement que nous nous penchions sur son oeuvre globale qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2007. En fin de séance, nous avons échangé nos impressions de lecture sur le roman de Philip Roth, "Némésis". Une première expérience de lecture partagée sur un seul titre, très intéressante mais difficile pour moi d'en faire un compte-rendu. Les romancières anglaises possèdent un art d'écrire l'intimité des femmes, des couples, des familles et se dégage de ces textes un charme incommensurable. Jane Austen, Emily Brontë, Virginia Woolf, Doris Lessing, Anita Brookner, Penelope Lively, Tracy Chevalier, Angela Huth, Anna Hope, des écrivaines à lire et à relire ! 

vendredi 15 mars 2024

Atelier Littérature, 2

 Geneviève H. a évoqué le roman de Tracy Chevalier, "La brodeuse de Winchester", publié chez Folio. Née en 1962 aux Etats-Unis, elle est aussi devenue anglaise. L'histoire se déroule en 1932 en Angleterre et Violet Speedwell, 38 ans, appartient à la catégorie des femmes restées célibataires (femmes excédentaires !) depuis la pénurie d'hommes d'après-guerre. Elle décide de prendre son envol pour échapper à une mère acariâtre. Elle rejoint le cercle des brodeuses de la cathédrale et ette trouvera le soutien nécessaire pour affronter les préjugés de son temps. Il est question aussi d'un sonneur de cloches, Arthur, avec lequel elle va vivre une histoire amoureuse. Geneviève, après avoir résumé l'intrigue romanesque, a exprimé sa déception et surtout son ennui en lisant ce roman "poussiéreux". Elle aurait dû abandonner au bout de trente pages pour s'éviter un pensum pareil, mais en lectrice motivée, elle a poursuivi son chemin de croix ! La lecture ne doit jamais être une punition ! Mylène a défendu ce livre qu'elle apprécie tout particulièrement. Pour se réconcilier avec Tracy Chevalier, je lui ai conseillé "Prodigieuses créatures" que j'avais bien aimé. Son roman le plus connu, "La jeune fille à la perle" se lit aussi avec un grand plaisir. L'histoire de Griet, la servante du génial Vermeer, se mêle à l'histoire du tableau célèbrissime. Mylène a choisi un titre hors liste, "Dans un jardin anglais" d'Ann Fine, paru chez L'Olivier en 1995. Lilith Collett, le chef de famille, autoritaire, prend une décision : détruire son jardin à chaque contrariété. Et ses enfants ne l'empêcheront pas de commettre un tel acte. Dans la fratrie, quatre enfants adultes, les liens familiaux s'avèrent complexes comme le sont en génèral les familles. Cette mère tyrannique a-t-elle envie de se venger de ses servitudes anciennes quand elle s'occupait de ses enfants ? Mylène nous a donné envie de lire ce roman à l'humour piquant et percutant. Ann Fine est surtout connue pour ses romans jeunesse. (La suite, demain)

