mardi 27 décembre 2022

"L'insoutenable légèreté de l'être", Milan Kundera, 2

Le roman se termine par la mort accidentelle de Teresa et de Tomas alors qu'ils avaient retrouvé une harmonie dans leur couple quelque peu asymétrique. Ce destin absurde confirme bien le pessimisme existentiel de Milan Kundera. Ils avaient décidé de s'installer loin de Prague dans un village à taille humaine. Cette parenthèse heureuse n'aura, hélas, pas duré longtemps. Seule, Sabina, poursuit sa carrière d'artiste en Amérique et ressent un sentiment de liberté qu'elle place au-dessus de tout. Ayant fui son pays tôt, elle symbolise cette légèreté d'être, (qui n'est pas un bonheur d'être), se mettant en marge de la société et s'adonnant totalement à l'art. Le roman traite plusieurs thèmes philosophiques comme l'éternel retour de Nietzsche et surtout la notion de kitsch qu'il définit ainsi : "Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable". Pour Milan Kundera, ce concept ressemble à "un voile de pudeur que l'on jette sur la réalité", déguisée par les grandes idéologies de toutes sortes surtout les totalitarismes, du fascisme au nazisme, du communisme à l'impérialisme. Réalité manipulée, artificialité des faits, mensonges généralisées. Pour combattre cet esprit du kitsch, seul, celui ou celle qui interroge peut démonter les clichés, mettre en doute cette mascarade du réel. Milan Kundera évoque surtout ce concept central dans son pays natal, façonné par le communisme bolchévique. Il a vu des chars russes à Prague, s'est fait espionner, épier, surveiller et a fui pour vivre sa vie d'intellectuel libre en France. Quand Milan Kundera dénonce l'horreur de l'idéologie totalitaire, il sait de quoi il parle. Les pages sur l'invasion russe ont un écho encore plus intense aujourd'hui quand on pense au drame des Ukrainiens. J'aime aussi dans l'œuvre kunderienne un amour passionné de la musique. Son père était musicien et l'écrivain intègre cette dimension dans la vie même : "L'être humain, guidé par le sens de la beauté, transforme l'événement fortuit (une musique de Beethoven, un mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s'inscrire dans la partition de sa vie". La vie, une partition musicale où chacun s'approprie chaque concept, événement, objet pour les intégrer dans l'expérience vitale. Pour Kundera, la partition amoureuse est bien complexe à exécuter et il montre à travers ses personnages son ironie à cet égard. Lire Milan Kundera, le relire sans cesse est une garantie de réflexion. Je suis entrée dans un roman "qui pense" et qui fait aussi rêver sur une histoire d'amour émouvante et nostalgique. Et presque cinquante ans après, cet écrivain "dissident" conserve un intérêt majeur pour l'Histoire européenne et les dégâts du communisme, et aussi pour l'histoire de la littérature française. "L'insoutenable légèreté de l'être" : une lecture mémorable alors que d'autres romans disparaissent assez vite de notre mémoire profonde. 

lundi 26 décembre 2022

"L'insoutenable légèreté de l'être", Milan Kundera, 1

En 2022, j'ai réalisé que certains grands romans du XXe, qui ont jalonné et marqué ma vie intense de lectrice depuis des décennies, méritaient de nouveau mon attention. J'avoue aussi que la littérature d'aujourd'hui ne nourrit pas amplement ma faim inassouvie de grands moments de lecture (un effet de l'âge ?). Alors, cette année, j'ai repris mes pléiades en les revisitant surtout celles de ma sublime Virginia Woolf avec un plaisir toujours renouvelé sans oublier Marguerite Yourcenar, deux écrivaines indispensables chez lesquelles je trouve toujours des réflexions, des pensées, des attitudes qui m'apparaissent d'une modernité intemporelle. Je n'oublie par Georges Perec, Stefan Zweig, Colette, Balzac et d'autres compagnons d'écriture. Je songe à mon programme de lectures en 2023 et je vais essayer de redécouvrir surtout Stendhal avec lequel je partage un destin commun : l'amour de l'Italie ! Récemment, j'ai relu un roman incroyablement actuel, "L'insoutenable légèreté de l'être", paru en 1984 chez Gallimard. L'intrigue se passe à Prague en 1968 dans le contexte de la Tchécoslovaquie du Printemps de Prague, puis de l'invasion du pays par l'URSS. Tomas, neurochirurgien brillant, collectionne les conquêtes féminines. Ce libertin assumé entretient une liaison régulière avec Sabina, une artiste à l'esprit libre. De passage en province, il remarque Tereza, une serveuse qui tombe sous son charme car elle aime les livres et elle le voit lisant un ouvrage. Un beau jour, elle débarque à Prague chez lui car elle avait remarqué sa gentillesse et sa "bonne éducation" alors qu'elle ne connaissait que des clients un peu rudes. Ils décident de se marier mais Tomas ne cesse de la tromper dans des rencontres hasardeuses. Ils partent à Zurich pour changer de vie mais Tereza ne supporte plus le donjuanisme absurde de son mari. Elle prend une décision irrévocable : retourner à Prague. Tomas, prenant conscience de son attachement affectif envers elle et surtout de l'amour inconditionnel que sa femme éprouve pour lui, quitte Zurich et la rejoint à Prague. Choix fatal pour Tomas. Car, le destin s'acharne sur eux. Tomas a écrit dans une revue un article anticommuniste mais il refuse de le retirer. Son directeur d'hôpital le licencie. Il vit alors un déclassement et devient laveur de vitres. Teresa perd son travail de photographe. Entre temps, Sabina s'est expatriée en Suisse et devient une artiste reconnue. Ces trois personnages emblématiques rassemblent à eux trois les idées philosophiques de Milan Kundera. Tomas partage avec Sabina cette légèreté de l'être. Ils sont complices dans leur soif de liberté et d'expériences : "Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est comme ne pas vivre du tout". Mais Tomas dans son indécision permanente semble plus ambigu. Ses infidélités le culpabilisent et le poussent à revenir toujours vers Teresa. Il passe de la légèreté à la pesanteur, deux notions essentielles dans ce roman métaphysique. Mais ce roman ne se lit pas avec une "pesanteur" certaine. Bien au contraire, la légèreté se situe dans l'ironie, l'humour, la distanciation que Milan Kundera affectionnent même si certaines scènes révèlent une grande tendresse envers ses trois personnages à la recherche d'une vie meilleure. (La suite, demain)

jeudi 22 décembre 2022

"Le Magicien", Colm Toibin

 Un roman étranger, venu d'Irlande et écrit par Colm Toibin, "Le Magicien", a été fort remarqué dans la rentrée littéraire de septembre. J'ai lu avec beaucoup de plaisir ce pavé de 600 pages consacré à la vie de Thomas Mann (1875-1955). L'écrivain irlandais avait déjà succombé à la passion biographique en brossant un portrait d'Henry James dans "Le Maître", publié en 2004. Les dix-huit chapitres racontent les étapes essentiels dans la vie de Thomas Mann. Issu d'une famille aisée de Lübeck, il se consacre très jeune à la littérature. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1929. Il traversera le XXe siècle avec une conscience européenne salutaire face au nazisme et à l'antisémitisme. Sa femme, Katia, est d'origine juive. Il affrontera aussi de nombreux drames familiaux dont le suicide de son fils, Klaus. Colm Toibin s'intéresse aux faits mais s'attache surtout à percer le secret de la création littéraire. Chaque roman de Mann est disséqué pour trouver des indices comme les "Buddenbrook" (1901), l'histoire de sa propre famille : "Il entrerait dans l'esprit de son père, de sa mère, de sa grand-mère et de sa tante. Il les verrait tous et il tiendrait la chronique du déclin de leurs fortunes". Sa femme, atteinte de tuberculose, se soigne à Davos dans un sanatorium et il écrira "La montagne magique" (1924). Un séjour à Venise et il composera la très belle histoire de "Mort à Venise" (1913). Un tour de magie, selon le biographe. Pour stimuler l'imagination de l'écrivain allemand, il lui faut une "cellule de moine" et sa Katia, une présence féminine bienfaisante. La vie familiale du grand écrivain est aussi présentée avec un talent romanesque où le réel et la fiction se mélangent avec une subtilité profonde. Il évoque avec délicatesse l'homosexualité de plusieurs membres de la famille et révèle au fil du récit les désirs tourmentés de Thomas Mann. Le biographe ne crée pas un personnage héroïque, ni un anti-héros mais un homme dans toutes ses dimensions avec ses grandeurs et ses petitesses. Le biographe évoque souvent ses démêlés avec son frère, célèbre comme lui, Heinrich Mann, écrivain beaucoup plus engagé dans le communisme. Son fils, Klaus, et sa fille, Erika deviennent aussi des écrivains antifascistes, turbulents et sulfureux dans la Bohème de l'époque. Il s'exilera aux Etats-Unis dans les années 30 avant le triomphe d'Hitler. Pour ceux et celles qui aiment l'histoire de la littérature, cette biographie romanesque ne cerne pas seulement un grand écrivain allemand, mais relate avec une érudition remarquable et non pesante un pan entier du XXe siècle avec ses tragédies totalitaires. Pourtant, face à la grande Histoire, Thomas Mann représente la liberté absolue de l'individu dans toute son ambiguïté, loin des certitudes paralysantes. Cette biographie somptueuse et vibrante se lit comme un roman ample et puissant. J'ai repris "Tonio Kröger" et "Mort à Venise" dans ma bibliothèque et cette relecture m'a semblé bien plus passionnante après avoir lu Colm Toibin... 

mercredi 21 décembre 2022

"La gloire des petites choses"

 J'avais choisi le dernier essai de Denis Grozdanovitch, "La gloire des petites choses" pour l'Atelier Littérature de décembre. Comme aucune lectrice ne l'a lu, j'ai quand même eu envie d'en parler dans mon blog. Cet écrivain peu connu a pourtant quelques prix littéraires pour son "Petit traité de la désinvolture" en 2002 et pour "Dandys et excentriques" en 2019. Il a aussi une double particularité assez rare dans le milieu littéraire : un passé d'ancien joueur professionnel de tennis et de champion d'échecs. Dès les premières pages, il formule ainsi sa démarche  : "Il me semble qu'elle s'inscrit tout naturellement dans la suite des petites merveilles que je cherche à assembler dans ce recueil pour tenter de témoigner de l'essence poétique lovée au cœur des événements en apparence insignifiants". Commence alors dans ce texte éclectique un festival de citations, de poèmes, de références littéraires. Depuis des décennies, il remplit des carnets, ses compagnons fidèles,  afin de noter les "petites choses" de la journée. En s'appuyant sur ses préférences, il évoque Valery Larbaud, André Dhôtel, Julien Gracq, Georges Haldas, et tant d'autres que je ne peux citer. Ce texte se compose de variations infiniment littéraires pour un seul objectif : débusquer ce sentiment poétique de la vie, un équivalent du sentiment océanique, celui qui vous saisit face à la mer et à l'océan. Le poète grec, Yannis Ritsos traquait cette perception dans "la continuité merveilleuse des mouvements infimes". En lisant ses impressions sur la vie qui passe, l'auteur s'inspire d'un Montaigne qui avançait son texte par "sauts et gambades". Il pense à un grand poète comme Hölderlin, puis revient à lui-même et repart dans une anecdote littéraire. Comme un arbre qui déploie ses branches dans de nombreuses ramifications, son récit autobiographique prend aussi des chemins de traverse, des contournements, des raccourcis, des voies cachées. La poésie reste le thème majeur de son livre et chaque anecdote littéraire s'avère d'un grand intérêt. Grand lecteur, immense lecteur même, il aime fouiner chez les bouquinistes à qui il rend un hommage touchant : "C'est là, me semble-t-il, la vraie république des lettres, car l'on se place ainsi dans la longue chaîne de consciences fraternelles reliées par des affinités". Quel plaisir de découvrir un amoureux de la vie et de la littérature ! Il côtoie par la pensée les écrivains profonds, discrets, authentiques comme Simon Leys, hélas disparu. Il évoque aussi les écrivains tombés en "désuétude" tels Claude Roy, Paul Gadenne, Georges Duhamel et d'autres encore plus ensevelis sous l'oubli. Denis Grozdanovitch choisit ses admirations mais ose quand même critiquer un des poètes les plus célébrés d'aujourd'hui : René Char à l'absconse pensée et à l'imagination hermétique. L'essayiste donne ses propres recettes pour saupoudrer sa vie de quelques pépites poétiques et le moral s'améliorera sans pharmacopée nuisible pour la santé. Un hommage à la poésie du quotidien, un quotidien ré-enchanté. 

