mercredi 14 décembre 2022

"Un exil à domicile", Régis Debray

 Le facétieux Régis Debray vieillit avec un humour irrésistible. Il déclare dans son nouvel opus, "Un exil à domicile", publié chez Gallimard : "Un vieux con né en 1940 a un avantage sur les plus jeunes : avoir eu deux vies pour le prix d'une. (...) L'éclat de rire s'impose alors comme une nécessité. Passé un certain cap, nos ratages deviennent rigolos". Alors qu'il utilise son vélo, un piéton octogénaire le harangue en lui disant que ce n'est plus de leur âge de pratiquer ce style de locomotion. L'écrivain comprend avec une ironie lucide et blagueuse que sa jeunesse s'est diluée définitivement sans trop s'en rendre compte. Dans cet ouvrage-souvenir, il relate ses missions auprès de François Mitterrand, en particulier le rôle qu'il a joué dans les essais nucléaires en Polynésie française. Les interrogations de Régis Debray semblent d'une pertinence vive quand il analyse ce sentiment de décalage dans ce millefeuille temporel. Il se sent un "survivant" dans ce siècle de "digital natives, followers, netflixers". Il avoue sa perte de repères : "Changer de civilisation à mi-course et au pied levé force à marcher non sur les œufs mais sur les mains. Cul par-dessus tête". Il évoque le phénomène de "dysphorie" ou changement de sexe qu'il compare avec son sentiment de "dysphorie des temps". Il écrit avec son humour espiègle : "Le transgénérationnel est bien moins loti, sachons le, que le transsexuel, pour le triple saut périlleux du cahier à petits carreaux à l'écran multifenêtres". Sa critique de notre époque est portée par un style brillant et ironique : "Quand on a commencé sa randonnée ici-bas par rosa la rose, les petits classiques Larousse, Sydney Bechet et Jean Vilar, on n'embraye pas sans difficulté sur Johnny et Lady Gaga, le business globalisé, les moteurs de recherche et les corrélations statistiques". Il définit sa vie en plusieurs étapes : jeunesse fiévreuse et militante, maturité conquérante, retraite dorée et reconnue. Et aujourd'hui ? "Mais le meilleur, en fait, ne le disons pas trop, c'est le hochement de tête terminal et presque bienveillant". Il s'imagine aussi qu'en parlant de sauvegarde des espèces, il faudrait le conserver lui-même en tant "qu'archéo-jacobin, socialiste d'antan" et autres dénominations farfelues. L'auteur pose la question cruciale qui est au cœur du récit : "Qu'est-ce que vieillir ?". Il nous donne des réponses rassurantes et réconfortantes : "Les majuscules rétrécissent sournoisement, (...) Gauche, Droite, Progrès, Devoir, etc." Il se concentre sur "un Château-Margaux velouté, (...) un mohair moelleux autour du cou. Sans parler du bœuf miroton et de l'andouillette purée". La vieillesse n'est pas un "naufrage sans compensation". Ce récit autobiographique, brillant d'intelligence, bluffant de culture se lit avec un plaisir certain et je me souhaite de pratiquer cet art de vieillir avec maestria sans plainte et sans regrets. Régis Debray nous offre une belle confidence : n'ayez pas peur de collectionner les années  et cultivez l'humour ! Cet "exilé à domicile" offre à ses lecteurs et lectrices un beau message d'espoir.