lundi 2 mai 2022

"Ellis Island"

 Je reviens de temps en temps à Georges Perec et je me garde "La vie, mode d'emploi" pour cet été. J'ai pris ma Pléiade et j'ai lu récemment "Ellis Island", un récit que j'ai intégré dans ma liste bibliographique sur le thème de la rupture dans le cadre de l'atelier Littérature du jeudi 19 mai. Georges Perec, (1936-1982) se comparait à "un paysan qui cultiverait plusieurs champs" : le sociologique avec "Les Choses", l'autobiographique avec "W ou le souvenir d'enfance", le ludique avec le mouvement littéraire, l'Oulipo. En 1980, il collabore avec Robert Bober dans un film documentaire en deux volets, "Récits d'Ellis Island. Histoires d'errance et d'espoir". Cette île située à deux kilomètres de Manhattan  a accueilli des millions d'immigrants venus principalement d'Europe. Georges Perec écrit : "Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c'est l'errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l'exil, c'est-à-dire le lieu de l'absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. (...) Ce qui pour moi se trouve ici ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d'informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure, et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait d'être juif".  L'île des larmes devint en 1892 le point de passage obligé pour rentrer en Amérique. Ce lieu symbolique et matériel a donc géré les flux migratoires de masse jusqu'à 10 000 personnes par jour. Seize millions d'immigrés sont donc passés par Ellis Island à raison de quelques heures sur ce petit bout de terre. Ils subissaient un rude examen médical et un questionnaire rapide sur leurs motivations. En 1924, les conditions d'admission deviennent plus restrictives et cette île se transforme en 1970 en musée. Le texte de Georges Perec commence par une présentation documentée de l'île et se poursuit par un inventaire quasi mathématique sur les immigrants, leurs origines géographiques, les noms des bateaux sur lesquels ils voyageaient. Ces énonciations matérielles montrent le caractère banal de ce lieu chargé d'histoire et derrière ces faits objectifs, le drame humain se déploie devant ces chiffres psalmodiés sur la page. Puis, la réflexion se déplace sur les motivations subjectives de Georges Perec : pourquoi est-il venu dans cette île avec son ami Robert Bober ? Ces "touristes de la mémoire" cherchent des traces à Ellis Island, des traces de la souffrance et de l'humiliation subies par ces hommes et ces femmes qui ont cru au rêve américain, à une vie meilleure et plus belle que dans leurs contrées de misère. L'écrivain rappelle son propre sort : "Quelque part, je suis étranger à quelque chose de moi-même". Il a perdu la culture des siens, il n'a reçu aucun héritage moral à cause de la Shoah à l'inverse de son ami qui a conservé son identité juive. Ce beau texte se termine par cette phrase qui résonne encore aujourd'hui : "Ces deux mots mous, irréparables, instables et fuyants, qui se renvoient sans cesse leurs lumières tremblotantes, et qui s'appellent l'errance et l'espoir". Il faut lire ce grand texte de Georges Perec et voir le film documentaire de Robert Bober, si possible.