mardi 20 décembre 2022

Atelier Littérature, 4

 J'avais évidemment intégré dans la liste de décembre le roman emblématique de Georges Perec, "Les Choses", publié en 1965. Odile l'a lu avec un sentiment du devoir accompli sans s'attacher à ce couple de jeunes gens qu'elle a trouvé inintéressant. J'ai pris le temps de relire ce récit original et cette entreprise romanesque relève aussi de l'analyse sociologique. Ce jeune couple, Sylvie et Jérôme, issus des classes moyennes n'a qu'un rêve : devenir riches pour acquérir un confort optimum et s'entourer de belles choses. Mais, ils ne gagnent pas beaucoup d'argent car ils travaillent en temps partiel pour préserver du temps libre en menant des enquêtes psycho-sociologiques. Dans la première partie du roman, l'écrivain emploie le conditionnel pour décrire ce bonheur matériel utopique. Ils sortent beaucoup avec des amis, vont au cinéma, dans les restaurants et surtout dans les magasins : "Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l'univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l'abondance, les pièges fascinants du bonheur". Comme ils ne parviennent pas à réaliser leur rêve de richesse, ils décident de partir en Tunisie où ils pensent améliorer leur situation. Sylvie obtient un poste de professeur alors que Jérôme refuse un poste loin de son domicile. Ce séjour tunisien s'avère encore plus décevant que leur vie à Paris. Ils finissent par revenir en France et parviennent à retrouver des postes permanents dans leur milieu professionnel d'origine. Ce roman "oulipien" explique la méthode de Perec, celle d'une distanciation face à ses personnages et à leurs rapports au monde. Car le monde se transforme en une accumulation invraisemblable et folle de choses, d'objets, de matière. "Les Choses", un roman au fond d'une portée socio-philosophique assez difficile à saisir. Il demande un effort de lecture mais les livres qui déclenchent une interrogation existentielle me semble passionnants à parcourir. Avant de terminer ce compte-rendu sur le thème de décembre, j'ai reçu de Geneviève un message enthousiasmant sur Francis Ponge et sur son recueil de poésie, "Le parti pris des choses". Elle écrit : "C'est avec un œil si particulier (de photographe) qu'il regarde les choses". Publié en 1942, le poète a tenté de restituer avec des métaphores et des comparaisons la beauté des choses banales et quotidiennes. Il veut renouveler notre vision du monde et réussit par là son pari. L'Atelier Littérature de décembre a permis de découvrir grâce aux ouvrages lus, la présence rassurante des choses dans nos vies ou leur présence envahissante. A chacune des lectrices de réfléchir à cette question, surtout dans la période des cadeaux de Noël...  

lundi 19 décembre 2022

Atelier Littérature, 3

 Le thème de l'atelier de décembre portait sur les "Choses". Danièle et Pascale ont bien apprécié "Les choses qui rendent heureux et autres notes de chevet" de la japonaise Sei Shonagon, dame d'honneur d'une princesse en l'an mille. Tous les Japonais et Japonaises considèrent ce texte comme un trésor patrimonial. Ce fleuron de la littérature ancienne se lit encore aujourd'hui avec curiosité car il raconte le cycle des saisons, le parcours du soleil, le vol d'oies sauvages, le glissement des nuages dans le ciel et tant de phénomènes fugaces de la nature. Elle décrit "la poignante mélancolie des choses" et les chapitres de ses "notes de chevet" révèlent la délicatesse et la tendresse de cette femme si chargée de siècles. Les titres parlent d'eux-mêmes : "Choses qui rendent heureux", "Choses qui ont une grâce raffinée", "Choses impatientes", "Choses qui ne font que passer" pour en citer quelques uns. Sei Shanogon a saisi l'essence poétique des êtres et des choses. Régine a beaucoup aimé le roman de l'anglaise Ruth Ogan, "Le gardien des choses perdues", publié chez Actes Sud en 2021. Anthony Peardew a égaré le médaillon de sa fiancée adorée qu'il a perdu trop tôt. Depuis, il a passé la moitié de sa vie à collecter des objets trouvés au hasard de ses promenades pour les restituer à leurs propriétaires. Le vieil homme veut léguer sa demeure et ses trésors à son assistante, Laura. Ce "gardien des choses perdues" est loin de se douter des répercussions que sa décision va entraîner. Les objets jouent un rôle majeur car ils donnent du sens à nos vies et créent des liens inattendus. Cette histoire d'amour et de rédemption très "british" a charmé Régine qui nous l'a vivement recommandée. Odile a lu trois ouvrages de la liste. Elle a surtout présenté "Ce genre de petites choses" de l'irlandaise Claire Keegan, paru en 2021. En 1985, un marchand de bois et de charbon, Bill Furlong, va livrer le couvent voisin. Une rumeur circule sur le rôle des sœurs du Bon Pasteur exploitent les "filles-mères" dans les travaux de blanchisserie et placent leurs enfants illégitimes à l'étranger. Il découvre une forme recroquevillée dans la cave. Quand il raconte cette découverte à sa femme, elle lui ordonne de ne rien dire. Mais, cet homme tranquille et généreux va écouter son cœur et retourne au couvent. Ce scandale que l'écrivain relate avec une intensité fiévreuse a bien eu lieu dans une Irlande misérable et conformiste.  Le film, "Magdalena 's sisters" s'est inspiré de ce roman percutant et d'une humanité rare. Odile a aussi évoqué "Le nom secret des choses" de Blandine Rinkel, paru en 2019. Océane, 18 ans, quitte la Vendée pour Paris afin de poursuivre ses études. Issue de la classe moyenne, elle va se confronter à un milieu inconnu aux codes établis. Un jour, elle rencontre la fascinante Elia qui lui donne le "goût des métamorphoses". Pourquoi pas changer de prénom par exemple ? Ce bon roman se lit avec un plaisir certain. (La suite, demain)

samedi 17 décembre 2022

Atelier Littérature, 2

Régine a évoqué un deuxième coup de cœur pour un documentaire très instructif, "La voix des Pôles" de Lydie Lescarmontier. La jeune femme est docteure en glaciologie et elle s'embarque à bord de l'Astrolabe pour étudier l'évolution des glaciers de l'Antarctique. Dans cet ouvrage d'aventure polaire, elle raconte son mal de mer, les espaces réduits, les risques du froid, mais elle éprouve une passion dévorante pour la banquise et ses phénomènes naturels. Lire ce livre, à la fois carnet intime et essai, c'est suivre le périple de cette scientifique qui nous alerte sur le changement climatique. Mylène a présenté le dernier roman de Louise Erdrich, "Celui qui veille", paru en janvier 2022. En 1953, Thomas, chef de la tribu Chippewas, est veilleur de nuit dans une usine de pierres d'horlogerie, proche de la réserve de Turtle Mountain. Il est déterminé à lutter contre un projet du gouvernement fédéral qui veut soi-disant "libérer" les Indiens. Sa nièce, Pixie, veut partir à Minneapolis pour retrouver sa sœur aînée dont elle n'a plus de nouvelles. Le héros, "Celui qui veille", commence alors un long combat pour arrêter ce funeste projet. L'écrivaine s'est inspirée de son propre grand-père maternel qui s'est battu pour conserver l'accord solennel pris entre les nations américaine et indienne, accordant aux indiens la possibilité de préserver la souveraineté de leur territoire. Ce roman a reçu le prix Pulitzer et relate une belle histoire de justice et défend le respect d'une culture ethnique différente qu'il faut à tout prix conserver. Odile a présenté un roman américain, "My absolute darling" de Gabriel Tallent, paru en 2018. A 14 ans, Turtle vit dans les bois sur la côte nord de la Californie avec un fusil et un pistolet. Elle fuit un père autoritaire et abusif et sa vie sociale se résume au collège. Un jour, elle rencontre Jacob, un lycéen blagueur qu'elle intrigue. Poussée par cette amitié naissante, elle prend une décision irrévocable pour échapper à son père. Ce roman sur le combat d'une jeune fille pour devenir elle-même a vraiment enthousiasmé Odile. Annette m'a envoyé un message pour son coup de cœur, "La légende des filles rouges" de Kazuka Sakuraba, publié en Folio. Je reprends les mots d'Annette : "enlevé, coloré, passionnant. Quatre générations de femmes, l'évolution sociale et économique du Japon depuis les mythes visionnaires liés à la nature jusqu'au temps des jeunes actuels". Un choix original car la littérature japonaise mérite d'être mieux connue. 

vendredi 16 décembre 2022

Atelier Littérature, 1

Jeudi après-midi, j'ai enregistré un nombre de défections pour une raison essentielle : la santé ! C'est évident que l'hiver apporte son lot d'ennuis et avec cette météo pluvieuse et froide, les ennuis de santé frappent certaines participantes à qui je souhaite un bon rétablissement. J'ai évoqué la prochaine liste sur les prénoms dans les titres de romans et de récits, un jeu quelque peu oulipien avec un choix éclectique allant de deux classiques à des ouvrages contemporains. En janvier, nous évoquerons Claudine, Asta, Pierre et Jean, Jeanne, Dora, et bien d'autres. Pour démarrer la séance, nous avons parlé des coups de cœur. Danièle a beaucoup aimé un roman, venu de la lointaine Russie, "Zouleikha ouvre les yeux" de Gouzel Iakhina du Tatarstan. Ce premier roman, paru en 2015, a reçu de nombreux prix littéraires. Dans les années 30, l'héroïne est mariée à quinze ans à un homme bien plus âgé qu'elle. Ses quatre filles sont mortes en bas-âge. Staline veut "dékoulakiser" les paysans propriétaires (les Koulaks). Le mari de Zouleikha est assassiné et la famille déportée en Sibérie. La jeune femme entreprend ce périple pendant des mois alors qu'elle attend un enfant. Elle va revivre dorénavant dans une colonie avec ses compagnons d'infortune, loin de toute civilisation. Une nouvelle vie pleine d'espoir.  La grande Ludmila Oulitskaïa a écrit la préface de ce roman historique qui nous fait connaître un pan de l'histoire russe. Agnès a présenté un récit court et percutant, "Voyage au bout de l'enfance" de Rachid Benzine. Un petit garçon, Fabien, qui aime le foot et ses copains, part en Syrie avec ses parents, convertis à l'Islam. Il raconte avec son langage d'enfant l'horreur du camp des djihadistes et l'illusion aveugle des parents sur ce monde de fanatiques religieux. Un roman à découvrir sur une tragédie historique. Régine a partagé son grand coup de cœur, "La forêt des violons" de Cyril Gely, publié chez Albin Michel. Au XVIIe siècle, Antonio Stradivari, jeune luthier de Crémone, va chercher le bois des violons dans la région des "Montagnes roses" d'Italie. Il raconte ses voyages pour trouver des arbres parfaits (des épicéas) qui permettront la création d'un violon d'excellence. Il rencontre aussi l'amour dans sa quête d'un instrument parfait. N'oublions pas comme l'a souligné Régine que l'inspiration du jeune luthier est née aussi de son observation d'un corps féminin. Les amateurs de musique et aussi de l'Italie ne pourront qu'apprécier ce beau roman rempli de poésie et de... violons ! A découvrir sans tarder. (La suite, demain)

mercredi 14 décembre 2022

"Un exil à domicile", Régis Debray

 Le facétieux Régis Debray vieillit avec un humour irrésistible. Il déclare dans son nouvel opus, "Un exil à domicile", publié chez Gallimard : "Un vieux con né en 1940 a un avantage sur les plus jeunes : avoir eu deux vies pour le prix d'une. (...) L'éclat de rire s'impose alors comme une nécessité. Passé un certain cap, nos ratages deviennent rigolos". Alors qu'il utilise son vélo, un piéton octogénaire le harangue en lui disant que ce n'est plus de leur âge de pratiquer ce style de locomotion. L'écrivain comprend avec une ironie lucide et blagueuse que sa jeunesse s'est diluée définitivement sans trop s'en rendre compte. Dans cet ouvrage-souvenir, il relate ses missions auprès de François Mitterrand, en particulier le rôle qu'il a joué dans les essais nucléaires en Polynésie française. Les interrogations de Régis Debray semblent d'une pertinence vive quand il analyse ce sentiment de décalage dans ce millefeuille temporel. Il se sent un "survivant" dans ce siècle de "digital natives, followers, netflixers". Il avoue sa perte de repères : "Changer de civilisation à mi-course et au pied levé force à marcher non sur les œufs mais sur les mains. Cul par-dessus tête". Il évoque le phénomène de "dysphorie" ou changement de sexe qu'il compare avec son sentiment de "dysphorie des temps". Il écrit avec son humour espiègle : "Le transgénérationnel est bien moins loti, sachons le, que le transsexuel, pour le triple saut périlleux du cahier à petits carreaux à l'écran multifenêtres". Sa critique de notre époque est portée par un style brillant et ironique : "Quand on a commencé sa randonnée ici-bas par rosa la rose, les petits classiques Larousse, Sydney Bechet et Jean Vilar, on n'embraye pas sans difficulté sur Johnny et Lady Gaga, le business globalisé, les moteurs de recherche et les corrélations statistiques". Il définit sa vie en plusieurs étapes : jeunesse fiévreuse et militante, maturité conquérante, retraite dorée et reconnue. Et aujourd'hui ? "Mais le meilleur, en fait, ne le disons pas trop, c'est le hochement de tête terminal et presque bienveillant". Il s'imagine aussi qu'en parlant de sauvegarde des espèces, il faudrait le conserver lui-même en tant "qu'archéo-jacobin, socialiste d'antan" et autres dénominations farfelues. L'auteur pose la question cruciale qui est au cœur du récit : "Qu'est-ce que vieillir ?". Il nous donne des réponses rassurantes et réconfortantes : "Les majuscules rétrécissent sournoisement, (...) Gauche, Droite, Progrès, Devoir, etc." Il se concentre sur "un Château-Margaux velouté, (...) un mohair moelleux autour du cou. Sans parler du bœuf miroton et de l'andouillette purée". La vieillesse n'est pas un "naufrage sans compensation". Ce récit autobiographique, brillant d'intelligence, bluffant de culture se lit avec un plaisir certain et je me souhaite de pratiquer cet art de vieillir avec maestria sans plainte et sans regrets. Régis Debray nous offre une belle confidence : n'ayez pas peur de collectionner les années  et cultivez l'humour ! Cet "exilé à domicile" offre à ses lecteurs et lectrices un beau message d'espoir.   

