lundi 29 mars 2021

"Nœuds de vie"

 Je conserve un souvenir merveilleux d'une rencontre avec Julien Gracq, l'un de mes écrivains préférés. Je ne parle pas d'une présence physique, mais d'un coup de foudre littéraire quand j'ai ouvert pour la première fois de ma vie, "Le Rivage des Syrtes" que j'avais déniché par hasard dans une étagère d'une petite bibliothèque de quartier au Boucau, près de Bayonne. J'étais au lycée et cette lecture d'un inconnu total m'avait véritablement subjuguée. Pourtant, il ne se passe presque rien dans ce "Rivage des Syrtes", un roman de l'attente, mais la prose que je parcourais me racontait une histoire hors du temps avec des mots et un rythme qui tranchaient de mes lectures habituelles. J'ai senti que cet écrivain compterait pour moi. Je reviens vers sa Pléiade pour la beauté de sa langue, pour son univers singulier. Quand j'ai appris que son éditeur, la maison Corti, publiait en janvier un inédit de l'écrivain, "Nœuds de vie", je l'ai, évidemment, acheté en librairie les yeux fermés. Julien Gracq, dans son "splendide isolement", a refusé le prix Goncourt pour "Le Rivage de Syrtes" en 1951 et il s'est mis toute sa vie à l'écart des médias et du milieu littéraire parisien. Il refusait même que ces écrits soient publiés en livre de poche. Toujours fidèle à son village d'origine, Saint-Florent-Le-Vieil dans le Pays de la Loire, l'écrivain, ancien professeur d'histoire et de géographie, n'a cessé d'observer le monde : "Tant de mains pour transformer le monde et si peu de regards pour le contempler". A partir de 1954, il abandonna la fiction pour se consacrer à la prose fragmentaire dans ses "Lettrines", mêlant des souvenirs personnels, des descriptions de paysages, des commentaires de ses lectures. Ce récit, "Nœuds de vie", écrit dans les années 70, reprend la forme de ces ouvrages antérieurs avec quatre chapitres : "Chemins et rues", "Instants", "Lire", "Ecrire". Il constate la dégradation des paysages, d'une présence trop humaine comme une prémonition écologique : "Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne".  Déambulations géographiques, découvertes touristiques, admirations littéraires, commentaires divers, l'écrivain manie aussi un humour distancé avec sa propre œuvre : "Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu'on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l'habitant". L'éditeur Corti nous promeut des carnets libérés en 2027. Il faut lire ce recueil de textes d'une écriture somptueuse pour retrouver le goût délicieux d'un langage rare et précieux, hélas, bien malmené aujourd'hui. Cet ouvrage, une pépite éditoriale, salué par la presse littéraire, donne envie de cheminer avec bonheur dans l'œuvre gracquienne. Lire Julien Gracq, c'est se retrouver sur un île unique d'images, d'impressions, de sensations et ce voyage dans ce beau pays, la littérature d'excellence, réjouit tous les amoureux(ses) de la langue française. 

mercredi 24 mars 2021

"Tous les vivants"

 C. E. Morgan, jeune écrivaine américaine, vient de publier son deuxième roman, "Tous les vivants" chez Gallimard, dans la collection Du Monde entier. Les deux personnages principaux, Orren et Aloma, se rencontrent à la sortie d'un lycée et tombent amoureux. Aloma est orpheline, élevée dans une école catholique où elle a appris le piano, une de ses passions. Orren, fils de fermiers, taciturne et un peu sauvage, vient d'hériter d'une vaste plantation de tabac, car ses parents viennent de mourir dans un accident de voiture. Il propose à sa jeune compagne de vivre avec lui sur cette terre aride et ingrate. Aloma accepte de partir avec lui. Dans la grande maison, elle se sent intimidée par la présence fantomatique des parents d'Orren, dans un décor inchangé et statique : "Face à elle se dressait un mur de visages, des photos encadrées disposées autour d'un manteau de cheminée noirci, une armée d'yeux du sol au plafond. Elle les étudia sans s'approcher. Pendant qu'ils examinaient en retour". La solitude du couple compromet leur entente et Aloma qui n'a pas renoncé au piano, va trouver un remède à son isolement en contactant le pasteur du village. Elle obtient le poste de pianiste de l'église et ce travail, hors de la ferme, lui donne une nouvelle énergie. Son compagnon se bat contre la sécheresse, cultive seul son tabac, se dévoue corps et âme pour survivre dans cette atmosphère aride. La lutte contre les éléments s'avère métaphorique car elle ressemble à la mésentente qui s'installe entre eux. Aloma est peu douée pour tenir la maison, cuisiner et soigner les poules. Cet univers à la Faulkner l'étouffe et l'enferme dans une amertume dépitée : "Le ciel planait au-dessus de sa tête comme la paume d'une main immense et vide, qui ne se rapprocherait jamais, ne toucherait jamais la terre". Elle se sent prisonnière dans cette demeure délabrée. Même sa passion sensuelle pour Orren ne calme pas son angoisse de la solitude. Le caractère ombrageux de son compagnon l'éloigne de lui. Les absences répétées d'Aloma pour le piano dans l'église génèrent une tension aigue dans le couple. Orren la soupçonne d'infidélité, d'autant plus qu'Aloma est attirée par le pasteur, cet homme plus âgé. Une tension extrême monte dans ce couple si peu assorti devant la difficulté de communication entre eux. Elle ne pense qu'au piano et lui se bat pour sa plantation,  un combat entre le ciel et terre, un conflit entre deux désirs irréconciliables ? L'écrivaine américaine raconte dans ce roman terrien la dureté d'une vie dans ce Kentucky des années 80 où les personnages prennent une dimension mythique. Ces deux êtres perdus et orphelins arrivent malgré tout à  créer un lien de survie. Les critiques ont comparé C. E. Morgan à Flannery O'Connor et Marilynne Robinson où dans leurs œuvres respectives, les thèmes du mal et de l'innocence sont abordés en filigrane. Ce roman original et percutant se lit avec beaucoup d'intérêt. 

