vendredi 15 juillet 2022

"La Force des choses", 4

 J'ai donc relu les trois premiers volumes des Mémoires de Simone de Beauvoir depuis l'été dernier avec un recul de quelques décennies (déjà !). Quand j'avais découvert son œuvre autobiographique dans les années 70, je n'avais pas l'esprit critique d'aujourd'hui et surtout l'arrière-plan politique m'échappait quelque peu. Dans ma jeunesse, j'étais attirée par le changement sociétal, le féminisme et la justice sociale. Qui n'a pas vécu ces temps d'ambiance "révolutionnaire" à l'aube de sa vie ? Relire l'écrivaine philosophe m'a permis de revivre un pan entier de la vie intellectuelle française des années 30 à 60. Intellectuelle "sectaire", Simone de Beauvoir éprouve une détestation profonde pour le Général de Gaulle, qu'elle compare à un fasciste ! Elle abhorre la bourgeoisie, la religion, l'hypocrisie, le capitalisme. Elle admire les Fidel Castro et autres dictateurs de gauche sans éprouver le moindre doute. Mais, la personnalité de l'écrivaine ne se résume pas seulement dans ses convictions politiques que l'on qualifierait maintenant de gauche extrême. Elle vit souvent des moments d'émotion, de passion qui brouillent l'image d'une icône emblématique, dévouée aux différentes causes comme la décolonisation, la domination masculine, l'injustice sociale et le racisme. L'adjectif "woke" lui conviendrait à merveille. Elle affirme pourtant dans un aveu rare : "En fait, les hommes se définissaient pour moi par leurs corps, leurs besoins, leur travail ; je ne plaçai aucune forme, ni aucune valeur au-dessus des individus de chair et d'os". Elle éprouve la passion du monde, la beauté des paysages et des villes : "Je m'émouvais autant que dans ma jeunesse d'un coucher de soleil sur les sables de la Loire, d'une falaise rouge ou d'un pommier en fleur". Sa soif de liberté surtout en tant que femme a servi de modèle à des générations comme la mienne. Dans les dernières pages, elle dresse un bilan d'une lucidité toute stoïque en déclarant qu'elle se sent "flouée". Cette confession inhabituelle dans sa bouche la rend plus humaine, plus fragile, plus vulnérable. Le fait de vieillir et de mourir commence à percer son armure de militante théoricienne et elle songe à Sartre : "La seule chose à la fois neuve et importante qui puisse m'arriver, c'est le malheur. Ou je verrai Sartre mort, ou je mourrai avant lui. C'est affreux de ne pas être là pour consoler quelqu'un de la peine qu'on lui fait en le quittant ; c'est affreux qu'il vous abandonne et se taise". Simone de Beauvoir, une femme libre, audacieuse, heureuse a pourtant prononcé ces mots : "J'ai été flouée". Un constat, teinté de tristesse et de mélancolie qui tranche avec son sens du combat politique... Peut-être une femme plus sincère et plus vraie. Il me reste à redécouvrir le dernier volet de ses mémoires, "La Cérémonie des adieux", son dernier chant d'amour pour Sartre.