mardi 13 décembre 2022

"Un philosophe sans qualités", Frédéric Schiffter

J'ai donc suivi une conférence de Frédéric Schiffter à la Médiathèque de Biarritz le samedi en fin d'après-midi. La salle de l'auditorium s'est remplie peu à peu mais j'avoue que les amateurs du philosophe avaient largement dépassé la soixantaine. Ce public de "retraités éclairés et curieux" a écouté avec un silence religieux les deux heures de la conférence sur "les aventures de l'âme". Depuis les Grecs anciens jusqu'aux Pères de l'Eglise, de Descartes à Freud, le professeur philosophe a développé avec une clarté pédagogique et un humour élégant ses idées sur l'âme, une notion abstraite et complexe. Sans lire ses notes, cette présentation de l'âme s'est terminée par un hommage qui m'a particulièrement touchée. Car, sa conclusion évoquait le simple geste d'ouvrir un livre, un classique en particulier. La lecture devenait alors une rencontre avec une "âme". Pour le philosophe, un grand écrivain, un artiste, un peintre, un musicien, un penseur livrent leur âme et c'est la culture qui nous offre cette relation permanente. Pas de paradis céleste, pas de purgatoire, mais une terre fertile, celle des créateurs qui, seuls, nous donnent ce supplément d'âme si nécessaire pour habiter "poétiquement" le monde. Frédéric Schiffter appartient à la catégorie des penseurs sceptiques et pessimistes, se réclamant en particulier d'Arthur Schopenhauer et de Cioran. Pour lui, la philosophie ne se confond pas avec un épanouissement de soi ou une spiritualité assumée. Il ne se fait aucune illusion et évoque la condition tragique de la finitude humaine. Il a écrit un ouvrage sur le "chichi", le "blabla" et le "gnangnan", trois concepts clés pour comprendre sa propre philosophie. Le "chichi" s'apparente à la négation du réel, du temps, du hasard, de la mort selon Clément Rosset.  Le "blabla" concerne les concepts abstraits comme le "Bonheur", la "Justice",  la "Nature", basés sur des discours formatés. Le "gnangnan" s'identifie sur l'altruisme, la sensiblerie, l'esprit compassionnel, la "moraline", l'éthique. Pour découvrir ce philosophe iconoclaste, il faut lire "Philosophie sentimentale", "On ne meurt pas de chagrin", "Le charme des penseurs tristes" et son dernier ouvrage, "Lassitudes". Frédéric Schiffter aime la mélancolie, le spleen baudelairien, l'extrême lucidité et un humour ravageur. Il raconte dans son blog ses balades à Anglet et à Biarritz au bord de l'océan et tel un philosophe poète, il célèbre à sa façon la douceur de vivre dans un tél décor. Sa musique intime en sourdine me charme particulièrement car elle est aussi mêlée du fracas des vagues océaniques. J'ai eu de la chance de rencontrer ce philosophe biarrot avec lequel j'ai un peu discuté après la conférence. Il m'a dédicacé son dernier ouvrage en se souciant de ne pas me "plomber" le moral avec son texte. Charmante préoccupation de sa part... 

lundi 12 décembre 2022

Biarritz, escapade hivernale, 2

Biarritz et l'océan, Biarritz et le surf, Biarritz et l'identité basque mais pas seulement. La cité propose aussi une vie culturelle remarquable avec la danse, le théâtre, le cinéma, la musique. En me promenant du côté de la Côte des Basques, je suis tombée sur une phrase de Marguerite Duras, peinte sur un muret : "S'il n'y avait ni l'amour, ni la mer, personne n'écrirait des livres". Je ne sais pas où cet artiste des rues a trouvé cette citation, mais je l'ai beaucoup appréciée. Dès ma première matinée, j'ai poussé la porte d'une librairie culte, le Bookstore, (dommage pour l'anglicisme), qui possède un fonds particulièrement riche en littérature de qualité. Ce temple des "bons" livres se reconnait facilement par sa devanture en bois vert foncé et ses vitrines toujours attirantes. Le décor intérieur en bois vieilli et en velours donne une ambiance "cosy" très anglaise. Ce confort douillet prédispose le visiteur à farfouiller dans les étagères et à s'installer dans le divan en cuir du premier étage. J'aime moi-même fouiller ses rayonnages où je débusque toujours des ouvrages originaux. J'ai trouvé un opuscule de Paul Valery, "L'homme et la coquille", édité chez Marguerite Waknine. Puis, je suis repartie avec "La gloire des petites choses" de Denis Grozdanovitch et "Le parti pris des choses" de Francis Ponge. Cette librairie possède un charme certain et j'aurais aimé y travailler quand je vivais au Pays basque. Un deuxième édifice marquant joue un rôle majeur dans la vie culturelle biarrote : la nouvelle Médiathèque municipale. En forme de navire, la bibliothèque s'est posée sur une colline dans un quartier à trois cents mètres du centre. Comme dans toutes les médiathèques, chaque lecteur et chaque lectrice peuvent emprunter des livres, des CD, des DVD, suivre des cours de langues (le basque est très utilisé), voir une exposition. Ce très beau bâtiment propose aussi des conférences et des rencontres avec des écrivains. J'ai assisté le samedi soir à une conférence de philosophie de Frédéric Schiffter sur "les aventures de l'âme". Librairie, médiathèque, salle de spectacles dans la Gare de Midi, Musée de l'histoire, Cité de l'océan, salles de cinéma, les Biarrots ont une qualité de vie culturelle appréciable. J'ai même vu un film au Royal sur le MLAC, "Annie colère"... J'ai retrouvé dans ce séjour une alliance nature et culture qui me réjouit. Il ne manque qu'une institution : un musée d'art moderne. Il faut aller à Bilbao à deux heures de voiture pour vivre le choc culturel du monde de l'art moderne et contemporain. Pour compenser ce manque, j'ai revisité le Musée de la Mer que je n'avais pas vu depuis vingt ans ! Cette visite m'a montré la splendeur de la nature et des océans. J'ai vu des tableaux multicolores magnifiques avec des poissons exotiques flamboyants dont j'ai oublié les noms ! Je me souviens des minuscules hippocampes, les bécasses de mer, des terribles murènes, des requins menaçants, des phoques et des méduses, un festival de couleurs vives et de formes étranges. Un esprit d'enfance retrouvé devant ce monde marin fascinant. Ce Musée raconte la vie maritime dans le Golfe de Gascogne, la pêche à la baleine des valeureux Basques et montre aussi des squelettes de cétacés. Une visite incontournable à Biarritz. 

vendredi 9 décembre 2022

Biarritz, escapade hivernale, 1

 Souvent, les villes balnéaires comme Biarritz étouffent l'été à cause des touristes. Pourtant, la cité basque n'est qu'une petite ville moyenne de 25 000 habitants en hors-saison. L'été arrive et nous voilà à 120 000 touristes de plus ! Imaginez la Grande Plage inondée de serviettes multicolores qui se touchent formant un immense tapis sans que l'on devine le sable blond. J'évite dorénavant cette si belle cité de mai à octobre car elle devient difficilement vivable pendant six mois. Quand l'hiver arrive, je pars à Biarritz pour fêter mes retrouvailles avec l'océan. Petite fille, j'ai vécu dans une petite ville nommée Le Boucau, signifiant "embouchure" de l'Adour. Les paysages marins se sont gravés dans mon "inconscient" enfantin et dans ma mémoire vive. Ma passion de la mer est née dans ces instants de mon enfance. J'aime me ressourcer dans le pays de mes parents et de ma fratrie tel un pèlerinage où mes souvenirs intimes se revitalisent. Cette année, j'ai inauguré une nouvelle formule en louant un studio au neuvième étage d'un ensemble bien connu à Biarritz. J'étais presque dans une position de gardien de phare car je dominais le panorama si connu de l'Hôtel du Palais au Rocher de la Vierge avec ses superbes rochers roux qui ponctuent le paysage, un paysage en forme de coquille. Je me suis donc transformée en vigie et j'ai observé, dès le matin, les surfeurs. Ces valeureux nageurs se glissaient dans les vagues et se positionnaient dans une attente extatique pour se redresser au plus vite afin de chevaucher pendant quelques secondes un rouleau de deux à trois mètres de haut. Des promeneurs solitaires arpentaient le bord de mer avec leur chien. Les services municipaux s'activaient pour nettoyer les déchets (du bois surtout et du plastique) qui envahissent les plages lors des marées hautes. Observer l'océan du matin au soir donne une dimension différente dans la journée : tout change d'heure en heure comme un livre d'images en couleurs que l'on tourne avec sa main. Du gris et du bleu, du blanc et du rouge. Le ciel épousait l'océan avec des nuages dont les formes bougeaient sans cesse. Les vagues s'enflaient ou s'affaissaient, les mouettes passaient et filaient à vive allure. Un goéland est venu se poser sur le balcon pour me souhaiter la bienvenue, appâté tout de même par des miettes de pain. Je me tenais sur le balcon et je me réjouissais d'embrasser ce paysage qui n'avait pas changé depuis l'origine du monde. Je marchais des heures dans la ville océane de la Grande Plage à la Côte des basques, de la Place Eugénie à la place Clemenceau. Je déambulais dans le centre ville et je remarquais la présence des vagues au bout des rues. Je pensais à l'ouvrage de Cynthia Fleury, "Ce qui ne peut être volé", paru dans la collection "Tracts" de Gallimard. Cinq conditions sont nécessaires pour une "vie bonne" dont en priorité, le silence, l'horizon, la santé, l'harmonie architecturale. Biarritz l'hiver correspond à une ville "bonne" : un calme providentiel, un horizon sur l'infini, l'iode pour la santé, la beauté du lieu. Un sondage plaçait la ville dans une position enviable sur les villes préférés des Français où il fait bon vivre ! Je l'ai vérifié en novembre où la pluie est restée très discrète (elle avait prévu de s'arrêter pendant mon séjour). (La suite, demain)  

jeudi 8 décembre 2022

Atelier Littérature, 3

 Après les commentaires sur l'influence d'Internet dans la littérature, nous avons consacré la dernière demi-heure aux coups de cœur. Geneviève a démarré avec l'un des plus grands succès de la rentrée littéraire, "Le mage de Kremlin" de Giuliano da Empoli, publié chez Gallimard. Prix de l'Académie française, ce premier roman détone par sa qualité d'écriture et surtout par son sujet éminemment politique d'une actualité brûlante. Un metteur en scène, Vadim Baranov, devient l'éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Le narrateur reçoit les confidences de cet homme énigmatique qui lui relate les coulisses effrayantes du pouvoir poutinien : "Ce sont des bêtes féroces. Ils viennent du néant, ils se sont faits un chemin à coups de massue, sans règles, sans limites". Courtisans et oligarques se livrent un combat incessant et Vadim, le stratège de Poutine, organise son plan communication comme un théâtre politique où le Tsar règne sur ce monde avec un cynisme sans pareil. Un roman instructif sur ce personnage historique paranoïaque et sociopathe. Et pourtant, il mène son propre pays dans un abîme sans fond. Il faut absolument lire ce livre pour comprendre la mentalité "KGB" du pouvoir russe. Odile a présenté le récit de Sonia Devillers,  "Les exportés", paru en août. La famille maternelle de l'autrice a quitté la Roumanie communiste en 1961. Ils ont été "exportés" tels des marchandises vendues à l'étranger. Comment des êtres humains ont-ils pu faire l'objet d'un tel trafic ? Les archives des services secrets roumains révèlent l'invraisemblable. Sonia Devillers mène l'enquête et découvre les agissements sordides du pouvoir communiste échangeant des citoyens d'origine juive contre des animaux d'élevage pour nourrir la population. Ce récit autobiographique dépasse la fiction. Odile nous a donné l'opportunité de découvrir un aspect méconnu et scandaleux de la Roumanie communiste. Odile, la plus récente des lectrices, a beaucoup aimé un ouvrage du psychiatre, Emmanuel Venet, "Marcher droit, tourner en rond". Le narrateur, atteint du syndrome d'Asperger, aime la vérité, le scrabble, la logique et Sophie, une camarade de lycée, jamais revue depuis 30 ans. L'auteur entre dans le monde intérieur de l'autisme mais sans pathologisation. Parsemé de touches d'humour, ce texte original et bien écrit a vraiment "emballé" Odile. A nous de le découvrir. Régine a lu avec beaucoup d'intérêt le roman de Laura Imai Messina, "Ce que nous confions au vent", publié chez Albin Michel. Sur les pentes du mont Kujira-yama, se dresse une cabine téléphonique qui ne fonctionne plus. Pourtant des milliers de personnes décrochent le combiné pour confier des messages à leurs proches disparus. Yui a perdu sa mère et sa fille lors du tsunami de 2011 et elle se rend au sommet de la colline. Elle rencontre Takeshi, qui élève seul sa petite fille. L'écrivaine italienne a écrit un ode à la délicatesse des sentiments et à la résilience autour de la perte. Un beau roman plein de finesse et de poésie. Voilà pour livres préférés de novembre. L'hiver s'est bien installé et la lecture de très bons romans réchauffent le cœur... 