lundi 22 mars 2021

"Souffrir"

 Ma bibliothèque privée abrite de nombreux trésors et j'ai saisi, un de ces derniers jours, l'essai de Chantal Thomas, "Souffrir" que je n'avais toujours pas ouvert. Il dormait tranquillement sur une étagère où je dépose tous les ouvrages à lire et j'en ouvre un de temps en temps au gré de mes humeurs et de mes intérêts du moment. Ce verbe "souffrir" m'inspirait en ce moment en ces temps perturbés de la crise sanitaire. Je restais encore sous le charme discret de sa prose fluide, rêveuse avec son dernier opus, "De sable et de neige", publié récemment. L'écrivaine possède l'art de la conversation qui est peut-être né dans sa culture de la littérature du XVIIIe siècle, un siècle passionnément fondateur de notre liberté. L'essai se compose de souvenirs personnels et d'analyse littéraire sur le thème de la souffrance. Dès les premières pages, le festival d'érudition commence avec des références cinématographiques et littéraires avec un de ses écrivains de prédilection, Marcel Proust. Comment résister à la souffrance : "Faut-il refuser la douleur par tous les moyens, la nier, la tourner en dérision, l'enfouir au plus profond de nos souterrains intérieurs, ou bien, l'accepter, lui donner une place dans nos images et nos désirs ?". Elle évoque Germaine de Staël, Julie de Lespinasse, Dostoïevski, Jean-Jacques Rousseau, Sacher-Masoch, Sade, Scott Fitzgerald, etc. En utilisant ces grands noms de la littérature, l'écrivaine place la souffrance au "cœur et au corps de la vie". Les chapitres autobiographiques révèlent une Chantal Thomas émouvante et digne héritière d'un Roland Barthes. Quand elle parle de ses parents, elle se souvient du climat pesant dans le couple : "Chacun, alors, se renfonçait un peu plus dans son aphasie et je sentais passer au-dessus de ma tête, comme des projectiles mats, comme des petites balles dures, les quelques paroles indispensables pour que tout se déroule normalement". Je partage avec elle le goût des bibliothèques dans ses voyages qu'elle visite toujours avec une curiosité d'historienne : "Les longs jours d'enfermement parmi les livres sont autant de gagné contre les dangers du monde, contre tout ce qu'il recèle d'immaîtrisable". Plus loin, elle ajoute : "Il y a une clarté de plage dans certains matins de bibliothèques". Cet ouvrage n'est pas un manuel de savoir-vivre à l'usage des dépressifs. Bien au contraire, ce texte d'une érudition élégante retrace le thème de la souffrance dans l'univers littéraire. En lisant Chantal Thomas, j'ai eu envie de découvrir "Corinne ou de l'Italie" de Germaine de Staël, relire Dostoïevski et Proust. Le miracle de la lecture consiste à rebondir d'un livre à un autre avec une curiosité insatiable. Elle termine son essai à Venise où elle ressent "une montée dans la joie". Au fond, pour l'essayiste académicienne, il me semble que le verbe souffrir n'appartient pas à son vocabulaire quotidien... Un essai revigorant et d'une délicieuse culture littéraire. 

jeudi 18 mars 2021

"L'effet maternel"

 A la bibliothèque de La Motte-Servolex, j'ai trouvé par hasard sur la table des nouveautés récentes, le récit de Virginie Linhart, "L'effet maternel", édité chez Flammarion en février 2020. Cette écrivaine et documentariste porte un nom connu dans le monde du gauchisme. Son père n'est autre que Robert Linhart, philosophe et militant politique, leader du courant maoïste, initiateur du mouvement des "établis", ces intellectuels qui renonçaient à leurs privilèges pour rejoindre les ouvriers dans les usines. Il a même témoigné de cette expérience dans un ouvrage culte, "L'établi", édité chez Minuit.  Sa fille prend la plume pour la première fois en disant "Je" et ce témoignage s'ancre dans une franchise abrupte qui donne toute sa valeur dans ce portrait de famille entre un père trop absent et une mère trop envahissante. La narratrice règle ses comptes avec cette mère qui lui demande d'avorter quand elle annonce sa grossesse : "Et, c'est cette femme, qui brandissait haut et fort sa liberté sexuelle, son mépris des conventions, nous stupéfiant matin après matin, nous ses enfants, par ses conquêtes renouvelées, c'est cette femme qui hurle à la cantonade que j'aurais dû avorter parce que E. n'en voulait pas de ce gosse". La narratrice choisira d'élever cet enfant toute seule. Le ton est donné : sa mère d'un égocentrisme affiché préfère sa vie amoureuse intense à ses propres enfants. La petite Virginie grandit dans cette atmosphère libertaire et anarchique, héritée de la culture soixante-huitarde où le slogan "Il est interdit d'interdire" rythme le milieu de l'extrême-gauche. Elle raconte la mort de sa grand-père, le suicide raté de son père qui rentrera dans un silence obstiné, une démission existentielle à ses yeux. Etudiante à Sciences Po, Virginie quitte le foyer maternel et intègre une chambre de bonne à Paris. La jeune femme se construit loin de ses parents et subit des déceptions amoureuses. Elle rencontre un notaire sur lequel elle prépare un documentaire et tombe enceinte. Mais, il refuse la naissance de cet enfant. La narratrice découvre la maternité en élevant son bébé seule d'autant que sa mère a décidé d'adopter une petite fille à l'aube de sa cinquantaine. La narratrice sous emprise de sa mère finit par s'éloigner de ce lien toxique. L'écrivaine a déclaré dans la presse : "Je voulais dire comment, dans les années 1970 et 1980, grâce au féminisme et à la révolution sexuelle, nos mères se sont émancipées de l'asservissement dans lequel étaient tenues leurs propres mères. Certes, notre histoire familiale est particulière, mais il me semble qu'elle rencontre l'expérience commune des femmes". Elle précise aussi qu'elle ne rejoint pas la cohorte des enfants qui ont mal vécu cette période libertaire. Au contraire, ses parents lui ont donné le goût de la liberté, même  avec excès. Ce témoignage raconte une histoire de famille un peu exceptionnelle dans une ambiance historique et sociologique, si proche pour moi (les années 68) et si lointaine, pour les jeunes générations. A découvrir. 