jeudi 14 mars 2024

Atelier Littérature, 1

Cet après-midi, nous étions réunies à la maison de quartier pour évoquer quelques romancières anglaises en l'honneur du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Janelou a commencé la séance avec Angela Huth, née en 1938 à Londres. Cette écrivaine a présenté des programmes de la BBC et elle est très appréciée dans son pays. Journaliste indépendante, critique et reporter à la télévision, elle est membre de la Société royale de littérature. Janelou a dévoré plusieurs romans d'Angela Huth dont "Le fils exemplaire", paru en 2006. Belle s'est réfugiée dans l'amour de son fils après la fuite de son mari vers une autre femme. Son fils Tim est alors sa plus belle réussite. Mais il tombe amoureux et doit quitter sa mère pour vivre sa vie d'homme. Cette mère souffre de cet abandon et Angela Huth décrit avec une grande finesse les sentiments de cette femme déçue. Lire un roman de cette écrivaine intimiste, c'est découvrir des vérités universelles sur les sentiments dont celui d'une mère trop aimante, trop généreuse qui se retrouve démunie quand son fils adoré quitte le nid. Un roman à découvrir. Janelou a aussi évoqué un roman de Vita Sackville-West, l'amie de coeur de Virginia Woolf. Ce texte délicieux et un peu suranné conte l'histoire de Lady Slane, la veuve de l'ancien vice-roi des Indes. Elle quitte la demeure familiale à 88 ans et s'installe dans un quartier excentré de Londres. Elle regarde son passé, sans amertume et recommence une nouvelle vie, plus simple et plus conviviale. Merci à Janelou d'avoir cité cette écrivaine anglaise originale et libre. Virginia Woolf s'est inspirée d'elle dans son roman, "Orlando". Odile et Danièle ont lu "Les Hauts du Hurle-vent" d'Emily Brontë (1818-1848). Tout le monde connaît ce drame tragique entre Heathcliff et Catherine, leur amour fou, invivable et destructeur. Nos deux lectrices ont beaucoup aimé ce roman gothique à l'ancienne avec des destins contrariés. Heathcliff, jeune orphelin, peut-être enfant d'esclave, est adopté par Mr. Earnshaw. Sur ces terres arides et balayées par les vents du Nord, l'arrivée de ce garçon va bouleverser cette famille d'accueil. Il va aimer follement Catherine qui va préferer se marier avec un homme plus calme et plus riche. Il va ensuite se venger de cette humiliation et autour de lui, la mort va faucher Catherine, et d'autres membres de la famille. Pour ma part, j'ai trouvé ce roman trop noir, trop violent, trop romantique. La haine viscérale de cet homme qui voue sa vie au Mal m'a laissée songeuse. Heathcliff, rebelle et violent, peut attirer une certaine fascination surtout sur des lecteurs et lectrices jeunes. Emily Brontë s'est inspirée de son frère, opiomane et coléreux, qui a fait le malheur de la famille. Dans ma 2e lecture (à presque 6o ans de distance), le charme maléfique du roman n'a pas fonctionné alors que Danièle et Odile l'ont ressenti... Ce classique anglais a marqué à tout jamais la littérature et les arts. La fratrie Brontë qui a inspiré des films dont celui d'André Téchiné reste exceptionnelle avec Anne et Charlotte. Quelle sacrée famille littéraire ! (La suite, demain)

mercredi 13 mars 2024

"Uranus", Marcel Aymé

 J'ai trouvé récemment dans une cabane à livres, un roman d'un écrivain oublié et pourtant pléiadisé, "Uranus", je veux parler de Marcel Aymé (1902-1967). Auteur prolixe avec 17 romans, des dizaines de nouvelles, des contes et des pièces de théâtre, ce Franc-comtois de naissance a vécu à Paris mais s'est inspiré de sa région dans plusieurs de ses romans dont "La Vouivre". Peu apprécié des critiques parisiens, le jugeant trop populaire, il a malgré tout connu un grand succès à son époque. Cet anarchiste de droite a eu quelques ennuis après la Libération car il avait publié des articles dans la presse collaborationniste. Mais, il n'était pas du tout antisémite comme Céline dans ses pamphlets odieux. J'ai donc relu "Uranus" en me disant que j'allais le feuilleter mais j'ai poursuivi ma lecture avec plaisir tellement j'ai retrouvé une France des années 45 en proie à la vengeance et aux clivages politiques bien plus tranchés qu'aujourd'hui. Un bombardement a décimé tout un quartier dans une petite ville de province, obligeant les habitants à se regrouper dans des colocations obligatoires. Ainsi, la famille Archambault partage leur appartement avec un professeur et avec des communistes. De nombreuses scènes racontent avec ironie les différences de classe sociale et des idées politiques. C'est l'heure de gloire pour le Parti communiste et les rares collaborateurs ont été chassés par les FFI. Un seul a échappé à la purge, un certain Maxime qui va se réfugier chez l'ingénieur Archambault. Des figures se détachent dans ce tableau ubuesque comme le cafetier Léopold qui, en écoutant la classe qu'il reçoit chez lui, découvre la beauté du théâtre classique en la personne de Racine et se prend pour un poète. Le professeur Watrin en bon rousseaussite aveugle croit à la bonté humaine alors que tout se déglingue autour de lui. Le vieux Monglat a collaboré avec tout le monde et s'est enrichi en collectionnant des oeuvres d'art. Ce roman loufoque et ironique raconte les lâchetés de l'Après-guerre et dénonce avec humour la bêtise humaine qui se manifeste souvent dans les idéologies sectaires. J'ai retenu cette jolie citation : "Seule les femmes voient vraiment les choses. Les hommes n'ont jamais qu'une idée". Un de ses personnages professeur note bien ses élèves malgré leurs faiblesses et remarque : "Il voulait les encourager et souhaitait que l'école, autant que possible, leur offrit les sourires que leur refusait trop souvent une existence troublée". Entre les règlements de compte et les petits arrangements de ces citoyens de tous bords, Marcel Aymé décrit une période noire pendant la Libération, mais il l'a décrit avec son talent de conteur et de ferrailleur des mots. Un roman trop oublié de notre histoire littéraire à découvrir pour une sensation de retrouver la France des années 40. 