mercredi 7 décembre 2022

Atelier Littérature, 2

 Odile, la plus récente lectrice du groupe, a présenté le roman de Delphine de Vigan, "Les enfants sont rois", publié en Folio. La mère de famille, Mélanie, n'avait qu'une obsession dans sa jeunesse : devenir célèbre ! Quelques années plus tard, mariée et mère de deux enfants, elle décide de mettre en scène leur quotidien sur Youtube. Les vidéos diffusées sont suivies par des centaines de "followers", comme on dit maintenant. Mais, un jour, sa fille disparaît. L'écrivaine dénonce dans son roman percutant et perturbant les dérives des réseaux sociaux, la marchandisation des enfants, l'exhibitionnisme médiatique. Au fond, cette mère, inconsciente des dangers qu'elle fait courir à ses propres enfants, fait preuve d'immaturité et de stupidité. Ce roman évoque le voyeurisme via Internet et le danger de montrer sa vie privée à la portée de tous. Cette transparence morbide et malsaine peut provoquer des conséquences irréversibles sur les enfants. Le côté sombre et menaçant a été bien décrit par l'écrivaine. Régine a choisi le roman le plus "sympathique" de la liste avec Jonathan Coe, "La vie privée de Mr Sim", publié en Folio. Maxwell Sim, âgé de 48 ans, est un "loser", un perdant catastrophique. Sa mère ne l'a pas désiré, sa femme le quitte et sa fille se moque de lui. Trop, c'est trop. Il va traverser l'Angleterre dans le cadre de son travail et dans sa Toyota, il écoute la voix de son GPS. Mais cette voix féminine a un charme particulier et il en tombe amoureux tellement il se sent seul. Un jour, il part en Australie et en apercevant une femme chinoise avec sa fille,  leur entente le fascine. Il veut les retrouver. Ce projet se réalisera-t-il ? Régine nous a conseillé très fortement la lecture de ce roman en qualifiant ce livre de "jubilatoire". L'humour britannique de Jonathan Coe enchante toujours ses lecteurs et ses lectrices. Odile a bien aimé "Le voyageur d'Etampes" d'Abel Quentin. Le personnage central s'appelle Jean Roscoff. Universitaire, retraité, alcoolique et divorcé, il est revenu de toutes ses illusions. Il veut se lancer dans l'écriture d'une biographie, "Le voyant d'Etampes" concernant un poète américain mort accidentellement en 1960. Ce livre n'est pas remarqué par la critique mais Jean Roscoff ne mentionne pas que son poète était noir... Ce détail va lui attirer une chasse aux sorcières qu'il n'avait pas prévue. Abel Quentin dénonce avec un humour féroce la "cancel culture", l'esprit "woke", l'hystérie des réseaux sociaux. Un excellent roman à découvrir. Véronique m'a envoyé un message pour signaler sa lecture de Camille Laurens, "Celle que vous croyez". Une femme quadragénaire, Claire, se fait passer pour une jeunette de vingt ans sur un site de rencontre. Son ancien petit ami l'a quittée et elle veut le suivre sur Internet en contactant son meilleur ami, Jo. Une relation amoureuse virtuelle s'installe entre eux. Mais, ce mensonge l'embarque dans une série de malentendus et de quiproquos. Ce roman quelque peu machiavélique montre les égarements de ces pratiques virtuelles. Jeux de dupes, jeux de miroirs, relations hommes-femmes complexes, ce livre ironique correspond bien au sujet de l'atelier : l'influence électrique des réseaux sociaux dans la vie amoureuse de la jeunesse d'aujourd'hui...

mardi 6 décembre 2022

Atelier Littérature, 1

 Malgré quelques amies lectrices absentes, l'Atelier Littérature du mois de novembre s'est déroulé dans une bonne ambiance conviviale et chaleureuse en ce début d'hiver. Nous avons vécu avec plaisir ce moment de partage autour des livres qui atténue provisoirement le caractère solitaire de la lecture. J'ai proposé pour l'Atelier du 15 décembre le thème des Choses. L'exposition du Louvre sur les Natures Mortes m'a inspirée car les choses sont peintes dans leur unicité et nous parlent. Les Vanités, par exemple, nous rappellent notre finitude inéluctable. J'ai pensé aussi au roman de Georges Perec, "Les choses", où l'écrivain décrit la société de consommation des années 70. Nous avons ensuite commenté les prix littéraires de la saison automnale en s'étonnant que "Le mage de Kremin" n'ait pas obtenu le Goncourt. Ce premier roman remarquable a tout de même reçu celui de l'Académie française. Le sujet de novembre concernait l'influence des nouvelles technologies, d'Internet dans la littérature. Odile a présenté un roman de l'écrivain américain, Dave Eggers, "Le Cercle", disponible en Folio. Cette dystopie raconte l'histoire d'une jeune femme, Maé, embauchée par un géant d'Internet, qui propose un système universel prônant la civilité et la transparence. Maé se fait engloutir dans cette firme : plus de vie privée et des heures de travail de plus en plus prenantes. Le "Cercle" dénonce les travers d'un internet intrusif, totalitaire et redoutable pour la liberté individuelle. Odile avait choisi un roman difficile et quelque peu technocratique sur les dérives d'Internet. Elle a eu le mérite de nous donner envie de le découvrir malgré le pessimisme de l'écrivain américain. Geneviève a lu l'essai de Bruno Patino, "La civilisation du poisson rouge" et ce document sur les conséquences d'Internet l'a littéralement terrifiée ! Anxiété, troubles mentaux, perte de l'attention, nous devenons des poissons rouges qui tournons en rond avec huit secondes d'attention. Au-delà de cette période, nous subissons la captation de l'esprit et la société peut nous transformer en marionnettes manipulables. Ce constat lucide et nécessaire a effrayé Geneviève pourtant téméraire la plupart du temps ! Cette nouvelle servitude volontaire avec Internet pose le problème de cette civilisation "numérique". Colette a choisi un roman policier, "S'adapter ou mourir" d'Antoine Renand. Ambre a 17 ans et fuit sa famille avec son petit ami pour retrouver un homme, rencontré sur Internet. Mais, cet ambulancier soit disant banal n'est pas l'homme qu'il prétend. Le deuxième personnage a 40 ans et travaille sur un site comme modérateur. Il doit supprimer les vidéos sexuelles, violentes, choquantes, interdites par la loi. Ces deux protagonistes, pris au piège des réseaux sociaux, finiront par se rencontrer. Colette a signalé à plusieurs reprises la difficulté de lire ce type de thriller qui évoque la violence insoutenable d'une société marginale en perdition. Après les commentaires de Colette, personne n'avait vraiment envie de découvrir ce milieu sans âme et sans morale, un monde parallèle irréel. (La suite, demain) 

jeudi 24 novembre 2022

"Rééducation nationale", Patrice Jean

 Le roman satirique, "Rééducation nationale", de Patrice Iean va faire sourire ou au contraire provoquer des agacements certains. Cet écrivain nantais a déjà une réputation de "conservateur", de "réactionnaire" et comme il est ultra minoritaire dans le panorama des médias très bienpensants, il est intéressant de le découvrir pour se faire une opinion personnelle. Son précédent livre, "La poursuite de l'idéal", vient de sortir dans la collection Folio. Le personnage principal de "Rééducation nationale", Bruno Giboire, professeur de français, ancien fonctionnaire municipal, est nommé dans un lycée de Nantes. Sa reconversion professionnelle se passe au mieux car il intègre avec enthousiasme le monde éducatif reformaté par le pédagogisme ambiant à la Philippe Meirieu.  Ce grand fervent des nouvelles méthodes où le bien-être de l'élève passe avant tout va se retrouver dans un milieu contrasté et contrarié. Les élèves constituent des "îlots bonifiés" et suivent des programmes modernisés en français. Adieu les classiques et bonjour à la littérature populaire et diversifiée. Déjà dans un précédent roman, "L'homme surnuméraire", Patrice Jean relatait, avec un humour corrosif, le projet des éditeurs qui avaient décidé de résumer les grands textes littéraires pour les rendre abordables. Au-delà des critiques sulfureuses sur le pédagogisme excessif qui règne dans l'institution scolaire, l'écrivain intègre une histoire rocambolesque concernant une statuette khmère, offerte par André Malraux. Deux groupes d'enseignants s'affrontent sur la vente ou non de ce trésor pour financer des ateliers citoyens.  Ce clivage symbolise évidemment les professeurs "modernes" contre les "passéistes". Cette farce scolaire permet à Patrice Jean de se moquer avec ironie des excès du pédagogisme au détriment des élèves, victimes de ces méthodes qui commencent à lasser les enseignants eux-mêmes. Parfois, la charge semble caricaturale mais, Patrice Jean a lui-même enseigné le français et il a traversé ces ambiances survoltées dans les salles de professeurs. Pour lui, l'idéologie et le dogmatisme, fers de lance d'une "rééducation nationale", n'ont pas leur place dans cette institution sacrée, hors du politique et des événements sociétaux. Patrice Jean épingle avec une férocité légère les travers et les ridicules d'un monde éducatif en crise. Ce roman court et hilarant sur le monde de l'éducation nationale devrait figurer sous le sapin de Noël des enseignants. Certains seront fâchés de se voir ainsi caricaturés, d'autres se réjouiront de cette lecture salutaire. Et les lecteurs et lectrices de Patrice Jean retrouveront les obsessions de l'auteur : le goût de la satire, la critique de la bêtise, l'amour de la littérature et la détestation de la médiocrité ambiante. 

mercredi 23 novembre 2022

"Quelque chose à te dire", Carole Fives

Le roman de Carole Fives, "Quelque chose à te dire", publié chez Gallimard, aborde la question de l'admiration-fascination d'une jeune autrice pour une écrivaine à succès. Elsa, divorcée, s'occupe de son fils une semaine sur deux. Elle a publié quelques romans peu lus et elle se sent en panne d'inspiration. La mort de Béatrice Blandy, sa grande écrivaine préférée à qui elle voue un culte, va changer sa situation médiocre dans le milieu littéraire. Elle s'était même servie d'une phrase d'elle en exergue de son dernier roman. Sa surprise est totale quand elle reçoit un message du mari de l'écrivaine, décédée d'un cancer foudroyant. Celui-ci veut la rencontrer pour la remercier de vive voix. Ce Thomas, riche producteur de cinéma, à la soixantaine élégante, subjugue la jeune romancière et elle finit, après quelques rendez-vous amoureux, à s'installer dans son très bel appartement de la rue de Rivoli. Thomas s'étonne d'avoir une compagne aussi jeune et la soupçonne de profiter de sa situation : "Dans le fond, ce qui vous plaît chez moi, c'est ma femme ! Je n'existe pas, je ne suis rien pour vous. C'est Béa que vous cherchez à travers moi". Mais, Elsa est fascinée aussi par le mode de vie de Thomas dans le milieu du cinéma. Le jeu de miroirs entre les deux femmes s'insinue dans le roman : l'une était belle, séductrice, rayonnante, l'autre "se sent moche, son regard triste, marron yeux de cochon, sa mine de chien battu". Le roman bascule quand Elsa trouve par hasard dans l'appartement parisien un manuscrit inachevé de Béatrice Blandy, une aubaine incroyable pour la romancière apprentie. Que va-t-elle faire avec ce texte inédit ? Le récupérer pour elle, l'enrichir et se l'approprier ? Je ne divulgue pas l'issue de ce thriller psychologique qui se lit avec un grand plaisir. Il est question de plagiat, de jeux de dupes, de manuscrit inachevé, de jeu littéraire. Dans un entretien sur France Culture, elle se confie sur son écriture : "Quand j'écris, j'ai l'impression de réponde à d'autres textes ou à d'autres films. Pour moi, la littérature est une grande conversation, de textes en textes, de livres en livres. Les gens se parlent". Et ce roman subtil et bien ficelé raconte ce rapport de voisinage dans l'écriture. 