mardi 16 mars 2021

Un triste anniversaire

 Un an déjà... Des mots, une "novlangue", à la Orwell a contaminé notre langage courant depuis un an : coronavirus, Covid, virus, variant, distanciation sociale, masque FFP2, gel hydroalcoolique, patient zéro, taux d'incidence, gestes barrières, confinement, cluster, Astrazeneca, comorbidité, asymptomatique, écouvillon, etc. Je pourrais établir une liste à la Prévert ou à la Perec. Il existe d'ailleurs des lexiques spécialisés sur la pandémie que l'on trouve facilement sur google. Au moins, cette crise sanitaire aura enrichi notre vocabulaire quotidien en intégrant du médical. Quand j'étais confinée en mars dernier, je n'aurais jamais imaginé que le virus serait encore là, un an après, à roder autour de nous, à s'infiltrer dans nos vies comme un ennemi invisible, sournois, hypocrite. Certains épidémiologistes commencent à avouer que ce virus va muter et muter pendant de longues années. Comment vivre avec cette menace qui n'en finit pas de nous inquiéter ? L'Etat sauveur fait tout pour nous protéger. Mais, le manque des masques a déjà ébranlé notre confiance. Un an après, la lenteur de la vaccination accentue la déception des citoyens. La vie sociale s'est rétrécie, racornie comme une peau de chagrin : des liens familiaux plus rares, des amitiés plus lointaines, des sorties minimales pour assurer l'essentiel et une vie culturelle sans musée, ni cinéma. Mais heureusement, les librairies et les bibliothèques nous accueillent encore pour notre bonheur de lecteur(trice)...  Maintenant, il faut s'adonner à la rêverie du futur, d'un futur qui prend du retard, une perspective qui s'éloigne. Il reste un problème de taille : à force de privations diverses, le désir de retrouver une vie meilleure s'est anesthésié tellement l'incertitude règne. Seul, le vaccin nous sauvera. Il faut sagement et docilement attendre son tour. Un an après, chacun peut ressentir un sentiment de lassitude résignée. Mais, nous ne sommes pas tout seuls devant ce drame, notre cher continent européen subit ce fléau et voir mes amis italiens confinés de nouveau suscite un élan de solidarité. Pour maintenir une certaine santé morale et tant que nous ne sommes pas encore confinés comme en mars dernier, profitons des balades dans la nature, autour du lac ou en montagne sans restriction de kilomètres, fréquentons les seuls lieux culturels ouverts, évitons d'attraper ce Covid redoutable avec ses quasi 100 000 morts (une hécatombe !),  soyons encore un peu patients et rêvons d'un avenir où chacun portera une cuirasse vaccinale qui permettra un retour à une vie plus réjouissante !

lundi 15 mars 2021

"Une femme en contre-jour"

 Personne ne connaissait la photographe américaine, Vivian Maier (1926-2000) mais une écrivaine française, Gaëlle Josse, a dressé sa biographie dans son récit, "Une femme en contre-jour", publié chez Noir sur Blanc. En 2004, le talent de Vivian Maier a été découvert par hasard : un agent immobilier de Chicago achète un lot de photos, de pellicules et de films. Il découvre l'identité de la photographe, un mois après la mort de celle-ci, dans un article nécrologique. Dans cet amas de clichés, il remarque le regard unique de la photographe : "Par cet œil posé sur la vie, sur toutes ces histoires qui se dévoilent en un cliché, histoires urbaines, dans le mouvement, dans la matière compacte de la ville. Le terrible, le tendre, le drôle, l'insolite. Le vrai. Le presque rien qui révèle un destin". Le jeune homme va vite se rendre compte qu'il possède un trésor et il veut, à tout prix,  le faire connaître au public. Pourtant, les musées de New York ne s'intéressent pas à cette découverte culturelle. Il mène une enquête sur cette femme mystérieuse et découvre alors sa vie humble, simple et démunie : "Entrer dans une vie, c'est brasser des ténèbres, déranger des ombres, convoquer des fantômes. C'est interroger le vide et tendre l'oreille vers des échos perdus". Le succès surgit et Vivian Maier se voit enfin reconnue. Son destin se résume dans cette phrase : "La force de dépasser un enfermement programmé dans une condition sociale de domestique et dans une histoire familiale pleine d'effroi". Gaëlle Josse remonte sur les traces de ses origines entre des racines françaises du côté de sa mère et une branche paternelle austro-hongroise. Ses parents ne forment pas un couple uni et la petite Vivian sera une petite fille un peu délaissée voire quasi abandonnée. Elle se rendra en France avec sa mère dans la vallée du Champsaur pour retrouver sa famille, la seule époque heureuse de son enfance. A 17 ans, la voilà libre et seule avec un appareil Kodak en bandoulière : "Vivian invente sa vie, une vie vierge de toutes les scories familiales, de tous les conflits, les déchirements, de tout les manques. Une pellicule vierge". Elle décide de garder des enfants comme gouvernante et ce travail lui laissera assez de disponibilité pour photographier la vie autour d'elle pour "saisir la lumière des choses avant qu'elle ne s'efface". En 1956, elle quitte New York pour Chicago et se fait embaucher dans une famille où elle éduquera trois garçons pendant 17 ans. Cela ne l'empêche pas de voyager dans quelques pays. Elle finira sa vie à Chicago dans la solitude et dans la pauvreté. Gaëlle Josse dresse un portrait très nuancé de cette femme-mystère, de cette femme-blessure entre fugue et errance, solitude et dévouement,  une vie en sourdine, mais une vie dense, vouée à l'art de la photographie : "Humbles existences qui ne savent que traverser le monde, voir le monde, dire le monde sans s'en emparer, en vainqueurs ou en conquérants. Vivian, et tant d'autres. Les voyants, ces invisibles". Un très beau récit à découvrir, une écrivaine d'une sensibilité empathique et une merveilleuse photographe américaine à admirer.  