mardi 12 mars 2024

"Bref", Régis Debray

 Régis Debray, ex-révolutionnaire marxiste, ami de Che Guevarra, ex-tiermondiste, grand intellectuel de gauche, ex-conseiller privé de François Mitterrand, écrivain, médiologue, philosophe des religions, toutes ces étiquettes ont collé à sa peau et définissent la personnalité d'un homme engagé à la recherche d'un idéal politique quelque peu ébranlé de nos jours. Ces textes autobiographiques constituent aujourd'hui un témoignage vivant d'une France des années 80. Comme il est né en 1940, les années commencent à modérer fortement les convictions tranchées de sa jeunesse. Le révolutionnaire a disparu, laissant la place à un républicain gaullien et il prône aujourd'hui un "allègement" idéologique". Dans son nouvel opus, "Bref", paru chez Gallimard, il revendique le "bref" dans ses aphorismes : "Il se trouve qu'avec l'âge, on se tasse et on s'allège. Le corps se tasse, mais l'esprit se désencombre : on voit ce qui compte, et on vire ce qui encombre". Victime d'un AVC, il doit ralentir son rythme de vie intellectuelle trépidante mais il n'a surtout pas perdu son humour, son esprit de dérision. Cet humour du désespoir se love dans nombre d'aphorisme et pour le plaisir de la citation, j'en ai retenu certaines dont celle de son exergue : "Quand s'en vont la fresque, l'épopée, l'entrelacs - bonjour le décousu, le dépareillé, le débraillé. On baisse d'un ton. On recueille ce qui subsiste. Pardon pour le sans-gêne". Il raille aussi la "Déséducation" nationale, l'ignorance généralisée : "Moins on se compare, mieux on se porte". Sa vision de la modernité se focalise sur la perte des repères avec des mots d'ordre impératifs ("Il faut s'acclimater"), sinon c'est la mort sociale qui attend les réfractaires de tous bords. Il n'est pas tendre pour le monde politique d'aujourd'hui : "Le ton monte parce que le niveau baisse. Au Palais-Bourbon, on débattra bientôt à mains nues". Régis Debray a vraiment perdu ses illusions politiques comme Milan Kundera en son temps. Il revient sur ce passé de militant avec une ironie salvatrice : "Tout cela m'indignait ; tout cela m'indiffère. L'insouciant gagne au change, avec les ans". Il voit la vieillesse comme une nouvelle liberté : "Le travail des ans est celui du deuil. Et comme l'humour arrive pour dégonfler enflures et boursuflures, on s'en sort pas trop mal. De l'avantage d'être diminué". Régis Debray a déclaré sur France Culture : "C'est peut-être même en vieillissant qu'on devient jeune. La vieillesse est un sauvetage parce qu'on va à l'essentiel, et quand on va à l'essentiel on fait court". Lire ce petit fascicule se lit avec un plaisir certain et malgré les ans qui s'accumulent, pour lui comme pour moi, il faut savoir garder son humour ironique ! 