mardi 22 novembre 2022

"La part des cendres", Emmanuelle Favier

 L'immense fresque romanesque d'Emmanuelle Favier met pratiquement le lecteur et la lectrice dans un état de sidération admirative. Comment une écrivaine peut-elle se lancer dans une telle aventure littéraire ? Ce roman ne peut pas se résumer ni linéairement, ni chronologiquement bien que les chapitres offrent des repères temporels. Je l'ai lu avec un intérêt soutenu alors que je n'ai plus trop envie de me lancer dans des ouvrages très épais qui sont baptisés "pavés". Emmanuelle Favier nous embarque dans une course folle, une chasse aux trésors, des trésors artistiques, spoliés et dérobés dans le courant du XIXe et du XXe siècle. Le roman démarre en 1812 quand la jeune Sophie Rostopchine fuit Moscou en feu. Elle emporte un mystérieux coffret où elle glisse son journal intime pour raconter son exil. Cette jeune fille en exil deviendra la fameuse Comtesse de Ségur. Cette écrivaine bien oubliée de nos jours a pourtant initié des centaines de milliers d'enfants à la lecture. C'était un premier souvenir de lecture éblouie d'Emmanuelle Favier. Elle rend un hommage fervent à tous les écrivains et écrivaines qui lui ont transmis cette passion de la littérature : Stefan Zweig, Marguerite Yourcenar, Virginia Woolf. Ils surgissent dans le texte pour ponctuer les événements historiques. A côté de ces instants biographiques, il est question aussi des musées européens, des œuvres d'art, des collections où certaines pièces proviennent de spoliations des familles juives. De sinistres personnages jouent le rôle de prédateurs d'art comme Hitler, Goebbels, Hesse et d'autres nazis infréquentables. Un personnage central revient comme un leitmotiv de droiture, d'honnêteté, une résistante exemplaire, bien oubliée aujourd'hui. Elle s'appelait Rose Valland, originaire de Grenoble. Elle notait dans des carnets tous les tableaux qui disparaissaient dans les camions des nazis et grâce à ce travail clandestin, elle a sauvé des milliers d'œuvres d'art. Le message sous-jacent de ce roman puissant pourrait se résumer dans une prise de conscience d'une actualité universelle. En s'appropriant l'art, les prédateurs totalitaires nient, détruisent, volent l'âme des peuples entiers. Elle évoque l'autodafé des livres à Berlin en 1933 où les nazis épuraient les bibliothèques de tous les écrivains juifs. Ce désastre historique remet en mémoire la fragilité de notre civilisation occidentale. Ce roman vibrant rend un hommage passionné aux livres et aux œuvres d'art, les symboles éternels d'une culture irremplaçable qu'il faut protéger, conserver, garder. Un tourbillon vertigineux, voilà comment je peux qualifier ce grand texte qui n'a, hélas, reçu aucune distinction dans les prix automnaux. Quel dommage ! Mais comme ce livre demande des efforts de lecture, des efforts largement récompensés, le jury n'a pas pris le temps de le lire ! Voilà une explication logique... 

lundi 21 novembre 2022

"Vivre vite", Brigitte Giraud, Prix Goncourt 2022

"Vivre vite" de Brigitte Giraud a reçu le prix Goncourt 2022 et récompense la délicatesse d'être, une certaine discrétion, le deuil, la mémoire et la fidélité. Evidemment, j'ai suivi les débats concernant cette nomination car le jury était très partagé. Les critiques avaient prédit le très bon roman de Giuliano da Empoli pour "Le Mage du Kremlin" mais il avait déjà obtenu le prix de l'Académie française. Tahar Ben Jelloun, membre du Goncourt, ne décolère pas de ce choix en qualifiant le roman de Brigitte Giraud de "petit livre" où "il n'y a pas d'écriture". Ce n'est pas très élégant de sa part... Il vaut mieux lire ce récit autobiographique sans tenir compte de ces dérapages médiatiques. L'histoire tragique de l'écrivaine se lit avec une empathie certaine. Son compagnon, âgé de 41 ans, se tue dans un accident de moto dans une avenue de Lyon. A partir de cette perte irréparable, Brigitte Giraud veut remonter le temps avec des "si". Si elle n'avait pas eu l'idée d'acquérir une maison, si elle n'avait pas eu l'idée d'appeler sa mère pour lui raconter cette nouvelle... La liste s'allonge avec une moto sportive que son frère va garer dans le garage. L'écrivaine s'absente à Paris pour rencontrer son éditeur et son mari s'engage alors dans le gouffre du néant en choisissant d'emprunter cette moto dangereuse pour aller travailler. Tout s'enchaîne dans une suite de hasards qui, en s'additionnant, provoque l'accident mortel. En énumérant tous ces événements, elle évoque son mari, Claude, discothécaire, passionné de rock, fou de vitesse, mari amoureux et père aimant. Vingt ans après, elle doit revendre cette maison et entreprend un bilan de sa vie. Comment vivre avec ce deuil épouvantable ? Avec cette absurdité de l'accident ? Partir à 41 ans en pleine force de la vie, c'est incompréhensible et tragique. Brigitte Giraud écrit : "J'ai emménagé seule avec notre fils, au cœur d'un enchainement chronologiquement assez brutal. Signature de l'acte de vente. Accident, déménagement, obsèques". Elle ne cache pas son désarroi, sa détresse d'avoir perdu son compagnon solaire. Son enquête d'un passé factuel l'amène à interroger ses amis, ses proches, les témoins de l'accident, compulse la presse de l'époque, se documente sur la moto fatale, une Honda japonaise de compétition : "Quand un drame surgit, on rebrousse le chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre à l'origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet". Hasard, destin, elle interroge ces mots si chargés de mystère. Un critique du journal "Le Monde" compare ce récit autobiographique à une "ultime étreinte" pour son mari, Claude, parti trop tôt. En 2001, elle avait écrit un texte de deuil sur cet accident, "A présent". Le jury Goncourt, malgré ses dissensions, a tranché avec une majorité de voix pour Brigitte Giraud. Le public découvrira à travers ce chant d'amour d'une écrivaine pour son mari, le courage de vivre devant la perte et l'impossible deuil. Un beau récit autobiographique.     

vendredi 18 novembre 2022

Marcel Proust, le jeune homme éternel

Ce jour fatidique du 18 novembre 1922, Marcel Proust s'est éteint dans sa chambre au 44, rue de l'Amiral-Hamelin à Paris. Emporté par une bronchite mal soignée à l'âge de 51 ans, il nous reste une photo émouvante de l'écrivain, photographié par Man Ray au lendemain de sa mort. Il est enterré au Père Lachaise et Barrès a dit sur le parvis de l'église : "Enfin, c'était notre jeune homme !". Depuis le début de l'année, l'écrivain de la "Recherche" n'a jamais été autant fêté, distingué, exposé, commenté, décortiqué, exploré et exploité. J'ai suivi avec attention cette Célébration exceptionnelle en me rendant à la belle exposition du Musée Carnavalet à Paris où j'ai vu sa redingote, sa canne, son lit, des objets familiers que l'écrivain a touchés. France Culture a aussi joué un rôle majeur pour faire connaître cet écrivain génial qu'il faut lire et relire sans cesse. De nombreuses émissions ont évoqué la vie de Marcel Proust, son immense "cathédrale de mots", "La recherche du temps perdu" en sept tomes avec ses trois mille pages, des heures éblouissantes de lecture. Quand je lis Marcel Proust, je me lis comme beaucoup de ses admirateurs et admiratrices. Et son texte me parle, parle de l'amour, de l'amitié, de la famille, de la maladie, et surtout de la place de l'art dans la vie. La littérature, la musique, la peinture, la beauté des paysages, des monuments, de la nature, rien n'échappe à la curiosité multiforme du Narrateur. La vie pour lui est une source inépuisable de sensations et de sentiments. J'avais presque les larmes aux yeux en lisant la mort de sa grand-mère, un grand moment de la Recherche. Je souris quand il décrit avec un humour féroce les travers de la haute société bourgeoise avec les ambitieux Verdurin en tête. Et je reconnais la populaire Françoise, l'employée de maison, souveraine de son royaume, se démenant pour tuer un poulet. Swann, le délicat esthète, le raffiné cultivé, s'amourache d'une cocotte inculte mais comme elle lui rappelle un Botticelli, il s'égare dans cet amour invraisemblable pour une femme "qui n'était pas son genre". Marcel Proust décrit avec génie la puissance de l'amour et la déflagration de la jalousie, la beauté du monde et la noirceur des comportements humains, la vie sublimée par l'art. Je n'avais pas relu Proust depuis des années et comme le temps passe hélas trop vite, j'ai décidé de tout relire pour mieux le comprendre. La magie de la "Recherche" ne peut se ressentir profondément qu'à partir d'un âge certain. Cela tombe à merveille pour moi... Proust m'a accompagnée depuis ma jeunesse en l'étudiant à l'université. Je ne l'ai jamais perdu de vue ensuite mais aujourd'hui, j'éprouve le besoin de le relire encore plus attentivement, plus profondément pour naviguer dans ces phrases tortueuses, méandreuses, composées à partir de sa musique intime. Pour terminer cet hommage, je citerai cette phrase si célèbre : "les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie, mais de l'obscurité et du silence". La "Recherche du temps perdu", un vrai livre, le Graal de la littérature.   

jeudi 17 novembre 2022

Escapade à Paris, 5

 Après ma visite de la BNF Richelieu, je ne voulais pas manquer aussi une rétrospective d'un peintre viennois expressionniste, Oscar Kokoschka (1886-1980) au Musée d'Art Moderne de Paris. Quand je monte à Paris, je me rends souvent dans ce musée de la ville de Paris dans le 16e arrondissement qui réunit une collection extraordinaire de peintres modernes du XXe et du XXIe siècle. De Braque à Picasso, de Giacometti à Brancusi, de Chirico à Modigliani, ce musée exemplaire et éclectique présente l'ensemble de la production artistique picturale et sculpturale de nos temps modernes. Installé dans une aile du Palais de Tokyo, bâtiment Art déco emblématique de Paris, ce musée immense propose une balade formidable dans le monde de l'art. J'ai revu avec plaisir des toiles mythiques dont celles de Zao Wou Ki, Vieira Da Silva, Bonnard, etc. La salle de la Fée électricité de Raoul Dufy raconte les progrès scientifiques et techniques de la société française. J'étais venue pour Kokoschka et j'ai vu ses toiles très provocantes. Cet artiste, mais aussi écrivain et poète, peint les états d'âme de son époque. Enfant terrible de Vienne, ami de Klimt et de Loos, il inspire aussi Egon Schiele. Dans les portraits qu'il dresse, il met en lumière "l'intériorité de ses modèles avec une efficacité inégalée". Amant malheureux d'Alma Mahler, il s'engage dans l'armée pendant la Première Guerre Mondiale. Il sera gravement blessé. Voyageur compulsif, il parcourt l'Europe, l'Afrique, au Moyen Orient. Les nazis considèrent son art comme "dégénéré". et excluent ses tableaux des musées allemands. Le peintre fuit alors en Angleterre et s'engage dans la Résistance. Après la guerre, il devient une référence de la scène internationale intellectuelle. Il s'installe en Suisse en 1951 jusqu'à sa mort en 1980. Quand j'ai contemplé ses toiles, je n'étais pas dans un admiration béate que procure l'art "ancien" comme Raphaël ou Bellini, Le Caravage ou Le Tintoret. Mais, je me trouvais devant un novateur, un provocateur et un écorché vif. Sa démarche artistique sans concession bouscule le regard habitué à la beauté classique. Comme ses frères en art, Egon Schiele et Gustav Klimt, il ne laisse personne indifférent et provoque même une curiosité piquante pour comprendre leur monde intérieur. Oscar Kokoschka prendra le chemin de Bilbao en 2023 au Musée Guggenheim. En l'espace de trois jours, j'ai constitué ma réserve d'images pour l'hiver, des belles images au Louvre et à Orsay, des images décapantes avec Munch et Kokoschka, des sculptures antiques, des vases grecs, des manuscrits, des enluminures, des estampes, et Paris en toile de fond avec sa Tour Eiffel vigilante et omniprésente comme la plus grande toile du monde aux tons gris avec des touches bleues venues du ciel. Si on aime les musées, direction Paris !   

