Le roman de Julien Gracq possède une magie poétique et l'écrivain qualifiera ce texte de "rêve éveillé". Un roman-révêrie par tous ces éléments : brouillage temporel, pays imaginaires, personnages romantiques, paysages mystérieux, présence tragique de l'Histoire. Aldo, le narrateur, devient le "catalyseur de changement" et cette attitude va provoquer une guerre ouverte entre le Farhestan et Orsenna, qui sera manifestement vaincue. Des spécialistes de la géopolitique affirment que l'ennemi serait l'Empire Ottoman et Orsenna, une cité-état d'Europe, comme Venise. Julien Gracq mentionne dans la Pléiade qu'il avait été impressionné par le thème de la décadence de l'Empire romain (ouvrage de Splenger sur le "déclin de l'Occident") et des civilisations qui disparaissent, mortes d'épuisement : "Toutes les civilisations sont mortelles", écrivait Paul Valéry. Aldo va franchir, avec son bateau "Le Redoutable", la ligne fatidique de la frontière entre les deux contrées, un geste interdit, transgressif et cet acte de pré-guerre l'entraînera dans l'abîme, une auto-destruction qu'il a inconsciemment désirée. L'écrivain a vécu la Guerre de 39 qu'il a raconté dans "Un balcon en forêt" et dans le "Rivage", il décrit " le premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçu". La menace de la guerre joue un rôle majeur dans ce roman comme dans celui de Dino Buzzati, "Le Désert des Tartares". L'attente, thème philosophique par excellence, n'empêche pas Aldo de ressentir sa présence sensuelle au monde. Il sait "voir, regarder, entendre, sentir, toucher, respirer". Il parcourt les environs de la forteresse sur son cheval, avec une ivresse existentielle. Il éprouvait "une plénitude calme, une bienvenue de jeunesse pure". Sa jeunesse aspire au mouvement jusqu'à la perte de soi. Il entreprend sa balade dangereuse vers le rivage des Syrtes après avoir observé l'horizon depuis sa tour. Ce passage à l'acte déclenchera donc la guerre si redoutée depuis des siècles. J'ai lu ce roman avec beaucoup plus d'intensité qu'à mes vingt ans. Beaucoup de symboles, d'allégories m'avaient échappé et le relire après tant d'années m'a procuré des "heures heureuses", comme l'écrit Pascal Quignard. Ce roman intemporel m'a semblé très actuel avec le thème de la guerre, moteur de toutes les peurs anciennes et nouvelles. Et surtout, une écriture somptueuse, tellement rare aujourd'hui. Un des plus grands romans du XXe siècle !