lundi 11 mars 2024

"Rubrique cinéma, "Anatomie d'une chute"

 Récemment, j'ai enfin vu le film de Justine Trier, "Anatomie d'une chute", palme d'or de Cannes et d'autres prix prestigieux. Dès les premières images, j'ai vite été captée par l'ambiance angoissante qui émanait des personnages : Sandra, l'écrivaine à succès, Samuel, son mari lui-aussi écrivain raté et Daniel, onze ans, handicapé par sa vue. Ils vivent à la montagne dans un beau chalet familial non loin de Grenoble. Alors que Sandra est interrogée par une étudiante, son mari écoute très fort de la musique dans son grenier et les deux femmes ne peuvent pas échanger leurs paroles. L'étudiante quitte le chalet. Entretemps, le jeune garçon revient d'une longue promenade avec son chien Snoop et découvre son père étalé dans la neige, mort en dessous de la fenêtre du grenier. A partir de ce drame, Sandra est soupçonnée d'avoir commis ce meurtre. Elle appelle un ancien ami, un avocat, qui va l'aider dans sa défense. Sandra assure que son mari est tombé de sa fenêtre en se suicidant. Son ami Vincent va tout de suite annoncer à Sandra qu'elle sera soupçonnée de son meurtre. Le film s'articule sur le doute : la chute de son mari est-elle due à un accident ou à un homicide ? Elle est mise en examen et peu à peu le procès en cours révèle les problèmes du couple. Samuel avait fait une tentative de suicide en absorbant des médicaments. La blessure à la tête lors de sa chute semble suspecte. Un enregistrement audio retrouvé révèle une dispute violente dans le couple. Pendant le procès, l'équipe de la défense explicite toutes les accusations du procureur. Peu à peu, la vérité affleure par touches successives. Samuel était jaloux du succès littéraire de sa femme et il l'accusait de plagiat. L'infidélité de Sandra, bisexuelle, exaspérait son mari. Daniel découvre avec stupéfaction les relations tendues entre ses parents. Il insiste auprès de la présidente du tribunal pour témoigner avant les plaidoiries finales. Son père lui a avoué qu'il pouvait se passer quelque chose de terrible, comme une prémonition suicidaire. La défense du garçon sera déterminante pour sa mère qui sera acquittée. Ce film efficace ne tombe jamais dans le pathos et les personnages dont le jeune garçon jouent "juste" en respectant une certaine discrétion dans une tension permanente. La vie familiale conservera toujours un théâtre mystérieux pour des yeux étrangers et Justine Trier a bien montré avec son grand talent les complexités d'une réalité vécue par un couple. Il méritait tout à fait la Palme d'or de Cannes. 

vendredi 8 mars 2024

"Les eaux du Danube", Jean Mattern

 L'éditrice Sabine Wespieser propose dans sa ligne éditoriale des textes souvent intimistes, délicats et d'une écriture souvent élégante. Je pense à Michèle Lesbre, Claire Keegan, Tiffany Tavernier, Robert Seethaler. Jean Mattern appartient à cette catégorie d'écrivains discrets et secrets. Son dernier roman, "Les eaux du Danube", paru en février 2024, ressemble à une sonate de Schubert dont il fait un éloge dans son roman. Clément Bontemps, le narrateur, se présente avec une modestie déprimante : "J'ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d'éducation. Pas d'alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d'aventures non plus. Même le sexe m'ennuie parfois. Tout m'ennuie parfois. Tout m'ennuie d'ailleurs, je crois. J'attends que ça passe". Pharmacien à Sète, il est marié à Madeleine depuis vingt ans. Routinier dans sa vie professionnelle, il aime par dessus-tout la tranquillité. Mais, un jour, cet équilibre fragile se craquèle. Le professeur de philosophie de son fils veut le rencontrer pour lui parler de son élève, Matias. Seul pendant un mois alors que sa femme et son fils partent en vacances, il s'attache à une cliente de sa pharmacie qui lui raconte son "exil" à Sète depuis la perte de son mari en Ecosse dans une noyade. Il revoit le professeur de philosophie qui lui révèle que son fils souffre d'une attitude paternelle assez distante. Mais, le nom de ce professeur, Georges Almassy, lui rappelle le nom de sa propre mère. Il se souvient alors du léger accent qu'elle avait dans son élocution. Il va apprendre un secret de famille concernant ses origines hongroises. Les pièces du puzzle familial finiront par ébranler le narrateur qui remet sa vie en question. Il se rapproche de son fils et de sa femme pour mieux comprendre leur complicité surtout autour de la musique dont celle de Schubert. Sa filiation est remise en cause : "Votre mère se s'appelait pas Hélène (...) Elle s'appelait Iliona Ferenczi". En fait, il est le fils d'un jeune homme mort dans une cellule quelque part dans le sud-ouest de la Hongrie. Jean Mattern évoque à travers ce personnage central la révélation des vérités enfouies sur l'exil. Délicatesse des sentiments, finesse du style, personnages empathiques, Jean Mattern offre un beau roman à la musique schubertienne. 