mercredi 16 novembre 2022

Escapade à Paris, 4

 Après ma visite mémorable au Louvre, j'ai voulu revoir la BNF, la Bibliothèque Nationale de France, rue de Richelieu, rénovée et ouverte en septembre dernier après douze ans de travaux. Quand j'avais quitté mon Pays basque en fin 1981 pour monter à Paris comme beaucoup de provinciaux, le site Richelieu m'avait attirée car j'avais l'intuition de devenir bibliothécaire après mon expérience de libraire. Et un de mes rêves secrets était de travailler dans ce lieu magnifique. Mais, j'ai pris un chemin de traverse en revenant en province où j'ai obtenu un poste à Eybens, près de Grenoble après ma formation de bibliothécaire-documentaliste dans l'IUT de la ville. Adieu Paris et bonjour la région Rhône-Alpes ! Revenir sur les traces de la BNF d'avant le site François Mitterrand, dans le 13e arrondissement, quai François Mauriac, m'a redonné un coup de jeunesse revigorant ! Ce berceau historique rassemble des salles de recherche sur les Arts du spectacle, les Cartes et les Plans, les Estampes et la Photographie, les Manuscrits, les Monnaies, les Médailles et la Musique. Seuls les chercheurs et chercheuses peuvent entrer dans ce lieu du savoir. La belle salle Labrouste peut tout de même se visiter à l'entrée en respectant le silence religieux qui règne à l'intérieur. La nouvelle salle ovale rénovée propose 20 000 ouvrages accessibles au public comme un petit Beaubourg mais dans un cadre patrimonial exceptionnel. La BNF Richelieu expose dans sa galerie Mazarin plus de 900 œuvres : des tableaux, des anciennes cartes, des vases grecs magnifiques et objets antiques. J'étais émue devant les vitrines des livres anciens et des manuscrits. J'ai remarqué tout particulièrement les "Pensées" de Pascal, "Le Deuxième sexe" de Simone de Beauvoir, les "Fragments d'un discours amoureux" de Roland Barthes et "A la recherche du temps perdu" de Proust. Voir l'écriture de ces génies littéraires sur ces pages jaunies s'apparente à un geste de "dévotion" ! La matrice des textes avec les ratures, les suppressions, les changements montre le processus de création. Un objet insolite m'a attiré l'œil : le trône de Dagobert ! Mon pèlerinage culturel à Richelieu a comblé ma curiosité de lectrice passionnée. Il faut absolument voir ce lieu dédié aux livres et à la connaissance au centre de cet arrondissement qui concentre aussi le Louvre, la Comédie française, le Palais royal, la galerie Vivienne ! Une étape réjouissante dans mon parcours parisien. 

mardi 15 novembre 2022

Escapade à Paris, 3

 Je suis "montée" à Paris pour Haendel au Théâtre des Champs Elysées, pour Munch à Orsay et aussi pour une exposition qui était annoncée depuis un an au Louvre et je ne voulais en aucun cas la manquer. Dans mes engouements récurrents, j'avoue que je suis fascinée par les Natures Mortes. Dès que je visite un musée, je me renseigne sur la localisation de ces peintures que l'on baptise aussi "still-life", vanités, vie silencieuse, nature reposée ou inanimée. Que trouve-t-on en particulier dans ces tableaux ? Du gibier, des objets, des fruits et des légumes, des livres, de la vaisselle, des fleurs, des coquillages, des instruments de musique, en résumé, en deux mots, des Choses. Le Louvre a intitulé sa grande exposition "Les Choses". L'hommage du Louvre envers ces œuvres parfois oubliées et souvent considérées comme un genre mineur met à l'honneur la vie quotidienne dans toute sa beauté retrouvée. L'humanité s'est toujours entourée d'objets depuis l'origine. Le peintre ordonne l'image des choses dans une intention quasi philosophique. Cette mise en ordre dans le désordre du monde ne peut que convenir à mon esprit de bibliothécaire. Le genre "Vanité" livre son message "memento mori", ou "n'oublie pas que tu vas mourir". Sage précepte. A travers ces "choses" de l'exposition, j'ai vu les peurs et les angoisses des artistes sur la place qu'elles occupent dans nos vies. Aujourd'hui, on pense à la surconsommation et au gaspillage. La commissaire de l'exposition, Laurence Bertrand Dorléac, a choisi 170 natures mortes de l'Antiquité à nos jours. Heureusement, dès le matin, j'ai regardé en toute quiétude, les œuvres présentées sans la bousculade d'Orsay. Chaque tableau, chaque sculpture, chaque objet rappelle la fragilité et la brièveté de l'existence humaine. Evidemment, de très belles vanités avec le crâne exposé symbolise notre finitude. J'ai remarqué une composition subtile de Louise Moillon,  "Coupe de cerises, prunes et melon", une femme artiste tellement rare dans le monde de l'art à son époque. J'ai retrouvé avec joie un Morandi avec des bols d'une banalité rare mais qui distillent un message philosophique teinté d'une douce mélancolie,  Van Gogh et sa chambre d'Arles, toute modeste, Lubin Baugin et sa nature morte à l'échiquier, l'asperge de Manet, Chardin, Chirico, Dali et tant d'autres artistes aussi percutants que les cités. Cette exposition exceptionnelle m'a littéralement enchantée et j'ai arpenté l'espace à deux reprises tellement sa mise en scène était elle aussi artistique. Des citations d'écrivains complétaient l'exposition et des panneaux pédagogiques sur ce genre pictural éclairaient avec intelligence la démarche des artistes. Je citerai Robert Musil : "Aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe, ne sont sûrs, tout est emporté dans une métamorphose invisible, mais jamais interrompue". Je savais que je me plongerai vite dans le magnifique catalogue de l'exposition pour revivre cette visite magique. Avant de quitter le Louvre, j'ai  salué amicalement la Vénus de Milo, revu la galerie de la peinture italienne (dont je ne me lasserai jamais), l'art grec, évidemment où je voulais revoir la stèle funéraire adorable de deux femmes qui s'offrent une fleur, datée de 500 ans av. J.-C. Ce musée ressemble à un immense espace de rêve, du sublime où chacun peut établir en toute liberté un lien privilégié avec l'Art et pour un prix symbolique. 

lundi 14 novembre 2022

Escapade à Paris, 2

 Le matin suivant mon arrivée, je me suis dirigée vers le Musée d'Orsay en traversant le pont du Carrousel et j'ai vu tout de suite la foule des touristes, attendant sagement de pénétrer dans l'enceinte de la gare muséale. Il faut dire que les contraintes sécuritaires provoquent toujours ces files d'attente, car, il est nécessaire de montrer le contenu des sacs avant de franchir le portique. Une fois à l'intérieur, tout le monde se disperse dans les salles et les étages pour se précipiter en priorité vers les Impressionnistes. Orsay organisait aussi trois expositions et j'étais spécialement venue pour Edward Munch (1863-1944)  un peintre norvégien du XXe siècle. Comme dans toutes les expositions surmédiatisées, nous étions vraiment très nombreux à admirer les toiles du Maître. Il fallait presque s'imposer quelques secondes pour voir les tableaux. Pourtant, j'avais réservé le créneau horaire du matin et mystère, il y avait foule. Malgré ce désagrément, j'ai beaucoup aimé ces toiles expressionnistes d'une puissance figurative rehaussée par des couleurs vives et criantes. La notion de cycle joue un rôle clé dans la pensée du peintre car des motifs reviennent régulièrement dans ses peintures. Pour lui, "l'humanité et la nature sont unies dans le cycle de la vie, de la mort et de la renaissance". Influencé par Nietzche et par Bergson, Munch élabore sa propre philosophie considérant la vie "comme une alternance de joies et de peines, de souffrance et d'amour, tout en contemplant la mort au cœur de tout". Il suffit de rester devant son célèbre "cri" pour ressentir l'angoisse existentielle. Les visages de ces personnages paraissent absents au monde mais, il persévère dans sa croyance quasi mystique où "Tout est en nous - et nous sommes en tout". Cette fusion avec la nature se lit dans ces œuvres venues du musée d'Oslo. J'avais vu quelques-unes de ces toiles à Stockholm mais toucher de mes yeux cette centaine de tableaux demeure une expérience esthétique marquante. Plus tard, j'ai revu quelques peintres que j'aime bien comme Cézanne, Vuillard, Bonnard, Hammershoï, Van Gogh sans oublier l'architecture spectaculaire de la gare d'Orsay, un chef d'œuvre en lui-même avec ses horloges géantes, ses espaces grandioses peuplés de sculptures dont celles de Rodin. Ces quelques heures passées dans ce lieu mythique constituent déjà un voyage initiatique dans une Europe culturelle au passé artistique si précieux à mes yeux.  L'après-midi, j'ai revu le Panthéon en m'inclinant devant mes chers écrivains : Voltaire, Rousseau, Zola, Malraux, Dumas. Vite, notre Président devrait honorer des femmes de lettres ! Je lance un appel pour mes deux Marguerite, Yourcenar et Duras. Ces dames mettraient une sacrée ambiance dans la crypte. Mais, elles n'ont pas marqué notre Histoire de France comme tous les militaires, les hommes politiques, les scientifiques de haute volée. J'ai admiré les vitrines-sculptures d'Anselm Kiefer sur la guerre de 14, qui racontent avec émotion la disparition de tous ces soldats inconnus. Une journée à Paris ne se mesure pas en heures quotidiennes mais en instants forts et passionnants devant tant de beauté. On dit souvent que Venise est un musée à ciel ouvert. Paris avec la Seine, son architecture harmonieuse, ses ponts et son ciel et ses monuments rejoint ma belle cité italienne. 

vendredi 11 novembre 2022

Escapade à Paris, 1

 Trois heures en Tgv me séparent de Paris et ce serait dommage de ne pas profiter de l'offre culturelle de la capitale française. Lundi, je suis partie pour quatre jours avec un programme alléchant. Dès mon arrivée à l'hôtel, rue Saint-Roch, je me suis baladée dans les jardins des Tuileries que j'apprécie pour sa beauté et son calme. Le célèbre jardinier du roi, André Le Nôtre, a dessiné ce jardin à la française qui sert d'espace vert entre le Louvre et la place de la Concorde. Les statues de Maillol côtoient celles de Rodin, de Giacometti et de tant d'autres sculpteurs moins connus. Les deux bassins autour desquels les visiteurs s'installent sur les chaises vertes ponctuent l'espace avec élégance. Cette promenade m'enchante dès mon arrivée et je salue les mouettes rieuses du bassin qui virevoltent au-dessus de nos têtes. La rue de Rivoli prend une drôle d'allure sans voitures. Le règne des vélos et des trottinettes a supplanté les "vilaines" automobiles, les ennemies de la mairie parisienne. Il faut remarquer la multiplication des nouveaux usagers à la mobilité légère, indisciplinée et dangereuse. Les piétons doivent décupler leur prudence avant d'avancer d'un pas pour traverser une rue. Paris se définit aussi par la présence nombreuse des brasseries, un lieu de convivialité incontournable pour se retrouver. Dans la brasserie de la Rotonde Saint-Honoré, j'ai rencontré un serveur parisien d'un humour incroyable. Trente-deux ans de métier, une vélocité traditionnelle, un accueil chaleureux, une complicité évidente avec les clients et clientes. Leur réputation de mauvais coucheur ne correspondait pas à ce professionnel. Le soir, j'avais rendez-vous avec la musique, celle de Haendel, un de mes génies préférés sans conteste. J'ai assisté au concert du Théâtre des Champs-Elysées, "Ariodante" avec le contreténor, Franco Fagioli. Trois heures de musique baroque, le rock de l'époque ! Créé en 1735 à Londres, cet opéra était tombé dans l'oubli jusqu'en 1970. Le contreténor argentin, Franco Fagioli, a illuminé grâce à la tessiture de sa voix, cette soirée enchanteresse. J'écoute évidemment beaucoup mes CD mais, assister à un concert dans un moment précis, dans un endroit de rêve, entourée d'un public quasi religieusement recueilli, procure une adhésion fusionnelle avec l'art musical, la musique baroque, si sublime, si joyeuse, si vivante. Un anachronisme sonore qui perpétue la tradition culturelle. Nietzsche déclarait que vivre sans musique était une erreur... J'étais donc plongée dans un océan d'ondes sonores qui caressaient mon corps et mon âme, un instant d'éternité. Et seule la capitale m'offrait ce spectacle...   