jeudi 11 mars 2021

"Dans le faisceau des vivants"

 Valérie Zenatti a traduit la plupart des livres d'Aharon Appelfeld depuis 2004. Son récit, "Dans le faisceau des vivants" raconte la relation amicale et filiale qu'elle a entretenue avec l'écrivain israélien, mort en janvier 2017 à l'âge de 85 ans. Dès qu'elle apprend son décès, elle est sidérée par cette disparition : "Le jour et la nuit s'unissent en moi, la joie et la peine aussi, et l'une n'est pas le contraire de l'autre mais son complément absolu, la joie de l'avoir connu et d'avoir été aimée de lui, la peine de l'avoir perdu, mais je trouverai sans doute un autre mot sur ce chemin, une image peut-être pour dire cela, la trace laissée en moi, la vie en son absence". La narratrice relate avec sobriété la vie d'Aharon Appelfeld. Né en 1932 à Czernowitz en Roumanie de parents juifs assimilés germanophones, il vit une petite enfance heureuse. Mais, la "Catastrophe" surgit dans sa vie quand sa mère est tuée en 1940 par le régime roumain qui commence sa politique meurtrière envers les Juifs. Le petit garçon est envoyé dans un ghetto et il est déporté dans un camp de concentration. Il s'évade en 1942 et se cache dans les forêts d'Ukraine pendant plusieurs mois. L'auteur revient sur la "secousse tellurique de son enfance" dans "L'histoire de ma vie".  Dans la douleur du deuil, la narratrice décrypte les messages téléphoniques, relit les lettres, revoit les vidéos, revitalise ce lien unique entre écrivain et traductrice. Elle écrit : "Je sais que chaque jour a compté, chaque jour a été une vie, un émerveillement devant la lumière renouvelée, une lutte contre "la bile noire", un tâtonnement, un oubli qu'il essayait de vaincre, un pas sur le chemin qu'il traçait et qui partait chaque jour de sa maison natale ou le menait vers elle". Lui à Jérusalem, elle à Paris, ils ont vécu une complicité rare et unique avec leur propre généalogie, leur propre histoire et leur passion de l'écriture. Quand la narratrice traduit le premier livre d'Aharon Appelfeld, "Le temps des prodiges", elle découvre l'univers de l'écrivain qu'elle ne quittera plus. Cette fascination se situe au-delà du "littéraire" car se retrouver à traduire cette prose en hébreu lui restitue toute la vérité sur cette vie si singulière, fracassée par la barbarie nazie et sur ce monde juif englouti par l'Histoire. Dans la deuxième partie du récit, elle part dans le village natal de l'écrivain israélien et cette traversée de Czernowitz lui révèle cette vérité évidente, l'héritage vital de l'écrivain  : "L'on ne reste pas pétrifiés dans le passé, mais au contraire vivants, portant en nous tout ce que la vie a déposé, et innocents encore, capables d'aimer, de croire à l'amour, et de lancer un regard circulaire sur chaque jour, effleurant à la fois l'instant et la parcelle d'éternité contenue dans cet instant, je te dois cela, oui, la conscience aigüe du dérisoire et du sacré de nos vies". Ce beau récit ressemble à une oraison funèbre mais c'est aussi un éloge de la littérature, de l'écriture, de la traduction. Il faut absolument lire les romans d'Aharon Appelfeld, un des plus grands écrivains du XXe siècle, un témoin indispensable sur la Shoah. 

mercredi 10 mars 2021

Lectures perdues

 Je n'évoque presque jamais les abandons de lectures. Pourtant, cela m'arrive parfois d'ouvrir un roman, de le lire pendant une heure et plus, d'avoir parcouru une centaine de pages et vraiment, le charme ne prend pas, la magie s'enlise au fil des pages. Cet abandon m'agace, évidemment, mais pourquoi poursuivre, perdre des heures vivantes et précieuses ? D'autres auteurs m'attendent, des livres achetés en quantité espèrent sortir de leur léthargie pour se lover dans mes mains. Pourtant, je me sens un peu culpabilisée de cet acte peu sympathique envers l'écrivain qui, lui, a passé un temps infini pour écrire son texte. Ce manque de respect m'afflige. Hier, j'avais commencé un roman de Lise Charles, "La Demoiselle à cœur ouvert", publié chez P.O.L., un éditeur de très grande qualité littéraire. Le sujet m'intéressait beaucoup. L'action se déroule à la Villa Médicis à Rome où elle a été pensionnaire en 2017. Les premières pages décrivaient la vie quotidienne des artistes choisis par un jury. L'écrivaine a opté pour la forme épistolaire, considérée comme une écriture plus fluide, plus pragmatique. Le personnage principal, Octave Milton, romancier, n'a plus d'inspiration. Son éditrice et ancienne amante lui suggère de composer un roman en ligne, mettant ses lecteurs en scène. Il veut produire un texte innovant où l'on peut se connecter, intervenir, laisser des messages, créer ainsi un lien interconnecté. Mais, l'autrice a trop voulu mêler des formes littéraires (mails, articles universitaires, chroniques de presse, journal intime) et ses protagonistes sont aussi réels que fictifs. J'avoue que je me suis perdue dans ce labyrinthe brillant, ludique et d'un formalisme abstrait. Ce roman s'enferre dans un jeu de miroirs qui lasse en fin de compte. Lise Charles, agrégée de Lettres classiques, a certainement une très haute idée de la littérature d'avant-garde, d'une littérature novatrice et contemporaine. Peut-être que ma fonction de lectrice s'est heurtée à un mur d'incompréhension et j'ai fait preuve, certainement, d'une paresse intellectuelle. Je pense à Lise Charles et à sa théorie d'un littérature exigeante et ambitieuse. Le roman contemporain délaisse une certaine tradition de l'intrigue traditionnelle. A trop jouer avec l'artifice textuel et les concepts, j'ai manqué de patience et d'empathie. Dommage, ce n'était pas le moment, pour moi,  de découvrir la talentueuse et prometteuse Lise Charles. Je me promets de reprendre ce roman plus tard quand mon esprit sera plus disponible pour accueillir ce style de livre. 

