lundi 8 juillet 2024

"Etre sans destin", Imre Kertesz, 1

 Publié en 1997 chez Actes Sud, le récit d'Imre Kertesz, "Etre sans destin" (Sorstalansag, absence de destin en hongrois), a demandé vingt ans d'écriture à cause des difficultés matérielles que l'écrivain hongrois a rencontré dans son opposition au régime communiste. Il racontera la conception de cet ouvrage dans son "Journal de galère", publié en 1992. Ce récit autobiographique constitue un témoignage indispensable et essentiel pour la mémoire de la Shoah. Imre Kertesz a obtenu le prix Nobel de Littérature en 1992. Un témoignage littéraire inoubliable. Une prose au scalpel, aucun pathos et une ironie ambiante. L'écrivain hongrois s'inspire de Kafka, son maître absolu, dans la mise à distance de son personnage aux événements subis dans une absurdité irréelle. Le narrateur, âgé de quinze ans, décrit son monde quotidien dans une quasi indifférence. Quand il apprend que son père est envoyé dans un camp de travail, il n'éprouve pas de compassion. Tout le laisse froid et insensible comme le personnage d'Albert Camus dans "L'étranger". Ce sentiment d'étrangeté lui permet tout simplement de survivre face à l'horreur de la situation des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Aucun dialogue direct dans le texte, ni des confidences intimes. Le narrateur est là, devant nous et il relate les faits sans les commenter et sans les interroger. Il est arrêté alors qu'il se rendait à la campagne avec d'autres jeunes hommes. La police n'arrête pas de les rassurer et de les motiver car ils vont se rendre utiles dans les camps de travail mais ces lieux maudits se nomment Buchenwald et Auschwittz-Birkenau. Tout au long de son expérience concentrationnaire, il vit dans un déni du réel. Il évoque des "détenus" en pensant que ce sont des prisonniers criminels et il apprécie encore un coucher de soleil. En fait, il ne comprend pas ce qu'il lui arrive. L'ironie de l'écrivain dans ce tableau tragique se manifeste dans plusieurs scènes dont celle-ci quand il parle d'une matraque : "Il tenait dans sa main un outil cylindrique, un peu ridicule au fond qu'il rappelait un rouleau à pâtisserie". Il aperçoit aussi un terrain de foot et il s'imagine jouer le soir avec des camarades. Malade, il est envoyé à l'infirmerie et il retrouve ses forces pour affronter la vie du camp. Sa description du quotidien relève d'un absurde kafkaïen. Il voit les soldats allemands comme "pimpants et bien soignés dans ce tohu-bohu, eux seuls étaient solides et respiraient la sérénité". Ce décalage permanent dans la perception du narrateur masque la terrible vérité des camps. Les remarques sur le sort des Hongrois juifs qu'il intègre dès le début du récit montrent un antisémitisme effroyable à Budapest. (La suite, demain)