lundi 5 février 2024

"Kafka au candy-shop", Patrice Jean

 L'essai de Patrice Jean, "Kafka au candy-shop", publié chez Léo Scherer, remet la littérature "au centre du village". Cet écrivain peu connu d'un large public a pourtant publié deux romans emblématiques, "L'homme surnuméraire" et "Le Pari d'Edgar Winger". J'ai lu avec plaisir cet ouvrage sur la littérature dite "engagée", imprégnée de militantisme politique, déformant la vision du monde et de l'humain avec des lunettes idéologiques. Le slogan, "Tout est politique" ne convient vraiment pas à l'essayiste. Loin des revendications progressistes ou conservatrices, l'écrivain se doit de cultiver une seule attitude : la subjectivité. Etre soi, être seul : "Vivre, c'est s'éprouver soi-même, dans son irréductible solitude". Comment appréhender "l'autre" et le monde alors dans cette posture subjective ? Par la littérature, affirme Patrice Jean : "La connaissance d'autrui serait impossible sans l'imagination et la faculté de rapporter à notre vie intérieure, les rires, les timidités, les joies et les douleurs des hommes rencontrés dans le présent, le passé, l'imaginaire". La définition du mot "littérature" se précise au fil des pages : "Mon propos est de définir l'objet de la littérature comme un objet autonome, indépendant de la politique et du collectif". Si on commence à décrypter les positions politiques des uns et des autres dans le champ littéraire, le sectarisme triomphe. Nos écrivains classiques, hors concours. Ne lisons plus Simone de Beauvoir et Sartre, trop à gauche. Celine et D'Ormesson, trop à droite. Et la liste sera longue si chacun tombe dans ce piège de l'idéologie. Le roman doit se détacher de ces visions dogmatiques : "Le roman est le point de rencontre entre le spectacle objectif des sociétés et la vie intérieure (subjective) de l'individu". Il mentionne de nombreux écrivains et philosophes : Schopenhauer, Bernanos, Clément Rosset, Michel Henry, Baudelaire, Cavafis, Cioran et tant d'autres. La littérature révèle la part sombre de chaque humain, la possibilté du Mal, la complexité, l'ambiguïté, l'ambivalence. Essai disruptif, essai transgressif, ce texte a le mérite de poser des questions importantes sur le statut de la littérature. Dans un article de "Marianne", Patrice Jean résume avec clarté la réponse à la question "A quoi sert donc la littérature ? " : "Elle permet de mieux comprendre le monde, elle aide à vivre, oui. Elle ne sauve pas le monde mais sauve des individus. (...) Elle s'est infusée dans l'esprit des individus. Elle ne parle pas au collectif, c'est au coeur de chacun qu'elle parle. Si je n'avais pas lu, je ne sais pas ce que je serais devenu". Cet essai revigorant et tonique n'exclut pas un certain pessimisme de la part de l'écrivain. La lecture littéraire reste encore une activité "spirituelle" ou "philosophique" au sens laïque du terme. Mais jusqu'à quand ? La littérature autonome, indépendante de l'idéologie, forme encore une île salvatrice où il fait bon vivre...