mardi 9 mars 2021

"Ruines bien rangées"

 Romancière, philosophe, dramaturge (pour Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil), Hélène Cixous propose son dernier ouvrage, "Ruines bien rangées", édité chez Gallimard. Dès que l'on pénètre dans un texte de l'écrivaine, un labyrinthe de mots et d'idées s'offre au lecteur(trice), parfois intimidé par un univers aussi singulier.  Avant de commencer la lecture de ce livre, il est préférable de connaître sa démarche littéraire et politique. Co-fondatrice de l'université de Vincennes, elle a crée le premier centre d'études féminines d'Europe. Sa vocation en écriture est née d'une passion rigoureuse et absolue de la littérature. Pour elle, "tout meurt et se perd" mais "la littérature sauve". Sa pratique du langage, proche d'une technique psychanalytique bouleverse les codes classiques et lire sa prose n'est pas toujours un exercice de tout repos.  De 1974 à 2004, elle a animé un Séminaire au Collège international de Philosophie où elle enseignait l'art et la manière de penser la littérature en s'appuyant sur Eschyle, Balzac, Kafka, Joyce, Montaigne, Proust. Dans ce dernier récit, elle raconte l'histoire de sa mère, Eve, sage-femme de métier qui a fui en 1938, son village natal, Osnabrück, situé dans la Basse-Saxe en Allemagne. L'écrivaine se saisit de cette brèche biographique pour évoquer l'élimination de la communauté juive et aussi pour rappeler "le chemin des sorcières", une ruelle qui les conduisaient au bûcher. Un amoncellement des temps confondus, un amoncellement du tragique de la vie. Une synagogue a été brûlée à l'époque du nazisme et il reste des "ruines bien rangées". Quatre panneaux de cuivre poli rappellent la nuit d'épouvante, datée du 9 novembre 1938. Avec l'extermination des Juifs, celle des femmes dites "sorcières" brûlées, cette ville est remplie de fantômes que l'écrivaine ravive dans son texte. Elle écrit : "Je sens mes années pleines de colères mortes remonter les rues, mortes à la naissance, abattues dès qu'elles sortent de la maison, sur les trottoirs des oiseaux morts comme des cris indignés sont projetés en vain sur les airs vitrifiés". La prose poétique du texte porte l'effroi de l'écrivaine devant le tragique de l'Histoire. Pour l'écrivaine philosophe et psychanalyste, la pulsion de mort explicite les violences et les crimes de l'humanité : "Mon idée est d'écrire la chose qui empeste les cœurs, de regarder par les fentes de l'histoire, dans laquelle mon enfance puise ses effrois et ses questionnements". Les temps se mélangent, entre passé et présent. Les parents, la famille de l'écrivaine se croisent ou s'éloignent du récit. Les victimes et les témoins de l'époque nazie aussi habitent le récit d'une façon poignante. Osnabrück, ce lieu de mémoire, ce lieu aussi de cauchemar, a vu naître sa mère Eve à qui elle rend un hommage vibrant. Lire "Ruines bien rangées" demande un effort particulier, mais, il faut se laisser porter par cette prose incandescente, scandée par des références littéraires, des souvenirs personnels, des réflexions philosophiques, des anecdotes historiques. L'écrivaine, grâce à la littérature, inscrit dans la mémoire collective, cette cité "maudite" dans son passé, Osnabrück, un symbole de l'inhumaine humanité. Une expérience littéraire rare. A découvrir. 

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Le dernier livre d’Hélène Cixous propose une magnifique méditation sur la mémoire des douleurs historiques, et sur la lutte féminine contre la monstruosité des homm