jeudi 7 mars 2024

"Une autre vie", Marie-Hélène Lafon

Un ouvrage de Marie-Hélène Lafon m'a attiré l'oeil à la Médiathèque de Chambéry, "Une autre vie", publié dans une maison d'édition aveyronnaise, Lamaidonne. Intégré dans la collection, "Poursuites et Ricochets', le livre en question correspond bien à la citation de Denis Roche : "Ne rêvons pas... Laissons aux photos d'être des ricochets et aux phrases d'être des poursuites". Quelle belle idée d'exploiter des vieilles photos de famille qui dorment trop souvent dans des boîtes, cachées dans des placards ! Ce joli fascicule, bien conçu, présente huit photos du père de l'écrivaine quand il était au Maroc pendant son service militaire entre 1956 et 1959. Ces photos en noir et blanc montrent son père sur la plage, en maillot de bain, en uniforme de militaire dans une chambre, déguisé en femme dans le jardin du colonel, torse nu dans une rue. Dans la présentation de ce portrait, Marie-Hélène Lafon écrit : "Un autre père, un autre corps, une autre vie". Ce père soldat, jeune et joyeux semble mener une vie insouciante, légère et cette image ne reflète en aucun cas l'homme qui est revenu de son service militaire, s'est marié et s'est figé dans une ferme du Cantal en donnant naissance à sa fille Marie-Hélène. Il meurt en 2021 et ce retour aux sources de la jeunesse paternelle ne cesse de la questionner sur cet homme qu'elle ne connaissait pas. Jeune, il était souriant alors qu'elle l'a toujours vu sérieux et distant. Cette parenthèse enchantée de Casablanca demeure un mystère pour la narratrice : "Le sourire de mon père me saute à la gueule. Toujours les traces des corps, des gestes, des voix, des intonations des ascendants dans les corps, les gestes, les voix, les intonations des descendants émeuvent, bouleversent, retournent, me retournent. Ce sont des résurgences, elles me traversent, me travaillent, travaillent les textes que j'écris depuis plus d'un quart de siècle ; elles strient les textes, les scarifient, les secouent, les caressent, frémissent dans leurs silences". En lisant ce récit, j'ai pensé à Roland Barthes et à sa "Chambre claire" où il évoque une photo de sa mère. Quand il observe cette photo, il retrouve la bonté essentielle de sa mère. Marie-Hélène Lafon introduit dans son texte l'effet "punctum", un terme barthésien, qui signifie en latin, la piqûre, le petit trou, la petite tache. Ce détail provoque une forte émotion chez le "regardeur". L'écrivaine s'est sentie happée par ces photos révélant un côté solaire de son père, qu'il n'a jamais montré à sa famille. Cet ouvrage s'inscrit dans la démarche de Marie-Hélène Lafon qui creuse comme une archéologue les figures familiales d'une modestie émouvante en leur redonnant une seconde vie (ou une vie éternelle) grâce à la littérature...