samedi 5 novembre 2022

Hommage à Maurice Olender

 J'ai appris récemment le décès d'un grand éditeur, Maurice Olender. Né en 1946 à Anvers, cette figure de l'édition vivait à Bruxelles. Il a créé dans les années 90 l'exceptionnelle collection, "La librairie du XXe siècle" aux Editions du Seuil avec plus de deux cents titres qui ont marqué le paysage intellectuel en France. Sur la liste prestigieuse de Maurice Olender, j'ai lu Michelle Perrot, Arlette Farge, Jacques Rancière, Marc Augé, Olivier Rolin, Antonio Tabucchi et surtout Georges Perec et son délicieux "Penser/Classer".  Le travail de l'éditeur ne se contentait pas de recevoir les manuscrits et de les éditer. Il suscitait la créativité des auteurs, les accompagnait, les veillait et se comportait comme un ami attentif, mais exigeant. Ce n'était pas un professionnel banal dans ce milieu intellectuel. Chercheur en archéologie et à l'histoire ancienne, philologue talentueux, il maîtrisait le grec ancien comme une langue maternelle. Grâce à ses postes successifs à la rue d'Ulm, à l'Ecole française de Rome et à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, il a attiré ses complices de l'époque comme Nicole Loraux, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. Lui-même auteur d'un livre très savant, "Les Langues du Paradis", il a fondé une revue, "Le Genre humain" qui refusait les usages racistes et idéologiques de l'Antiquité. Dans son ouvrage, "Un fantôme dans la bibliothèque", publié en 2017, il évoque son enfance dans une famille juive polonaise face à l'inexplicable, il refusait d'apprendre à lire. Heureusement, il a renoncé à ce funeste projet pour devenir un grand intellectuel. Il se définissait comme "un enfant analphabète qui a fini érudit". Dans un entretien, il déclarait : "Ce qui me bouleverse souvent, c'est la créativité des auteurs. Qu'est-ce qu'une œuvre créatrice ? Peut-être une exigence qui s'exerce sans concession. Avec générosité, offerte à tous. Une pratique qui intègre divers ingrédients de savoirs, d'esthétiques. Comme une cuisine qui allie avec adéquation les aromates d'ici et d'ailleurs". Cette figure austère et intègre du milieu éditorial a partagé sa vie avec la psychanalyste et romancière Lydia Flem. Je tenais à lui rendre hommage car j'ai découvert grâce à cette collection du Seuil des livres passionnants à lire et ces heures de lecture intelligente, on ne les oublie jamais. 

vendredi 4 novembre 2022

Atelier Littérature, 4

 Colette a choisi un récit documentaire de Florence Aubenas, "L'inconnu de la poste", publié en livre de poche. Une postière, Catherine Burgod, a été tuée par vingt-huit coups de couteau par un homme dans son lieu de travail d'un village de l'Ain. Qui a commis ce crime ? Personne ne le sait. Il est question peut-être d'un jeune acteur, enfant de la DDAS, au chômage et de ses copains de misère. Florence Aubenas décrit un coin de France abandonné et sans avenir. Elle évoque aussi la postière, mère de famille, peut-être malmenée par la vie.  La journaliste reconstitue tous les épisodes de ce crime dans une France que l'on aurait tort de dire ordinaire. Le talent incontestable de la journaliste sociologue se met au service d'une réalité sociale difficile et se manifeste amplement dans ce récit reportage d'une empathie totale pour ces Français modestes et désemparés. Odile a changé de registre en parlant d'un roman policier "écologique", "Impact" d'Olivier Norek. Virgil Solal et sa femme ont perdu leur petite fille en raison d'une maladie des poumons due à la pollution. Il va chercher à venger sa fille par tous les moyens, y compris les plus violents, à contraindre les pollueurs à adopter vraiment la transition écologique. Un roman d'actualité brûlante. Pascale a bien apprécié un récit autofictionnel d'Edouard Louis, "Combats et métamorphoses d'une femme", publié en livre de poche. L'auteur narrateur relate la vie de sa mère : "Ma mère a vécu dans la pauvreté et la nécessité, à l'écart de tout, écrasée et parfois même humiliée par la violence masculine. Pourtant, un jour, à quarante-cinq ans, elle s'est révoltée contre cette vie, elle a fui et petit à petit elle a constitué sa liberté". Ce récit percutant est l'histoire de cette métamorphose maternelle. Véronique, absente lors de la séance, a envoyé un message pour signaler son coup de cœur, "La salle de bal" d'Anna Hope. En 1911, Ella est internée dans un asile après avoir brisé une vitre de la filature où elle travaillait depuis l'enfance. Elle est révoltée par sa situation puis résignée. Elle rencontre un Irlandais mélancolique lors d'un bal hebdomadaire, unique moment où hommes et femmes sont réunis. Mais, le médecin de l'asile a des projets dangereux pour guérir les malades. Ce roman subtil et sensible à découvrir sans tarder. Régine, elle aussi absente, m'a confié son coup de cœur original et surprenant, "Entre fauves" de Colin Niel. Martin, garde au parc national des Pyrénées surveille les ours. Il soupçonne un chasseur d'avoir éliminé l'un d'eux. Sur Internet, il voit une jeune femme devant une dépouille d'un lion. A partir de ce cliché, il va chercher à comprendre qui est cette jeune femme. Entre chasse au fauve et chasse à l'homme, entre les Pyrénées et la Namibie, ce roman raconte une intrigue palpitante selon notre amie Régine. Un livre voyage nuancé sur la chasse. Nous nous retrouverons le jeudi 24 novembre sur le thème des réseaux sociaux, d'internet et sur leur influence dans la littérature contemporaine. Tout un programme. 

jeudi 3 novembre 2022

Atelier Littérature, 3

Dans la deuxième partie de l'atelier, nous avons évoqué quelques coups de cœur. Annette a présenté le dernier roman de Laurent Gaudé, "Chien 51", publié chez Actes Sud. Le personnage central, Zem Sparak, étudiant engagé, vit dans une Grèce dystopique, vendue au plus offrant. Le jeune homme s'est engagé comme supplétif à la sécurité dans la mégapole du futur. Ce chien (ou policier) opère dans un zone la plus misérable de la cité. Mais, au détour d'une enquête, le passé revient à la surface. Ce roman de science-fiction politique a séduit Annette et Laurent Gaudé ne laisse jamais ses lecteurs dans l'ennui. Geneviève a choisi des nouvelles de Pierre Péju, "Effractions", publié chez Gallimard en mai. Ces trois nouvelles percutantes montrent trois personnages à trois âges de la vie. Geneviève a évoqué celle d'un homme solitaire, qui, se sentant vieillir, s'inscrit dans un club secret dont les membres se sont engagés à se rendre mutuellement un terrible service afin d'échapper au déclin. Ce recueil de nouvelles parle d'art, d'identité, de littérature, de la vieillesse. Pierre Péju, écrivain discret, peu connu du grand public, mérite vraiment notre attention. Danièle a aimé un album jeunesse bilingue, très original, "Le rideau de Mrs Lugton" de la sublime Virginia Woolf. Ce texte méconnu de l'écrivaine anglaise raconte l'histoire loufoque d'une vieille dame au coin du feu. Elle coud et quand elle sombre dans le sommeil, des animaux sauvages, qui ornent le tissu, se mettent à s'animer. Mais, attention, si la gouvernante ouvre les yeux, tout se figera à nouveau. Cet album est une super idée de cadeaux pour Noël pour se l'offrir et faire aussi plaisir à nos petits-enfants. Odile a lu un documentaire historique de Philippe Sands, spécialiste reconnu des Droits de l'Homme, "La dernière colonie". Les Etats-Unis ont installé une base militaire avec l'accord de la Grande Bretagne sur Diego Garcia, près de l'île Maurice dans l'Océan indien. Les habitants de l'île sont chassés de leur foyer et contraints à l'exil. Depuis 50 ans, Liseby Elysé se bat pour retourner sur son île natale. Philippe Sands retrace ce combat en mettant en lumière l'impérialisme britannique et les crimes perpétrés sur les habitants de l'île. Dans les coups de cœur des lectrices amies, peu d'essais et de documentaires apparaissent et Odile a eu le mérite de mettre en lumière un épisode de notre histoire contemporaine totalement occulté par les médias. Même si ce drame se situe à des milliers de kilomètres de chez nous, sa portée demeure universelle. (La suite, demain)

mercredi 2 novembre 2022

Atelier Littérature, 2

 Mylène a beaucoup aimé le récit de Lola Lafon, "Quand tu écouteras cette chanson", qui a déjà obtenu le Prix Décembre et le prix de la revue, "Les Inrockuptibles". Odile avait évoqué ce coup de cœur dans l'atelier de septembre. Cet ouvrage émouvant raconte Anne Franck à Amsterdam et redonne l'envie de se replonger dans le journal de la jeune fille, victime de l'Holocauste. Mylène a lu un extrait du livre de Lola Lafon et ce passage significatif a confirmé l'intérêt de ce témoignage essentiel. Annette a eu un certain courage de choisir un roman imposant, "La part des cendres" de l'écrivaine, Emmanuelle Favier. Ce livre est "inracontable" tellement il brasse une infinité de thèmes. De l'incendie de Moscou à un manoir breton, de Dresde à Odessa, de Nuremberg à New York, l'écrivaine nous emporte dans une fresque monumentale où l'on croise des héros de l'Histoire, des monstres nazis, des écrivains enchantés comme Marguerite Yourcenar. Une cassette contenant le journal de la Comtesse de Ségur circule de génération en génération. Un personnage, Mathilde, hérite de cet objet. Devenue adulte, elle se passionne pour les objets d'art volés, et travaille dans une commission qui remet de l'ordre dans les spoliations des Juifs. Ce roman exceptionnel, d'une écriture flamboyante, mériterait un commentaire plus complet. Je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt et je partage l'avis d'Annette : un livre original, touffu, foisonnant, pléthorique, cultivé, et qui, hélas, n'obtiendra aucun prix littéraire. Trop exigeant, trop "élitiste" certainement. Colette a bien apprécié "Sa préférée" de Sarah Jollien-Fardel. Ce roman terrible met en scène les dégâts psychiques de la maltraitance dans les familles toxiques. La petite Jeanne a vu son père alcoolique tyranniser sa famille en humiliations diverses. Pas de mots inutiles, des phrases courtes et précises. Une description quasi clinique de la violence intrafamiliale. La narratrice évoque cette tragédie car sa sœur, violée par son père, se suicidera. Comment survivre à ce naufrage ? Il faut, malgré tout, lire ce récit puissant qui n'est pas, selon Colette, une "lecture joie". Odile n'a pas été emballée par "Que reviennent ceux qui sont loin" de Pierre Adrian, publié chez Gallimard alors que Geneviève l'a bien aimé. Après de longues années d'absence, un jeune homme retourne en Bretagne dans la grande maison familiale pendant le mois d'août. Plage, balades, fêtes sur le port, il mesure avec mélancolie le temps passé. Cette chronique douce-amère commence dans une lumière d'été et se termine par un drame. Pascale a présenté "La vie clandestine" de Monica Sabolo, publié chez Gallimard. Les années Action directe des années 80 passionnent l'écrivaine qui trouve dans ce groupe de terroristes d'extrême gauche des points communs avec son propre passé : le silence, le secret et la violence. Elle pose la question : comment vivre en ayant commis l'irréparable ? Que sait-on de ceux que nous croyons connaître ? Un roman fort de Monica Sabolo sur la complexité des êtres et qui figure sur la liste du Prix Médicis.  