lundi 8 mars 2021

Le 8 mars, un seul jour pour les femmes

 Le 8 mars, a lieu la Journée internationale des droits des femmes. A l'origine, de nombreuses manifestations de femmes ont éclaté au début du XXe en Europe et aux Etats-Unis. Elles réclamaient des meilleures conditions de travail et le droit de vote. L'ONU a commencé à célébrer la Journée internationale des femmes en 1975. Cet événement est devenu au fil du temps une date que les médias évoquent encore avec une certaine prudence. Que veulent-elles encore après cinquante ans de lutte ? Elles ont obtenu des gains incontestables : indépendance économique, contraception et droit à l'avortement, égalité salariale dans la loi, liberté de choisir sa sexualité, etc. Des conquêtes inimaginables pour nos ancêtres du XIXe et du début du XXe ! Le compte semble bien positif en ce début du XXIe siècle. Mais, il y a toujours des "mais" : les féminicides (une femme tuée tous les deux jours par leur conjoint), des inégalités sociales, des violences sexuelles, l'harcèlement dans la rue, etc. Pour comprendre la lutte des femmes, la revue Philosophie magazine propose un numéro hors-série, "La puissance des femmes" qui présente un panorama historique sur le féminisme. Depuis les origines de l'humanité, des femmes célèbres et inconnues ont joué un grand rôle non reconnu : les oubliées de l'Antiquité comme la mathématicienne Hypatie, victime de l'obscurantisme chrétien, les hérétiques du Moyen Age et de la Renaissance avec les guérisseuses, les mystiques, les sorcières. Puis, arrivent, de l'âge classique à la Révolution industrielle, les Universalistes, héritières des Lumières avec Olympe de Gouges en particulier, autrice de la Déclaration des Droits de la Femme. Et au XXe, les Révolutionnaires émergent comme Rosa Luxemburg qui articule sa lutte avec ses frères marxistes et les Libératrices suivent avec Simone de Beauvoir et Elisabeth Badinter. La revue compose un tableau très parlant sur les vagues que produisent les luttes féministes. Autant, j'ai suivi les vagues précédentes, autant je n'arrive plus à nager dans la dernière vague contemporaine. Un entretien avec l'universitaire Isabelle Stengers m'a vraiment éclairée : elle parle d'intersectionnalité, de féminisme décolonial, d'écoféminisme, d'anti-impérialisme. Le "mâle blanc hétérosexuel" est devenu le grand Satan de l'Occident. Ce féminisme radicalement extrême nuit beaucoup à cette belle idée, à cet idéal humaniste qui prône l'égalité homme-femme comme un droit universel. Ce militantisme rageur et haineux détourne et détériore cette cause légitime. Pour ma part, mon féminisme semble bien calme et reposant quand je regarde la furie de Virginie Despentes. Il vaut mieux lire nos grands dames magnifiques de la littérature : Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar, Colette, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Annie Ernaux, Mona Ozouf, Elisabeth Badinter. Cette revue a quand même le mérite de mettre à l'honneur beaucoup de femmes philosophes, intellectuelles, historiennes, éminemment intéressantes. En ce jour du 8 mars, lisons et relisons "Une chambre à soi" de Virginia Woolf, un livre essentiel pour fêter notre journée internationale. Il faut rappeler que l'écrivaine n'avait pas le droit d'aller à l'université et pourtant, elle est devenue une créatrice géniale : "Fermez vos bibliothèques, si cela vous plaît, mais il n'est ni porte, ni serrure, ni verrou que vous puissiez dresser contre la liberté de mon esprit !"

vendredi 5 mars 2021

"L'anomalie"

 J'ai enfin lu "L'anomalie" d'Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020 et l'un des plus gros tirages du prix (plus de 500 000 exemplaires) à l'égal de Marguerite Duras avec "L'amant". Président actuel de l'Ouvroir (Ouvroir de littérature potentielle), cet écrivain peu connu du grand public doit encore s'étonner lui-même de ce succès colossal, assez rare en littérature. L'intrigue du roman concerne un avion d'Air France qui traverse un cumulonimbus supercellulaire suivi d'une tornade de grêlons. Cet avion se pose en mars 2021 pour la première fois et trois mois plus tard, le même appareil réapparait sur le même tarmac: le même Boeing, les mêmes passagers, deux vols Paris-New York. Un délire de science-fiction, un sujet de série télévisée, un roman d'anticipation, une audace romanesque oulipienne. Les acteurs du drame : Blake, un tueur à gages, bon père de famille, menant une double vie, Slimboy, une star nigériane, homosexuel, las de vivre dans le mensonge, Joanna, une avocate américaine, défendant une firme pharmaceutique, Victor Miesel, un écrivain français, que se suicide avant de publier son dernier roman, "L'anomalie", Lucie, une monteuse de films, David, le pilote de ligne, atteint d'un cancer, André, un architecte français en couple avec Lucie de trente ans sa cadette. Quand le deuxième avion demande l'atterrissage, la tour de contrôle refuse et comprend le problème, "l'anomalie". L'avion est dirigé sur une base militaire où le FBI interroge les pilotes et les passagers. Même le Président américain qui ressemble à Trump intervient pour comprendre ce mystère.  Ces personnages se dédoublent avec ce laps de temps de trois mois. Il se passe beaucoup d'événements en un trimestre. Imaginons une scène invraisemblable où un des personnages rencontre son sosie qui partage la même mémoire, la même histoire, une vie commune. L'un a vécu trois mois de plus, ce qui implique des ruptures, des maladies, des changements, des accidents, etc.  Pour ne pas perdre le fil de l'intrigue, l'auteur baptise ses protagonistes de March et de June (mars et juin). Le FBI enquête et organise les rencontres entre les passagers de mars et de juin.  Ce roman puzzle à la Georges Perec, d'un humour raffiné, pose le problème de la "singularité", de la duplication, du virtuel et du réel. Dans un article de Philosophie Magazine, le critique décrypte d'une manière magistrale la matrice du roman : "L'humanité ne serait ni l'œuvre d'un créateur, ni celle du hasard, mais issue d'un programme conçue par un ordinateur surpuissant".  Sommes-nous des êtres réels ou virtuels ? Mathématicien et astrophysicien, Hervé Le Tellier tente de répondre à cette question existentielle fondamentale. En dernier ressort, l'auteur connecte la singularité de l'être humain à l'amour et rend un hommage vibrant à la puissance de la fiction, qui, seule, peut "donner corps à un réel" compréhensible. Ce roman procure un grand bonheur de lecture où Hervé Le Tellier s'amuse de notre civilisation "numérique", glisse dans son texte, des réflexions littéraires et philosophiques. Un prix Goncourt original, atypique et follement intelligent !