mercredi 6 mars 2024

"Le carnet d'or", Doris Lessing, 2

 Dans un article du Monde des Livres, le critique évoque "Le carnet d'or" comme la "nef centrale" de son oeuvre globale, une "cathédrale". Dans ma jeunesse, j'ai dévoré le cycle "Martha Quest" dans "Les enfants de la violence". Plus tard, j'ai découvert "Vaincue par la brousse", "Nouvelles africaines", "Le cinquième enfant", "Alfred et Emily" et tant d'autres titres passionnants. Une oeuvre foisonnante, tentaculaire et singulière avec sa créativité polymorphe dans la 2e moitié du XXe siècle. Anna Wulf, le personnage central du "Carnet d'or" se raconte et raconte le monde autour d'elle. Son insatiable curiosité se met au service d'une "lutte, contre le chaos, contre la fuite, l'éparpillement". La narratrice se bat contre sa propre détresse, contre tous ses instants dépressifs qui la rapprochent de Virginia Woolf. Anna et Doris forment la même femme dans ce roman incroyablement moderne. Ayant grandi en Rhodésie, elle a vu le racisme ambiant d'un continent colonisé. L'effondrement de sa "foi" communiste lui fait quitter le parti après 1956. Mariée deux fois, ses relations amoureuses avec les hommes ne se vivent pas dans une sérénité désirable. Sa maternité ne semble guère la combler. Un seul domaine l'a vraiment rendue peut-être heureuse : l'écriture. Virginia Woolf disait :" Ecrire. La plus grande consolation. Le fléau". Pour Doris Lessing, il vaut mieux effacer le mot "fléau". Anna Wulf parle de tout dans ce roman : du communisme, des folies de sa jeunesse, de la sexualité, de la solitude, des liaisons ratées, de sa fille Janet, son unique amour, de son amie Molly, sa confidente solidaire, de Tommy, le garçon compliqué, du suicide, du quotidien, des ennuis d'argent, etc. Tous ces thèmes se mélangent dans le fameux "stream of consciousness" (le flux de la conscience), cher à Mrs Dalloway. Lire ce roman symphonique, c'est se lire aussi dans une démarche d'introspection. La narratrice, Anna, nous prend par la main pour nous conduire dans son labyrinthe mental. Elle recherche la vérité : "J'essaie sans cesse d'écrire la vérité et je vois sans cesse que ce n'est pas vrai". Une autre citation de Doris Lessing, frappante pour son pessimisme : "Je crois que les gens ne sont pas bons, ce sont des cannibales, et si l'on observe les choses, on voit que personne ne se soucie de personne". La dernière citation évoque une des qualités les plus précieuses pour affronter les épreuves de la vie, le courage : "En l'absence de gens courageux, une société libre meurt, ou ne naît pas".  Ce voyage intérieur réserve des grands moments de lecture et même si parfois, l'on peut parfois se perdre dans ces carnets de couleurs, une lecture concentrée et attentive évite un éventuel égarement. Ce roman total, unique, un chef d'oeuvre du XXe siècle !