mardi 1 novembre 2022

Atelier Littérature, 1

 J'avais proposé une liste des nouveautés de la rentrée littéraire pour l'Atelier Littérature d'octobre. La saison des prix littéraires approche et les pronostics s'affinent. Qui obtiendra le Goncourt ? Quatre noms restent en lice. Et le Femina ? Et le Renaudot ? Et les autres ? En attendant le festival des primés et des primées, les amies lectrices ont évoqué certains titres de cette bonne récolte 2022. Geneviève a commenté avec talent son choix qu'elle a beaucoup apprécié : "On était des loups" de Sandrine Collette, un roman captivant qui raconte l'histoire d'un père, Liam, et de son garçon, Aru. Un ours a tué sa femme dans sa maison et il doit s'occuper de son fils malgré lui. Ils partent loin de ce drame et va se créer entre eux un lien indéfectible dans une nature menaçante. Danièle a beaucoup aimé le récit très émouvant de Brigitte Giraud, "Vivre vite", publié chez Flammarion. L'écrivaine tente de remonter le temps en essayant de comprendre ce qui a provoqué la mort de son mari dans un accident de moto en 1999. Elle revient sur ces journées qui s'étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu'à l'accident fatal. Ce récit sensible et émouvant, d'une belle écriture, selon Danièle, figure dans la finale du Goncourt. Odile a évoqué le grand roman de Yannick Haenel, "Le Trésorier-payeur", publié chez Gallimard. Cet écrivain iconoclaste raconte le destin d'un jeune homme philosophe, diplômé d'une école de commerce, qui voue sa vie à la banque de France à Béthune. Il prône la dépense, défend les surendettés, s'engage dans une confrérie solidaire, collabore avec Emmaüs et rencontre la femme de sa vie. Comment combiner la banque et la générosité ? Ce personnage, poète et libertaire, rejette le calcul, l'économie et privilégie l'amour et la bonté entre les êtres. Un roman penseur, un roman romanesque et un roman original comme son auteur, Yannick Haenel, surprenant, follement littéraire. Un des meilleurs livres de la rentrée littéraire. Agnès a été attirée par le titre du roman, "Trouver refuge" de Christophe Ono-Dit-Biot. L'histoire de Sacha et de Mina se déroule en Grèce. Ce couple a fui la France avec leur petite fille. Ils veulent protéger un secret explosif au Mont Athos, un sanctuaire interdit aux femmes. Brutalement séparé de Mina, Sacha s'y retrouve avec sa fille qui découvre avec émerveillement ce paradis grec dans une nature grandiose. Ce roman est une invitation à la transmission d'un père à sa fille et une ode à l'amour, à la nature et à la beauté. (La suite, demain)

mercredi 26 octobre 2022

"Le monde d'hier, souvenirs d'un Européen", Stefan Zweig, 2

Dans sa jeunesse, Stefan Zweig commence ses périples européens à Berlin tout en rêvant de Paris, une fois son doctorat de philosophie terminé. Son rêve se réalise enfin dans cette ville lumière, le centre culturel du monde selon lui, une ville libre, ardente et décomplexée. Il hume cet air de liberté avec bonheur et partage cet enthousiasme avec Rilke qui lui présente Rodin. Cette rencontre avec un sculpteur de génie illumine son séjour parisien. Voyageur éclairé, il rejoint Londres où il se sentira seul et ne réussit pas à établir des contacts avec le milieu littéraire. Stefan Zweig manifeste sa passion de la littérature en collectionnant des autographes et des manuscrits de grands artistes comme Goethe. Le succès de ses nouvelles se confirme en rencontrant l'adhésion du public. Mais sa curiosité insatiable pour l'ailleurs l'emmène en Inde, en Amérique, en Europe. La politique de son pays le passionne et il évoque la figure de Walther Ratheneau, un homme politique allemand qui sera assassiné plus tard. Ses mémoires qu'il a écrites en 45 jours brassent beaucoup de thèmes, de personnages réels, d'évènements historiques et sociaux. Il établit un bilan positif des progrès matériels, dues aux découvertes innovantes. Pourtant, il note aussi l'insouciance des peuples quand l'immonde peste du nazisme prend forme. L'optimisme généralisé occultait le danger d'un antisémitisme meurtrier. Il relate plusieurs faits marquants dans cette atmosphère délétère et troublante. Quand la guerre de 14 avait éclaté, cet écrivain de la paix avec son ami Romain Rolland avait compris qu'un monde, son monde, s'effondrait. Stefan Zweig croit malgré tout à la raison, à la paix au-dessus des peuples. Il tente avec son ami Romain Rolland d'organiser une grand conférence réunissant les plus grands penseurs de l'époque, pour promouvoir la réconciliation. Mais cette tentative est un échec. Après la guerre de 14, l'écrivain s'installe à Salzbourg et se consacre à la littérature. Il poursuit son analyse de la société viennoise en évoquant les ravages de l'inflation. Malgré les soubresauts de la société, la vie intellectuelle bat son plein avec de nouveaux talents littéraires, des peintres de la Sécession, du cubisme au surréalisme. Il part en Italie, en Allemagne, en Russie et ces voyages déterminent son amour d'une paix idéale européenne, une utopie qui sera plus tard réalisée. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Ce qui n'empêche pas sa lucidité pessimiste de s'exercer. Le nazisme finit par triompher en Allemagne et l'Autriche est annexée. Les derniers chapitres crépusculaires de l'ouvrage évoquent les horreurs que traversent les Juifs. Il part en Angleterre mais ce pays le déclare "ennemi étranger". Il termine son récit en se sentant poursuivi par la guerre et écrit cette très belle phrase consolatrice : "Mais toute ombre est en fin de compte aussi fille de la lumière, et seul celui qui a connu clarté et obscurité, guerre et paix, ascension et déclin, seulement celui-là a véritablement vécu". Ce chef d'œuvre de Stefan Zweig que j'ai relu lors de mon séjour à Vienne m'a littéralement plongée dans les "plis du temps" de cette ville si fascinante. Stefan Zweig, ce grand écrivain européen d'une modernité éternelle, nous fait comprendre ce XXe siècle si capital dans l'Histoire humaine. Un classique à préserver et à découvrir sans cesse.        

mardi 25 octobre 2022

"Le monde d'hier, souvenirs d'un Européen", Stefan Zweig, 1

 Dans chacune de mes escapades, j'emporte dans ma valise un livre accompagnateur. Pour Vienne, j'ai choisi "Le monde d'hier" de Stefan Zweig. J'avais aussi lu un beau livre sur lui qui retrace sa vie dans cette capitale si riche culturellement. Mon séjour s'est trouvé ainsi rythmé par les phrases de cet ample autobiographie intellectuelle et historique. L'écrivain autrichien entame la rédaction de ce texte en 1934 quand, face à la montée du nazisme, il s'enfuit en Angleterre. Plus tard, il s'exile au Brésil et poursuit sa démarche autobiographique sans documentation, ni papiers personnels. Il poste le manuscrit à son éditeur un jour avant son suicide. Sa jeune épouse l'accompagne dans sa mort. Considéré comme son testament littéraire, "Le monde d'hier" révèle un monde d'avant 1914, assez insouciant, stable, paisible, traditionnel à l'apogée de sa civilisation. Témoin direct d'une Vienne en effervescence intellectuelle, il fréquente Freud, Verhaeren, Rilke et Valéry. Romain Rolland devient son ami de référence. Il décrit aussi l'effondrement des monarchies entre les deux guerres. A cette époque, le progrès technique change la société avec la voiture, le téléphone, l'électricité. Parfois, il revient sur sa propre famille car son père, originaire de Moravie, établit sa fortune dans une usine de textile. Sa mère, d'origine italienne, appartient à la bonne bourgeoisie juive cosmopolite. L'éducation exemplaire de l'écrivain en littérature, en musique et en langues étrangères prépare le jeune Stefan à une carrière littéraire, encouragée par ses parents. La vie culturelle de Vienne n'avait aucun secret pour lui et il fréquentait assidument les théâtres, les salles d'opéra, les bibliothèques et les cafés. Cette appétence incessante pour la culture se lit à chaque page et cet idéal quasi platonicien, il le vivra avec une intensité communicative. Son Europe resplendit et brille de tous ces feux avant l'Apocalypse nazi. Il parle plusieurs langues, maîtrise le grec et le latin, se sent citoyen du monde et il aime par-dessus tout la littérature. Son dernier livre offre une mosaïque extraordinaire d'histoires intimes et d'événements historiques. Il évoque l'éducation trop corsetée des lycées et la méfiance des adultes envers la jeunesse. Ami de Freud, l'auteur parle avec franchise de la sexualité, un sujet tabou dans la société autrichienne. Il sait déjà que les frustrations entraînent de graves dysfonctionnements dans les comportements humains. La modernité de Zweig se développe amplement dans ses œuvres qui, à la naissance du nazisme dès les années 30 ont été brûlées dans des autodafés en Allemagne ainsi que celles de Freud. Jeune étudiant, il poursuit des études de philosophie mais sa grande "affaire", c'est l'écriture et la publication de ses poèmes dans une revue littéraire. (La suite, demain)

lundi 24 octobre 2022

Escapade à Vienne, 6

 J'ai passé l'après-midi avant mon départ dans le MuseumsQuartier (MQ), un grand complexe culturel, installé dans les anciennes écuries impériales. Réalisé en 1998, ce quartier réunit tous les aspects de l'art : la peinture moderne, le cinéma, le théâtre, l'architecture, la danse, les nouveaux médias. Des boutiques, cafés et restaurants attirent toujours un grand nombre de touristes et de Viennois. J'ai donc commencé par le Mumok, le Musée d'Art moderne, Fondation Ludwig. Spécialisé dans l'art du XXe et du XXIe siècle, cet édifice se repère facilement grâce à sa forme cubique et ses façades en roche volcanique. Ses priorités s'affichent dès l'entrée : du contemporain à tout va au risque de surprendre fortement les amateurs d'art plus traditionnels. J'admire surtout l'art antique, la Renaissance italienne et l'art moderne, et devant moi, je vois des œuvres d'art qui interrogent ma curiosité. Est-ce beau, ce tableau constitué d'objets culinaires ? Cette statue féminine habillée de serpents ? Un fauteuil à bascule rempli d'escargots en argile ? Oui, l'art contemporain bouscule, étonne, dérange. Andy Warhol, Daniel Spoerri, Paul Klee, Mondrian, et tant d'autres posent des questions philosophiques. Pour apprécier ces mouvements artistiques, il faut des clés de compréhension, s'informer, se documenter. L'idée est plus importante que la forme. Et on peut aussi tout simplement regarder et essayer d'appréhender la démarche artistique. J'avoue que j'ai beaucoup de mal à m'extasier devant ces "objets" où je ne vois plus la "beauté" des formes et le message qu'ils détiennent me semble parfois assez hermétique. J'ai préféré de loin le Musée Leopold avec sa grande collection des peintures d'Egon Schiele. Ce peintre expressionniste (1890-1918) appartient à la mouvance Sécession avec son ami, Gustav Klimt. Il a exprimé dans ses toiles une angoisse existentielle, un sentiment de solitude, et surtout la souffrance d'être. Les corps nus apparaissent torturés, morbides. Les critiques évoquent "l'intensité graphique" de ses "figures décharnées, désarticulées, comme flottant dans le vide". Ce peintre doué et sensible est mort très jeune de la grippe espagnole ainsi que sa jeune épouse enceinte. Une vie tragique pour Egon Schiele, sauvé malgré tout par sa puissance créatrice. Une exposition sur Vienne en 1900 complétait à merveille ma visite. Dans ce quartier muséal, on trouve aussi le Kunsthalle, un lieu d'expositions contemporaines, le ZOOM, un musée pour les enfants et un centre consacré à la danse. Cet espace culturel demeure un atout majeur dans le classement de Vienne comme une des villes les plus agréables du monde. 

vendredi 21 octobre 2022

Escapade à Vienne, 5

 J'ai consacré ma dernière matinée à Sigmund Freud. Je me suis dirigée vers une adresse très célèbre : 19, Berggasse, Vienne. Fermé depuis 18 mois, le musée a fait peau neuve et a rouvert ses portes en 2020. Comme je l'avais visité en 2016, j'ai constaté parfois avec une nostalgie certaine le nouvel habillage de ce lieu mythique. Alors que j'étais entrée dans l'ancien appartement du psychanalyste, j'avais vu les conditions matérielles de sa vie quotidienne avec le salon grenat, les tapisseries d'origine, les meubles anciens, de nombreux objets familiers. Son bureau donnant sur la cour intérieure contenait sa vitrine d'objets antiques si chers à son cœur, son fauteuil et sa table de travail, son stylographe, sa bibliothèque. Il a vécu dans ce lieu de 1891 à 1938 et c'est devant son bureau qu'il a écrit ses plus grands œuvres comme "L'interprétation des rêves", "Cinq leçons sur la psychanalyse", "Le Moi et le ça". Visiter ce lieu ressemble à un exercice d'admiration. J'imaginais ce grand savant, philosophe et médecin dans cet espace modeste et confiné. La vue de sa fenêtre, la présence habitée des objets quotidiens, la couleur de ses meubles montraient un Freud intime et touchant. Le musée présente une scénographie différente, en proposant des vitrines où l'on retrouve son stylographe, son portefeuille, sa casquette, des lettres manuscrites, ses ouvrages édités. La présence de Freud se devinait quand même malgré la rénovation de l'appartement où il ne restait plus aucune trace d'antan. Freud quitta son appartement en 1938 pour fuir le nazisme et il s'est réfugié à Londres avec sa famille grâce à l'aide de Marie Bonaparte. Amoindri par un cancer avancé, il met fin à ses jours en s'injectant une dose létale de morphine. Il meurt comme un stoïcien romain. Le musée s'est doté de panneaux pédagogiques sur la psychanalyse et des photos montraient l'intérieur de la maison. Une vidéo dans une petite salle racontait son séjour à Londres. J'ai eu la chance de voir une exposition précieuse dans un espace nouveau sur le surréalisme avec des toiles de Chirico, Dali, Magritte, Ernst, etc. Même si je préférais le musée d'avant la rénovation, j'ai accompli un pèlerinage littéraire car Freud est surtout un grand écrivain de l'âme humaine J'ai relu récemment son "Malaise dans la civilisation", d'une lucidité impitoyable sur les noirceurs de l'humanité... Un ouvrage d'une actualité criante quand on vit encore et toujours la guerre en Ukraine, la criminalité ravageuse, les désordres perpétuels de la société. Freud reprend la citation de Hobbes en 1651 : "l'homme est un loup pour l'homme". En parcourant ce musée passionnant, j'avais envie de me replonger dans ses livres.