jeudi 4 mars 2021

Philippe Jaccottet, un poète disparu

 J'ai appris le décès de Philippe Jaccottet avec une certaine tristesse. Chaque fois qu'un poète ou une poétesse, un écrivain ou une écrivaine quittent notre monde, j'éprouve un regret tout en sachant que je peux les retrouver à tout moment dans leurs œuvres. Ce poète d'origine suisse s'est éteint à l'âge de 96 ans à Grignan dans la Drôme. Déjà enfant, il préférait lire que jouer avec ses camarades et il offre, à 15 ans, une anthologie de poèmes à ses parents. Il rencontre plus tard le grand poète suisse, Gustave Roud qui deviendra son mentor. Il lui fait connaître Ramuz, Claudel, le romantisme allemand, Novalis et Hölderlin. Après des études de lettres à Lausanne, le jeune Philippe s'installe à Paris et il est engagé par un éditeur Henry-Louis Mermod. Il devient traducteur entre autres de Thomas Mann et publie de nombreux textes de critique littéraire pour la presse. Grâce à l'éditeur, il rencontre de nombreux poètes comme Francis Ponge, Yves Bonnefoy, André du Bouchet. Son premier recueil, "L'Effraie" est publié en 1953. Il découvre, à cette époque, Grignan et s'installe dans ce village avec sa femme, artiste peintre. Loin de Paris et des influences littéraires, il s'adonne à ses traductions, à ses poèmes et collabore activement à la Nouvelle Revue Française. La famille s'agrandit avec la naissance du fils et d'une fille. Ses poèmes paraissent régulièrement et sont édités chez Gallimard dont, les carnets du poète de 1954 à 1979, regroupés dans "La Semaison" en 1984. Dans sa poésie, Philippe Jaccottet s'attache à décrire la nature et son rapport au monde. Dans un article du Monde, Monique Petillon écrit en évoquant la publication de la Pléiade en 2014 : "Scandé par les admirables carnets de la "Semaison", l'ouvrage fait la part belle à une prose poétique proche de la rêverie, mêlant la fraîcheur de la sensation à des demi-réflexions qui éclairent les poèmes, mais à peine, les poèmes : "Ne rien expliquer, mais prononcer juste". Lui même définissait l'acte poétique ainsi : "S'il existe pour moi, une justification profonde de la poésie, c'est que finalement elle vous porte très au-dessus de vous-même". Sa poésie célèbre en particulier la lumière, ses effets et sa présence qui, pour le poète, "circule dans les mots qu'il trace et pour veiller à n'écrire aucune ligne qui ne soit pour le lecteur un chemin de clarté". Traducteur de Rilke, d'Hölderlin, de Musil, il a offert aux amoureux du grec ancien, une nouvelle traduction de "L'Odyssée" d'Homère en vers de quatorze syllabes. Philippe Jaccottet a été nominé plusieurs fois pour le Prix Nobel de Littérature. Il n'aura pas eu cette reconnaissance. Encore une erreur de ce jury...  Je laisse la parole à ce poète :  "Peu m'importe le commencement du monde/Maintenant ses feuilles bougent maintenant c'est un arbre immense dont je touche le bois navré/Et la lumière à travers lui brille de larmes/Accepter ne se peut/Comprendre ne se peut/On ne peut pas vouloir accepter ni comprendre/On avance peu à peu comme un colporteur d'une aube à l'autre".

mercredi 3 mars 2021

"De sable et de neige"

 La très belle collection, "Traits et Portraits" du Mercure de France, accueille en son sein, le texte magnifique de Chantal Thomas, "De sable et de neige". Dès la page du titre, l'écrivaine écrit : "A Charlotte Raulin, l'Inséparable, mémoire intense et précise de mes années d'enfance, des jeux de plage et des journées en bateau - et de la voix de mes parents". Elle évoque sa fascination pour l'océan : "L'océan a une dimension tragique, cela fait partie de sa beauté, de l'effroi de sa beauté". Le bassin d' Arcachon, tient le rôle principal dans cet ouvrage d'une ampleur poétique évidente. Ses souvenirs d'enfance se déroulent dans cet espace géographique privilégiée où elle relate avec une émotion contenue les sorties de la famille à la plage et celles de son père dans son bateau. La petite Chantal reçoit un héritage familial qu'elle présente comme un passé, composé de sensations, de paysages, de baignades, de jeux. Une enfance heureuse à l'abri des pins, des dunes, du sable. Elle évoque la présence des blockhaus qui devenaient des "forteresses" ou "des monstres marins, échoués sur le sable" à ses yeux d'enfant. Au fil du récit, Chantal Thomas parsème ses "petits cailloux" tel l'éloge des pommes de pin, des huitres, des reproductions de tableaux, de Madame du Deffand qu'elle admire tout particulièrement. Et son art de vivre se conjugue aussi avec son amour des voyages, des chambres d'hôtel à New York, au Japon, au Mexique. Le sable, aussi, émerge de sa mémoire : "Sable et poussière, sable et ensevelissement pour le narrateur, arpenteur de ruines, se confondent. Nous, les enfants, nous qui n'avions aucun sens de la ruine, nous avions le sable radieux". La neige arrive aussi à tomber un jour d'hiver sur le bassin d'Arcachon et cet événement rarissime ravit la petite fille. Le portrait de son père énigmatique rappelle celui de sa mère dans "Souvenirs de la marée basse", une évocation sensible, délicate, affectueuse. Elle perdra son père trop tôt : il avait à peine 43 ans. Chantal Thomas n'oublie pas de citer ses auteurs fétiches comme Marcel Proust, W. G. Sebald, Montaigne. Héritière des Lumières, l'auteur craint les enfermements, les clôtures et revendique avec bonheur la liberté et l'instant fugace. Des très belles photographies familiales illustrent le récit ainsi que celles de son ami, Allen S. Weiss. L'écrivaine offre dans ses pages des souvenirs autobiographiques d'une justesse et d'une délicatesse teintées d'un charme nostalgique. Un hommage émouvant à ses parents, à sa région océanique, à son enfance heureuse.  Une lecture lumineuse... A lire et à relire sans modération. 