mardi 5 mars 2024

"Le carnet d'or", Doris Lessing, 1

 Pour l'atelier Littérature du jeudi 15 mars, j'ai choisi quelques romancières anglaises indémodables : Jane Austen, Virginia Woolf, Doris Lessing, Anita Brookner, Tracy Chevalier, Anna Hope, Jessie Burton, Penelope Lively. Evidemment, j'ai aussi pensé à George Eliot, Margaret Drabble, Zadie Smith mais il fallait trancher. J'ai donc relu "Le Carnet d'or" de Doris Lessing, prix Nobel de Littérature en 2007. Cette écrivaine puissante et originale a influencé de nombreuses générations de femmes et même si elle ne se revendiquait pas comme une féministe militante, elle est devenue une icône de la libération des femmes. Paru en 1962, et traduit en français en 1976 aux éditions Albin Michel, ce roman polyphonique a reçu le pris Médicis étranger. Ce grand texte expérimental explore des thèmes politiques majeurs au XXe siècle : le communisme des années 30 à 50 en Angleterre, lres prémices de la révolution sexuelle et des mouvements de libération des femmes. Pour entrer plus facilement dans ces 1 000 pages, il faut décrypter sa structure, composée de quatre carnets de couleurs (jaune, bleu, rouge et noir). La narratrice, Anna Wulf (hommage à Woolf), écrivaine, se cherche à travers ses carnets car elle a peur de sombrer dans la folie comme sa consoeur, Virginia. Cette écriture fragmentaire lui permet une lucidité clairvoyante pour se comprendre et tenter d'appréhender la complexité du monde. Ces differents strates de textes concernent sa vie intime avec sa fille unique, Janet qu'elle élève seule, ses relations tumultueuses avec les hommes, son amitié précieuse avec Molly. Elle relate avec sincérité ses expériences politiques et professionnelles. Un cinquième carnet va fusionner les parties précédentes en un seul, le fameux "carnet d'or" qui donne son titre à l'oeuvre. Le récit se veut réaliste avec la vie d'Anna et de son amie, Molly Jacobs, car elle intègre dans le roman, leurs péripéties familiales, intitulées "Femmes libres", "Free women". Le roman démarre avec l'expérience d'Anna en Rhodésie du Sud, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale qui a inspiré son propre roman à succès. Les carnets s'enchâssent les uns dans les autres sans que l'on perde le fil de ce savant montage. Dans le carnet rouge, elle explicite son engagement en tant que membre du parti communiste. Dans le jaune, elle évoque un roman en cours d'écriture de la propre histoire d'amour de la narratrice. Dans le bleu, elle écrit un journal intime où elle évoque ses souvenirs, ses rêves et ses émotions. Ce jeu littéraire post-moderne pourrait effrayer les lecteurs-lectrices mais bien au contraire, il faut se laisser porter par ces vagues divergentes de mots qui se chevauchent sans cesse en donnant un rythme vibrant au roman. Découvrir "Le carnet d'or", demeure encore aujourd'hui une expérience passionnante et il n'a pas pris une seule ride, soixante après sa publication ! Un classique du XXe. (La suite, demain)

lundi 4 mars 2024

Rubrique cinéma, "Madame de Sévigné"

 Dès qu'un film s'inspire d'une figure hautement littéraire, je m'empresse de le voir. Ainsi, dès sa sortie, mercredi dernier, j'ai assisté à la séance de "Madame de Sévigné" de la réalisatrcie, Isabelle Brocard avec Karin Viard et Ana Girardot dans les deux rôles principaux. Elle met en scène l'amour débordant de la marquise pour sa fille, Françoise, à travers ses lettres célèbres sur fond d'histoire de France au XVIIe siècle. Madame de Sévigné souhaite qu'elle soit libre comme elle : "Tu seras maîtresse de ta destinée, indépendante et heureuse". Pourtant, à cette époque, il fallait absolument trouver un beau parti pour exister dans ce milieu. Dans une fête somptueuse du Roi Soleil, la fille de la Marquise est distinguée et alors que le Roi voulait "l'honorer", sa mère intervient pour qu'elle échappe à ce destin de maîtresse subalterne. Elle lui procure un mari, venu de province, le marquis de Grignan, qui tombe amoureux de Françoise. Mais, il a le double de son âge et il est ruiné. Une rivalité va naître entre la marquise et son gendre qui veut protéger sa femme de l'influence maternelle. Sa fille vient accoucher d'une petite fille chez sa mère et comme elle veut rejoindre son mari en Provence, elle lui confie l'enfant. Entre Grignan et Paris, les voyages de la marquise de Sévigné rythment le film et les lettres qu'elle envoie à sa fille ponctuent la relation passionnelle mère-fille : "J'ai le coeur et l'imagination tout remplis de vous. Je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours, de sorte que l'état où je suis n'est pas une chose tenable". Sa fille s'attache à son mari et préfère sa vie à Grignan qu'à Paris. Les liens se distendent entre elles et cette guerre d'influence ne cesse de tourmenter Madame de Sévigné. La réalisatrice montre aussi les salons littéraires de ce Grand Siècle flamboyant où se rencontrent Madame de Lafayette, Bussy-Rabutin, Larochefoucault. Ce film ne raconte qu'une dizaine d'années de la relation mère-fille. La marquise de Sévigné rejoindra la Provence quand elle tombera malade et elle mourra près de sa chère Françoise. Cet amour maternel exclusif se manifeste dans les milliers de lettres qu'elle envoie à Grignan sans savoir qu'elles seront publiées après sa mort. Peut-on parler d'emprise pour qualifier la relation affective mère-fille ? Etouffante, certainement mais pourquoi utiliser la grille d'aujourd'hui pour comprendre les sentiments au XVIIe siècle ? Je me suis laissée bercer par le langage de l'épistolière géniale, par la musique, les décors, les costumes, l'ambiance historique. Un film charmant, classique, élégant. A voir pour entendre notre belle langue française et pour notre littérature, un monument en péril de nos jours... 

