jeudi 20 avril 2023

"La Plaisanterie", Milan Kundera, 2

Quelques années plus tard en 1956, Ludvik retourne à l'université et devient un chercheur scientifique. Mais, il n'oublie pas l'humiliation qu'il a vécue dans sa jeunesse, une humiliation mortifère. Il rumine sa vengeance contre le principal instigateur de son expulsion du parti, Pavel Zamanek. un ancien camarade de la faculté. Il va séduire sa femme, Helena, reporter journaliste. Cette épisode constitue à lui seul la réponse à la première plaisanterie de Ludvik. Sans qu'il s'en rende compte, Helena éprouve un amour fou pour lui et Ludvik la délaisse dès qu'il l'a eu une relation sexuelle avec elle (scène loufoque et grotesque). La scène ubuesque du suicide ratée d'Helena (elle pense prendre des comprimés dangereux alors que ce sont des laxatifs) montre un des aspects de la démarche kundérienne : l'utilisation du rire, de l'ironie, du dérisoire, un humour propre à Rabelais et à Cervantès, ses grands modèles romanesques. Cette deuxième "plaisanterie" de sa part tourne court et Ludvik apprend qu'Helena était séparée de son mari. Tout ce stratagème pour rien. D'autres thèmes sont abordés dans ce roman riche et subtil comme le folklore morave, la musique, le lyrisme fallacieux de la jeunesse. Il est très critique sur la jeunesse dont les traits principaux sont pour lui "la bêtise, l'ignorance et l'esprit de sérieux". Ludvik s'insurge contre l'absurdité de la situation et se sent "dévasté" par son destin contrarié. Il vit avec une chape politique de plomb et seule, la fuite, la désertion et le "désengagement" pourraient lui donner une issue de secours. Milan Kundera saisira cette chance quand il quittera son pays pour vivre libre, une liberté à la fois extérieure et intérieure. Ce roman est construit comme "une sonde existentielle" et lève "le rideau" (titre d'un de ses essais) sur les illusions et sur les impasses imposées aux individus par la société autoritaire ou libérale. Mais la force romanesque de ce texte réside aussi dans le rire comme une basse continue car beaucoup de scènes sont traversées par un rire salvateur, déminant "les préjugés, les dogmes et les certitudes". Un critique littéraire, André Clavel, a résumé ses dix romans ainsi : "L'ironie de Kundera ? Du napalm. (...) La perte de l'identité, la tragédie de l'oubli, le cynisme des régimes totalitaires, les aveuglements de la sentimentalité kitsch, le grotesque de la gesticulation érotique, la dictature du paraître, le moralisme épurateur, les laminages du conformisme planétaire, la sotte euphorie de l'homo festivus, autant de cibles contre lesquelles Kundera n'aura cessé de s'acharner dans ses dix romans". "La plaisanterie", un roman capital pour comprendre le XXe siècle. Dans ses essais, ("L'art du roman", "Les testaments trahis" et "Le rideau"), le romancier définit le roman ainsi : "La seule morale du roman est la connaissance ; le roman qui ne découvre aucune parcelle jusque là inconnue de l'existence est immoral". Au fond le grand sujet qui obsède peut-être Milan Kundera en dehors des questions essentielles (Qu'est-ce que l'amour ? La vérité ? L'individu ?) serait de tenter de comprendre "l'énigme existentielle". Son œuvre entière entre romans et essais apporte quelques réponses. Aux lecteurs et aux lectrices de les saisir.