mardi 2 mars 2021

Les librairies essentielles

 Enfin, le décret numéro 2021-217 est sorti le 25 février dans le Journal Officiel : ô délicieuse décision ! Les 3 300 librairies sont devenues des commerces essentiels, autorisées à ouvrir en cas de confinement. Les Niçois et les Dunkerquois peuvent donc acheter leurs livres le samedi et le dimanche dans leur librairie préférée. Les écrivains, les éditeurs et les libraires peuvent se réjouir de cette autorisation attendue. Certaines métropoles sont menacées de confinement dans les jours qui viennent comme Paris, Lyon, Marseille avec une éventuelle flambée du virus. Au moins, les livres échappent à l'oubli gouvernemental. Le géant de l'e-commerce profitera un peu moins de la situation dramatique, provoquée par ce virus menaçant. Le temps passe bien vite mais il ne faut pas oublier leur fermeture au printemps et en novembre. Maintenant, les lecteurs passionnés et acheteurs compulsifs peuvent lire tranquilles. Plus de souci pour se procurer ces biens "spirituels" dans les petites surfaces comme dans les grandes. Le livre ressemble d'ailleurs à un kilo de sucre, par sa forme de parallélépipède, par son poids aussi... Une gourmandise bénie des dieux que l'on pourrait vendre aussi dans les épiceries à côté des plaques de chocolat. Pour remonter le moral et pour éviter une prise de poids, il vaut mieux se jeter sur un livre que sur du chocolat. Le bénéfice est le même au-delà de toutes les espérances. Je suis donc bien rassurée pour mes chers bouquins. Mais, je suis encore toute chagrinée pour les cinémas, les salles de théâtre, les restaurants et les bars. Et je regrette beaucoup que les musées restent fermés alors qu'ils peuvent proposer des visites avec une jauge stricte ! Pour repartir d'un bon pied en France ou à l'étranger, j'attends ce sacré vaccin qui ne pointe pas son flacon dans mon horizon. Les printemps se ressemblent dans le manque de masques l'année dernière et la rareté des vaccins aujourd'hui :  encore, une lenteur bureaucratique difficilement compréhensible ! Pas de chance pour moi, je n'ai pas atteint les 75 ans et ma tranche d'âge semble poser des problèmes pour bénéficier de cette protection vaccinale. Je rêve même de posséder un passeport vaccinal pour retrouver mes escapades. Encore quelques mois à patienter avant de retrouver une vie normale bien que cette notion de "normale" perde son sens habituel. Les projets se mettent en mode pause tout en espérant que l'année 2021 sera meilleure que la précédente. Quand je me rends dans mes librairies préférées en ville, je pense à ce privilège d'arpenter ces lieux de culture comme dans mes visites régulières à la Médiathèque de Chambéry. Je ressens parfois que ces sorties peuvent à tout moment s'interrompre... Il y a un an, ce scénario d'une pandémie appartenait au monde de la science-fiction, du virtuel. Aujourd'hui, il a percuté le Réel jusqu'à quand ? Patience... 

lundi 1 mars 2021

"Un papillon, un scarabée, une rose"

 L'écrivaine américaine, Aimée Bender, vient de publier son cinquième roman, "Un papillon, un scarabée, une rose", chez L'Olivier. La petite Francie, âgée de huit ans, voit sa mère s'effondrer dans une crise de folie. Elaine se fracasse la main avec un marteau en imaginant une araignée se baladant sur son corps. Elle a aussi une drôle de manie en enregistrant les scènes de la vie familiale avec des magnétophones cachées sous des feuilles de papier.  Tous ces actes insensés la conduisent dans une institution spécialisée. Francie, avant d'être recueillie par sa tante, passe deux jours chez sa baby-sitter et son angoisse se manifeste par une hallucination : elle voit un papillon dessiné sur un abat-jour s'envoler. Elle part donc chez sa tante qui vient d'avoir un bébé. Dans sa nouvelle famille, la petite Francie se rétablit mais conserve en elle une inquiétude envahissante provoquée par le traumatisme maternel. Le deuxième élément hallucinant, le scarabée, apparaît dans un dessin lors d'un voyage en train. Jeune fille, Francie s'entend très bien avec sa cousine Vicky et la considère comme une petite sœur. Elle prend son autonomie en créant sa petite entreprise. Elle traque des objets surannés, cassés, abimés dans les vide-greniers et les revend sur son site internet. Cette occupation rappelle aussi son passé douloureux qu'elle veut réparer. Pour calmer ses angoisses, elle installe sur le balcon de son appartement une tente dans laquelle elle essaie de retrouver les évènements de son passé chaotique avec une mère déprimée et incapable de s'occuper de son enfant. Elle écrit : "Vu que j'étais très déconnectée de ce qui se passait autour de moi dans mon enfance, cela revient parfois à marcher dans un grand vide, et tout ce que je peux faire, c'est évaluer la qualité de ce vide, s'il pétille, s'il est voilé, ou carrément dans le brouillard, si c'est une morgue". Cette méthode toute personnelle ressemble à un semblant de psychothérapie avec elle-même qui semble la soulager et atténuer son chagrin d'enfant. Elle a quand même gardé des contacts réguliers avec sa mère, restée dans son institution. Le récit se développe avec des retours permanents sur cette enfance volée. Ce travail de mémoire devient un mode de survie, un champ de bataille psychique pour oublier son angoisse permanente . Un question surgit : Francie a-t-elle hérité de la maladie de sa mère ? Avec sa troisième hallucination concertant une rose qui se détache d'un rideau, un doute subsiste. Ce roman d'une sensibilité extrême, émet une musique lancinante sur les modalités de la maladie mentale. La petite Francie tente de se reconstruire après le chaos de la maladie. Comment vivre et revivre avec ce traumatisme premier ? Malgré la gravité du sujet, l'auteur évoque la lente reconstruction d'une enfant blessée par la vie mais sauvée par sa famille d'accueil, généreuse et aimante. Un roman attachant et sensible à découvrir.