vendredi 1 mars 2024

"Avec les fées", Sylvain Tesson

 Le dernier récit de Sylvain Tesson, "Avec les fées", paru aux Equateurs, pourrait présenter un bandeau sur sa couverture, portant ces mots : "Prenez l'air !'. Ce livre de voyage sent les embruns, résonne au son des vagues. Le baladin Tesson et ses deux compagnons embarquent ses lecteurs-lectrices dans une randonnée celtique, en utilisant un voilier pour longer les côtes françaises et anglaises. Le voilier s'approche des terres et notre aventurier grimpe sur les promontoires, arpente la lande, s'abrite derrière un dolmen, affronte souvent la pluie et la tempète. Un texte aéré et aérien à contre-courant de l'actualité crispée, entre la colère des agriculteurs trahis et les menaces de guerre (intérieure et extérieure).  Pour lire ce guide poétique, il faut aimer par dessus-tout la géographie : de la Galice à la Bretagne, des Cornouailles au Pays de Galles, de l'ïle de Man à l'Irlande, l'Ecosse comme point ultime de la balade celtique. Heureusement, le texte est émaillé de cartes pour suivre notre Homère national. Pourquoi ce périple ? L'écrivain traque à sa façon les fées, une métaphore de la beauté terrestre : "Je donne le nom de fée à ce jaillissement" et "Qu'est-ce qu'un lieu féerique ? Un endroit d'où l'on rêve ne plus jamais partir". Ces fées se nichent au gré du voyage dans les paysages sauvages, dans les caps, dans la lumière du jour ou dans la nuit marine. Le regard de Sylvain Tesson se porte sur un monde naturel, non saturé d'hommes, avides de richesse, de bâtiments hideux, de traces industrielles, d'éoliennes invasives et autres laideurs contemporaines. Parfois, il intègre dans ses descriptions géopoétiques, des réflexions sur l'Histoire, sur les religions et sur les mythes. Il apprécie les vieilles chapelles, les calvaires en Bretagne. Les Celtes le font rêver comme la légende arturienne de Chrétien de Troyes. Les menhirs l'enchantent et le fascinent. Le but suprême de sa quête se nomme le Graal, une sorte de paradis perdu qu'il cherche à retrouver dans cette nature intacte, sauvage, mystique. Comme dans ses récits précédents, il mêle à sa poésie du grand large, des remarques très concrètes sur la vie à bord du voilier avec une météo capricieuse. Il cite Victor Hugo, Aragon, Julien Gracq.  Les promontoires physiques qu'il arpente ressemblent aussi à son promontoire intérieur car, il préfère la fuite à l'adhésion, un "pas de côté" : "Il s'agirait de s'engager à pas feutrés dans la douceur des choses". Quand il arrive à Saint-Malo, il est enfin apaisé et ses fées l'accompagnent : "Elles existaient puisque le soleil se lève chaque matin sur la mer. Elles existaient quand on cheminait vers elles. Elles existaient quand on travaillait à les faire apparaître". Les amateurs-amatrices de Sylvain Tesson aimeront ce récit de voyage d'une poésie certaine. Ceux et celles qui le détestent continueront à lui tourner le dos. J'ai randonné en sa compagnie tout en restant dans mon canapé à l'abri du vent et de la pluie !